d'après Maupassant : les bécasses

Publié le 17 octobre 2014 par Dubruel

LES BÉCASSES

Ma chère amie, je ne rentre pas à Paris.

Cela va vous étonner

Et sans doute vous révolter.

Un chasseur rentre-t-il à Paris

Quand passent

Les bécasses ?

Je lis en attendant les premiers froids

Mais je veux vous parler des bécasses.

Donc, mes deux amis,

Les frères d’Argentan et moi,

Nous restons ici, en Normandie

Pour la saison de la chasse.

Dès qu’il gèlera,

Nous partirons pour la ferme des Cendrat,

Car il y a là un bois

Où parfois

Viennent loger les bécasses

Qui passent.

Vous connaissez les d’Argentan,

Ces deux géants,

Ces deux Normands des premiers temps,

Ces mâles de la race des conquérants

Qui ont laissé des enfants

Dans tous les lits de la terre.

Ils ont tout des Normands :

L’esprit, les cheveux blonds,

La voix, l’accent

Et les yeux couleur de mer.

Ensemble, nous parlons patois, nous vivons,

Pensons, agissons en Normands,

Voulons devenir plus Normands

Que nos paysans.

Nous attendons les bécasses depuis huit jours.

-« Il va geler me dit l’ainé, Simon

Car le vent passe à l’est. Dans deux jours,

Elles arriveront. »

Le cadet, Gaspard, lui, attend que la gelée

Soit venue pour se prononcer.

Aux aurores, jeudi dernier,

Il entrait dans ma chambre et s’écriait :

-« Ça y est, le sol est tout blanc ;

Nous partons. Vous auriez ri en nous voyant.

Nous nous déplacions dans une voiture en bois

Que mon père avait fait construire autrefois.

Il y a de tout là-dedans : une caisse

Pour les provisions, une caisse

Pour les armes, une caisse

Pour les effets, et pour les chiens, une caisse

À claire-voie.

Les deux d’Argentan et moi,

Nous sommes accoutrés en Lapons.

Nous sommes vêtus de peau de mouton ;

Nous portons

De gros bas de laine

Par-dessus nos pantalons

Et des guêtres par-dessus nos bas de laine ;

Nous avons des bonnets noirs en fourrure

Et des gants blancs…en fourrure.

Et nous roulons.

Secoués abominablement

Sur ce tremblement de terre ambulant.

Vers sept heures, nous arrivons.

Nous attendait le garde, Jules Delaître

Qui, soit dit en passant, me préfère à ses maîtres.

Nous gagnons le bois.

Simon tient les chiens qui aboient.

La bécasse, on tombe dessus

Et on la tue.

Gaspard hurle : -« Bécasse,…elle y est. »

Moi,

Je suis plus sournois.

Quand j’ai tué

Une bécasse, je crie : -« Lapin ! Il y est !»

Gaspard a répété : -« Non. Bécasse, elle y est. »

Nous guettons d’autres bécasses.

Tandis qu’elles passent

Par ici,

Vous, vous vous rendez

Chez votre couturier

À Paris !