[note de lecture] Aurélie Foglia, "Gens de peine", par Mazrim Ohrti

Par Florence Trocmé

 
Rares sont les poètes dont l’approche sert (la cause de) leur sensibilité sociale. Plusieurs raisons à cela : 1° : ils n’en ont pas ; 2° : ils en ont mais ont peur du ridicule ; 3° : ils sont trop pudiques à l’égard de la misère (ah mais !) ; 4° : ils trouvent qu’il n’y a pas matière à évoquer la misère actuelle, qu’elle ne se justifie pas ; pour les raisons que : soit a) elle n’est plus qu’une valeur conceptuelle ; b) ou pire encore : une valeur marchande.   
 
Avec « Gens de peine », Aurélie Foglia évoque au-delà de la misère sociale, les conditions de la misère intellectuelle, morale et affective touchant de nos jours une population de plus en plus grande (inutile de se mentir). Il ne saurait y avoir de regard innocent en amont d’un tel projet d’écriture, révélant ce qu’on peut assimiler ici, à une forme de poésie sociologique. Et s’il fallait comprendre « peine » aussi bien par souffrance que punition, comme avers et revers d’une même médaille que l’on viserait à l’envi sous le sceau de la plus grande expérience existentialiste jamais vécue, à échelle mondiale ? Si « tas de Gens conformes ne manquent aucune cage », si « nous prisons / nous prisons la vie », résument-ils leur existence de façon aussi cynique, est-ce pour dire qu’ils ont a la peine qu’ils méritent ?   
 
« Gens » se répète sans cesse tout au long du recueil, jamais départi de son G majuscule, comme pour exposer sa dignité, ses vestiges d’humanité résistant à sa propre condition extrême, sa propre déchéance inéluctable ; mais « Gens » sans déterminant et soumis à une syntaxe qui confère une géométrie variable à sa place d’actant, passant sans prévenir du singulier au pluriel et inversement ; ainsi qu’au temps également, à même de changer brutalement dans une même proposition, semant l’anarchie dans la grammaire usuelle. Comment ne pas se sentir impliqué d’autant plus (nous lecteurs, lectrices) dans cette communauté sans limites qui n’est finalement que la totalité du monde : « Gens à plein temps (…) aviez fondu dans le paysage resterons partout / des étranglers (…) Gens va à l’abreuvoir (…) » où sans cesse est pointée la condition humaine qui isole tout un chacun. Si « Gens » est le plus souvent à la troisième personne du pluriel, style narratif oblige, il est aussi bien je, tu, il, nous, vous, ils, en filigrane ; voire, de temps à autre, au discours direct : ouvrez les guillemets. « Gens » est trop impersonnel (car solitaire) pour ne pas « (aller) à la masse (…) » (bis) de son plein gré ; mais innombrable et donc universel ; reconnaissable à ses actions et ses préoccupations quotidiennes, qui plus est à l’aune des valeurs et références du monde en cours, standardisé, ultra-communicationnel et pan-marchand (à peine suggéré) ; notamment via les acteurs (ici de notre nation) issus de leur (notre) élection, au sens large : « Olivier Sibille journaliste leur raconte un monde (…) chiens chantent en canin ancien sous le règne de Renaud Muselier ». On pourrait presque dire que « Gens » ont payé le bâton avec lequel ils se font taper dessus, hors tous jugements de valeur. 
 
Dès le début, le regard assumé de l’auteure fait jouer une expression individuelle brut(al)e qui dynamite la langue produite. Et c’est en ce sens que celle-ci prend position ; en guise d’affrontement du discours dominant qu’on sait, à bout de ses poncifs et son intoxication. Le poème circonscrit le simple espace critique et le débat qui ouvre sur le débat qui ouvre sur le débat qui ouvre sur… rien. Poème dont la mise en coupe est variable, puisant à tous les rythmes, comme soumis à une respiration syncopée ; on pourrait presque dire : qu’un sens du désespoir et de la désillusion provoquent chez l’auteure. Poème au bout du compte révélant sa vision intime, intériorisée par des jeux de mots, calembours, contractions, produisant néologismes et barbarismes. De la belle ouvrage !  Quand le politique perd sa voix, c’est le poétique qui s’y colle, c’est bien connu. Ces « Gens de rien / perdus entre tous / les sons qui les émurent » sont d’abord « les Chevrotants les Désolés aux troncs tordus les Abonnés aux branches basses qui brament aux bords des fossés… les Bafoués les Enterrés du pied… les Passés sous silence… ». Autant d’adjectifs pour mieux prévenir tout risque de pathos à leur endroit ; ou comment décrire ces « Gens » désincarnés. Tout comme l’homme aux semelles de vent, dans ce poème célèbre intitulé « les assis », substantivait les bibliothécaires qui le snobaient, dédaignaient ses requêtes, pour payer par retour de mépris toute la bourgeoisie de son temps. Autre temps, autres mœurs, autre regard.  
 
Des accents de romantisme percent (Aurélie Foglia y semble à l’aise, bah oui !). « Le grand temps beau » est une inépuisable nostalgie. « Ils crient misère / ramassis / crient-ils non / maquillés de sang sec / sous les étoiles kitchs / clowns tristes / portent leurs cœurs en toc… » De temps à autre la narration tourne (à dessein) à la litanie de cette non-vie uniformisée par ces « Gens / critiques crédules crachoteurs de / musiques acoustiques / conservateurs de systèmes en / sachets charognards d’arts / avorteurs d’amour (…) » qui, entre deux réflexes conditionnés, s’autorisent quelque question existentielle : « quel créateur flambeur joue avec l’interrupteur pourquoi ».  
 
Les « Gens » ne sont que les gens au fond. Tous les gens. Jusqu’aux personnages de fiction issus de la littérature ainsi que leurs auteurs. Trois sections sur quatre du livre évoquent le nom, le patronyme, dont les gens plus que jamais sont en quête, de par ce droit au quart d’heure de gloire pour tous. Les « Gens » deviennent des « Jean » médians affublés d’un numéro faute de mieux. Ceux-là mêmes qui, tour à tour, pénètrent leur animalité lorsqu’ils « se mouches / se ratent / reculent / se ruent / se rongent / muent / plongent (…) » et en sortent dès qu’ils « aspirent à n’être / que noms (…) majesticulent à se démettre (tant / ce sont des on) (…) » Car le nom, cette distinction en tant que présence au monde solennelle, univoque et défiant la postérité, est devenu l’obsession de beaucoup, ici-bas, pour sauver leur peau dans cette Humanité exponentielle où, de fait, il est de plus en plus facile de se perdre. Les « Tailleurs de noms » ont ainsi trouvé cette formule pour se tailler un destin (les footeux, les politiques comme les écrivains) ; comme si cette première tâche était caution de la seconde : « Gens se tuent / à exister pour entrer / dans l’Intimité Internationale (…) combien de noms / nocturnes combien de comédiens inconnus com- / bien de héros mal digérés par le nombre combien / d’uniques rendus au genre humain (…) oh que mon on / me plombe (…) ». Avènement de l’ère de la peopolisation générale, par le bas. Mais si « Gens courants sont toute chose / Gens connus pour obéir augmentent l’obscurité en se multipliant (…) » par effet pervers de cette tendance dont la quête absolue d’un nom parmi tant d’autres se mène au détriment de la singularité de l’individu qui n’a rien trouvé d’autre pour se laisser guider vers sa propre mesure et se révéler au monde (mais d’abord à soi-même). Parce qu’il y a peu encore, l’intégration individuelle pouvait s’effectuer par d’autres voies ; à travers des valeurs en écho à un certain sens de la vie. C’est ainsi qu’en ces temps de prêt-à-penser, de globalisation des mœurs et des idées réduisant le monde (et le moi à ce monde-là), dans cette idéologie de l’inconscience, du non-savoir et de la fuite (où « Gens ne parle pas / en leur propre nom (…) ») (paradoxalement), l’on fait l’impasse, par exemple, sur les « Gens fameux (…) oubliés sans appel » ; fameux selon une exigence d’élection trop rare désormais ; susceptibles d’offrir encore à voir, à connaître, à comprendre, à gagner esprit critique et autonomie de pensée mais aussi à s’élever, à voyager, à rêver… là où l’expérience intérieure, elle-même, semble devenue un produit.   
  
[Mazrim Ohrti] 
 
Aurélie Foglia, Gens de peine, Nous, 2014