La trajectoire chinoise au miroir de l’expérience soviétique

Publié le 14 octobre 2014 par Les Lettres Françaises

La trajectoire chinoise au miroir de l’expérience soviétique

ou

l’avantage de jouer en second

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La République populaire de Chine est vieille de plus de soixante ans et il y a tout lieu de penser qu’elle durera plus longtemps que feue l’URSS. C’est aujourd’hui un constat évident qu’on pouvait difficilement envisager à la fin des années 70. Sans aller jusqu’à parler de « miracle chinois », il y a tout lieu de s’interroger sur le sort bien différent des deux plus importantes expériences de construction du socialisme. Dans le premier texte ouvrant le recueil (Deux révolutions. La Chine au miroir de la Russie), Perry Anderson s’interroge longuement sur cette divergence d’itinéraire.

Car il y a quelques décennies, c’était la Chine maoïste – puis post-maoïste – qui paraissait à la peine face à l’URSS. Alors que le rayonnement international de cette dernière était encore réel, à la mort de Mao la Chine faisait piètre figure. Citons comme points noirs, une industrie toujours balbutiante et une agriculture aux techniques arriérées, une main d’œuvre globalement peu formée, une croissance démographique mal contrôlée et une politique étrangère pour le moins contestable, dont le moment le plus détestable fut sans doute le soutien au régime des khmers rouges et l’agression du Vietnam en 1979.

Spécificités de la voie chinoise

Deux révolutions, P.Anderson & W.Chaohua

Vingt ans plus tard, les positions semblent être inversées : alors que l’URSS a disparu en quelques années dans un contexte de désastre économique et social, la Chine affiche des taux de croissance inégalés et un dynamisme manifeste. Le contraste semble fort entre la politique ambitieuse et déterminée des dirigeants chinois et les reniements successifs de leurs homologues soviétiques puis russes. Perry Anderson rappelle qu’en fait la divergence par rapport au modèle soviétique fut d’emblée inscrite dans les gènes de l’expérience du communisme chinois. A la différence du parti bolchevik, le parti chinois avait construit sa base sociale après la grande répression subie en 1927, dans les campagnes et loin des centres ouvriers et urbains, mais aussi après la prise du pouvoir, notamment à la suite la rupture avec le PCUS et Khrouchtchev, lorsque la direction maoïste était devenue de plus en plus critique envers la voie soviétique.

La spécificité chinoise donna parfois lieu au pire, à l’exemple du catastrophique « Grand bond en avant », et de son volontarisme économique et social très éloigné de ce que prônait les conseillers soviétiques à l’époque. Mais elle donna parfois lieu au meilleur : Perry Anderson relève qu’en Chine 100 fois moins de prix étaient fixés par l’État par rapport aux pratiques soviétiques. Cela laissait de facto plus d’autonomie locale et plus de place à l’initiative venant d’en bas.

Cette particularité a permis la bonne réception des réformes audacieuses impulsées, à la fin des années 70 et au début des années 80, par la direction chinoise succédant à Mao. Cette dernière, constituée encore de vétérans de la révolution, eut la lucidité de constater les périls d’une stagnation imposée par la nomenklatura brejnévienne, et ce d’autant plus facilement que la critique du modèle soviétique avait déjà été faite en Chine. Les réformes portèrent d’autant mieux leurs fruits qu’elles s’inscrivirent dans le contexte d’une plus grande autonomie du social.

Ainsi, la marge de manœuvre laissée aux paysans à partir du démantèlement des communes populaires fut saisie par ces derniers qui, une fois livrés les quotas exigés par l’État, purent profiter de la vente de leurs excédents. De la sorte la productivité agricole monta en flèche et le revenu paysan bondit de 44 % entre 1978 et 1984. L’industrie fut elle-même dynamisée par l’assouplissement des consignes données au entreprises d’État, permettant à ces dernières de vendre leur surplus de production, une fois satisfaites les demandes d’un plan maintenu et non démantelé comme cela fut le cas sous la Perestroïka. Mais plus encore que ces innovations, ce sont les entreprises de bourgs et de villages (ETB) qui suscitent l’intérêt de Perry Anderson : ces entreprises mixtes, combinant des aspects de propriété privée, de propriété étatique et de propriété collective, essaimèrent dans les campagnes, soutenues par une faible imposition. Leur succès rapide indique qu’une croissance vive pouvait se faire sans nécessairement faire appel aux capitaux et aux entreprises étrangers dans les ZES (Zone économique spéciale) du littoral. Même si l’auteur n’approfondit pas le parallèle, on peut établir une comparaison avec la politique soviétique de la NEP (1921-1929), dont la politique chinoise a semblé un temps poursuivre l’inspiration.

Revers de la médaille

Perry Anderson n’est pas dupe du fait que la dynamique enclenchée va à ce jour bien au-delà de ce constat. La perte de spécificité des ETB et leur étranglement économique, les migrations des mingongs (paysans migrants) vers les centres urbains où ils sont férocement exploités, l’abandon de larges pans du système éducatif et médical au secteur privé qui contraint tant de paysans à épargner massivement… tout cela montre qu’on est allé bien au-delà de l’inspiration initiale. Le politologue britannique discerne un tournant vers 1992, quand Deng Xiaoping annonce dans un discours que « le principal danger en Chine venait non pas de la droite mais de l’opposition de la gauche à la libéralisation de l’économie (p. 76) ». La réponse donnée aux revendications multiples et souvent contradictoires du mouvement de Tian’anmen (1989) fut, toujours selon Deng, la nécessité d’abandonner les débats sur le « C » majuscule et le « S », sur le capitalisme et le socialisme. La croissance économique mettrait tout le monde d’accord.

Les réflexions pertinentes de l’intellectuelle dissidente de gauche et ancienne militante de la place Tian’anmen, Wang Chaohua, nuancent et parfois contredisent le propos de Perry Anderson. Ayant dû quitter la Chine, elle est évidemment plus critique que le Britannique : alors que ce dernier se fonde parfois trop rapidement sur tel ou tel indicateur économique positif pour arriver à un jugement globalement positif, elle scrute la réalité chinoise effective. Elle rappelle que l’emploi à vie des ouvriers du secteur d’État fut supprimé par des licenciements sévères et par des embauches avec des contrats précaires. Elle signale aussi que de nombreuses entreprises d’État n’ont d’« État » que le nom et servent de paravents à des enrichissements personnels.

Mais surtout, elle fait dater le tournant clairement capitaliste du gouvernement chinois à 1987, soit avant même le mouvement de Tian’anmen, ce qui donne un contenu plus nettement antilibéral et social à ce dernier. Même si ces éclairages contredisent sur certains points les thèses de Perry Anderson, on gagera qu’elle acceptera cependant le constat de ce dernier : « la RPC ne cherche pas à être, et n’est pas considérée comme un modèle de société alternatif pour le monde, contrairement à ce qu’avait été l’URSS » (p. 110). C’est là une forme d’hommage, peut-être involontaire, à ce que fut l’expérience soviétique au-delà de ses errances et de ses échecs.

Baptiste Eychart

Perry Anderson, Wang Chaohua, Deux révolutions. La Chine au miroir de la Russie, Agone, 192 pages, 15 €.