Guy Debord symbolisait la jeunesse et la notion de révolte

Par Alaindependant

Dans les années 1970, bien que le marxisme était encore omniprésent dans les discussions politiques, cette idéologie commençait lentement à sentir la poussière. Les autres intellectuels de cette époque comme Jean-Paul Sartre, Gilles Deleuze ou Michel Foucault ne s’adressaient qu’à un public d’universitaires qui constituait une forme d’élite. Ils étaient certes intéressants et brillants, mais ils n’étaient pas passionnants, alors que Debord symbolisait la jeunesse et la notion de révolte : il avait en lui quelque chose de profondément rock n’ roll. La société du spectacle est certes un livre compliqué à décrypter, mais l’idée principale jaillit comme une évidence et reflète la vérité : nous vivons dans une société du spectacle et il n’y a pas de quoi se réjouir...

Redonner vie à Guy Debord ? La révolte contre la société du spectacle ne serait-elle plus nécessaire ?

Michel Peyret

[Interview] – Andrew Hussey, l’héritier punk de la société du spectacle

  • Raffael Enault

  • Le 17/10/2014

Originaire de Liverpool, ex-punk, Andrew Hussey est professeur d’histoire culturelle. Depuis plus de dix ans, il vit en France et étudie ce qui est désormais sa spécialité : l’avant-garde française. Son dernier livre intitulé Guy Debord : L’héritage punk de la société du spectacle est une biographie extrêmement précise et réussie du théoricien situationniste. 

Invoquer Guy Debord lors d’une discussion revient désormais à ne prendre aucun risque vis-à-vis de son interlocuteur ; personne n’oserait contester la légitimité de l’auteur de La Société du spectacle. Passé du statut de théoricien du chaos et de la révolution à celui d’intellectuel unanimement reconnu, voilà le triste sort de Debord ; lui qui se rêvait révolutionnaire se retrouve – presque – rangé au rayon des classiques en sciences humaines, comme tous les autres universitaires « bourgeois » de son temps. Pourtant, l’histoire avait bien commencé : ses propositions d’obédience situationniste ont fait l’effet d’une bombe dans le Saint-Germain-des-Près d’après-guerre. Puis, le temps éroda le caractère sulfureux de son mouvement qui s’essouffla peu après le mois de mai 1968. Guy Debord s’en alla donc en préretraite pour observer, depuis ses différents postes d’observation stratégiques (Paris, Florence, l’Auvergne), les effets des idées semées dans les jeunes esprits de cette époque. Mais déjà, le révolutionnaire n’était plus. Les dernières années de Debord marque la fin d’une époque et le début d’une autre ; place à la société du spectacle permanent. Pourtant, il mérite son panégyrique. Qui sait, peut-être qu’un jour l’humanité sera en froid avec le « show »…

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Quand et comment avez-vous découvert Guy Debord et son œuvre ?

J’ai découvert  La Société du spectacle en 1989, quand le mur de Berlin a été abattu, mais j’étais déjà familier avec les idées situationnistes depuis longtemps ; Guy Debord est une référence présente dans quasiment tous les textes fondateurs du mouvement punk rock au Royaume-Uni. À la fin des années 1980, j’habitais à Londres et j’étais journaliste : je vivais donc dans un monde « spectaculaire ». Et j’étais fâché et déçu, comme tous les gens originaires de Liverpool qui, à cette époque, détestaient Margaret Thatcher. La seule chose qui manquait à mon existence, c’était l’esprit de révolte omniprésent dans le texte de Debord. Et quand j’ai lu pour la première fois ce livre, j’y ai trouvé tous les diagnostics du monde dans lequel je vivais.

Peut-on comparer l’influence des auteurs de la Beat génération sur le rock à celle qu’a eu Guy Debord sur le punk ?

Cette comparaison est pertinente. Sauf que Guy Debord est français, pas américain, ce qui signifie qu’il appartient à une tradition beaucoup plus ancienne d’auteurs contestataires, tels que les poètes maudits. Malcom McLaren (le fondateur des Sex Pistols) a, par exemple, été très influencé par les textes et les slogans situationnistes scandés lors de la révolte de mai 68. Le mouvement punk britannique n’était donc pas qu’un simple mouvement pour la liberté ; c’était aussi quelque chose de très politisé. Il est évident que McLaren cherchait clairement et explicitement l’affrontement contre la société britannique traditionnelle. En Angleterre, ce type de musique s’adressait aux prolos, alors qu’aux Etats-Unis, il s’agissait d’un truc destiné aux enfants des classes moyennes. Le punk new yorkais s’inscrivait surtout dans le cadre d’une révolution esthétique. Le punk rock british représentait lui le prolétariat, ce qui signifie qu’il véhiculait une charge politique et idéologique très importante qui incitait naturellement à s’opposer aux symboles de l’autorité. Même si j’adore Patty Smith, je ne peux pas l’imaginer dans une émeute face à la police. Alors que les Clash …

Comment expliquez-vous l’embourgeoisement progressif du punk rock britannique ?

La marchandisation de groupes comme les Sex Pistols s’explique en un mot : « potlatch ». Pour Malcolm McLaren, l’argent comptait beaucoup, mais ce n’était pas l’essentiel : les Pistols ont été créés pour devenir le plus mauvais groupe du monde ! Ce n’était qu’une bande de voyous incapables de jouer ! Donc originellement, ce n’était vraiment pas une posture marketing, même si cette différence est devenue un atout marketing plus tard.

Pourquoi ces groupes punk ont-ils choisi Debord comme référence ?

Dans les années 1970, bien que le marxisme était encore omniprésent dans les discussions politiques, cette idéologie commençait lentement à sentir la poussière. Les autres intellectuels de cette époque comme Jean-Paul Sartre, Gilles Deleuze ou Michel Foucault ne s’adressaient qu’à un public d’universitaires qui constituait une forme d’élite. Ils étaient certes intéressants et brillants, mais ils n’étaient pas passionnants, alors que Debord symbolisait la jeunesse et la notion de révolte : il avait en lui quelque chose de profondément rock n’ roll. La société du spectacle est certes un livre compliqué à décrypter, mais l’idée principale jaillit comme une évidence et reflète la vérité : nous vivons dans une société du spectacle et il n’y a pas de quoi se réjouir. Et puis, quand il écrit ce texte en1967, c’est quasiment prophétique. Guy Debord avait aussi réussi à identifier l’étrangeté de notre société spectaculaire, et là encore, il avait raison sur toute la ligne. Aujourd’hui, les gens passent leur vie les yeux rivés sur un écran en permanence. Tout est filmé, enregistré, photographié ; nous vivons donc dans un présent perpétuel. Et d’une manière plus globale, la musique ou l’art ont agit comme de véritables instruments catalytiques dans le processus de propagation de l’œuvre de Guy Debord.

Pourquoi ce livre a-t-il mis treize ans avant d’être traduit et en français ?

C’est une histoire compliquée. Les adorateurs francophones de Guy Debord ne voulaient pas que ce livre sorte en français. Et les maisons d’éditions parisiennes sont, dans leur vaste majorité, relativement conservatrices. Je n’irai pas jusqu’à dire qu’elles ont boycotté ce livre, mais il est certain qu’elles n’ont pas favorisé le processus pour le faire paraître. Puis, les Français se sont demandé si un Anglais était vraiment légitime pour écrire un livre au sujet de l’un de leurs auteurs « sacrés ». Leur réaction est cependant logique : il existe une grande rivalité intellectuelle entre la France et l’Angleterre. Beaucoup de Français ignoraient l’impact qu’ont eu les travaux de Guy Debord à travers le monde anglophone tout entier. Son œuvre est désormais étudiée dans les plus grandes universités américaines et australiennes. Même les journalistes anglophones le citent régulièrement lorsqu’ils qu’ils tentent de décrypter un mouvement de contestation quelconque type « Occupy Wall Street ».

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Guy Debord – La Société du spectacle et son héritage punk, par Andrew Hussey
  • Broché: 540 pages

  • Editeur : Éditions Globe ( septembre 2014)

  • 24,50 euros