Les Soviets, un sujet tabou ?

Par Alaindependant

« Avant la Révolution d’Octobre, écrit Pierre Broué, la forme soviétique a en définitive rallié autour d’elle, à des degrés divers d’enthousiasme et de détermi­nation, dans des optiques et avec des objectifs certes différents, l’en­semble des organisations ouvrières dont aucune en tout cas ne l’a ouvertement et obstinément combattue. Mais il n’en est plus de même dans aucune partie du monde après la victoire de la Révolution d’Octobre et la naissance de l’État soviétique. Le danger est dès lors apprécié à sa juste mesure non seulement par les classes dirigeantes mais par les organisations mêmes qui, dans le cadre social et politi­que ancien, exercent l’hégémonie sur les classes laborieuses et par là s’intègrent à un système qu’elles n’ont plus désormais l’intention de détruire mais seulement de réformer. » Et pourquoi donc ce qui était approuvé et avait rassemblé était-il devenu un danger ?Lisons, dans l'immédiat, l'ensemble de ce que nous dit Pierre Broué.

Michel Peyret

Les Soviets en Russie, 1905 - 1921

O. Anweiler

vendredi 14 janvier 2011 

Préface du livre d’Oscar Anweiler "Les Soviets en Russie, 1905 - 1921", (NRF, 1972), Gallimard, 1997

Préface

Par Pierre Broué

Oskar Anweiler écrit ici même, en tête de ce volume, à la date du 7 janvier 1971, qu’il peut paraître « discutable, à première vue, d’offrir telle quelle au public la traduction d’un ouvrage paru il y a maintenant une bonne dizaine d’années ». Une excessive modestie et sans doute une légitime reconnaissance pour l’éditeur français qui a compris l’importance de son travail empêchent l’auteur de poser le problème dans ses véritables termes : ce qui est scandaleux, c’est que le public français ne dispose, sur l’ensemble du mouvement des soviets, en Russie et dans les autres pays, que du seul ouvrage d’Oskar Anweiler, et ce plus de onze ans après sa première édition en langue allemande, et qu’aucune étude parue depuis n’ait eu suffi­samment de poids pour le faire décidément vieillir. Preuve suffisante, nous semble-t-il, que c’est bel et bien un sujet tabou — ce que beau­coup reconnaissent au moins tacitement — qui est abordé dans ces pages denses et documentées.

L’un des grands mérites de l’ouvrage d’Oskar Anweiler est sans aucun doute de détruire l’association couramment établie entre la notion de « soviet » et celle de « bolchevisme » — et ce d’autant plus que cette dernière est souvent chargée de contenus fort différents suivant les options politiques de ceux qui l’utilisent, y compris dans des travaux historiques. Car il est incontestable, et amplement démontré par ce livre, que « les conseils eurent une origine autonome » et que ce n’est qu’à une certaine étape de leur développement qu’ils prirent leur place dans un « système nouveau » lié à la théorie de Lénine sur l’État et la Révolution. Cela ne donne que plus de relief au fait incontestable qu’il s’agit là, selon l’expression de l’auteur, d’une « continuité à la fois historique et théorique dont la révolution russe constitue la pièce maîtresse ». La problématique des conseils ne saurait donc être abordée aujourd’hui du seul point de vue de l’histoire événementielle de la Russie, mais elle ne saurait non plus être arbitrairement détachée de la révolution de 1917 et de son cours concret pour devenir l’étude d’une idée, d’un « mythe des conseils » dont l’apparition puis le développement en Russie n’auraient été que le fruit d’une série de hasards surprenants et inexplicables, voire d’occasions saisies par des politiciens astucieux.

Oskar Anweiler a retracé à grands traits, depuis l’aube des temps modernes, les mouvements précurseurs, les premières tentatives pour instaurer et mettre en pratique une « démocratie directe » des classes exploitées, à travers les deux grandes révolutions bourgeoises, anglaise et française, et, bien entendu, la Commune de Paris de 1871. Chemin faisant, il a souligné, nuancé, approfondi, critiqué les idées reçues, présenté des matériaux nouveaux. Il a en particulier souligné à juste titre le faible poids, dans la théorie et la pratique de ses disciples à l’époque de la splendeur de la social-démocratie, des conceptions et analyses de Karl Marx sur l’État à partir de l’expérience de la Commune de Paris. C’est en effet le mouvement propre — et largement indépendant de toute théorie — des travail­leurs russes qui les a portés à construire puis à généraliser leurs soviets, et qui devait donc remettre au premier plan de la théorie les notions fondamentales d’ « État ouvrier », « État à bon marché », « dictature du prolétariat », en un mot, intégrer cette réalité nouvelle de l’orga­nisation au combat des ouvriers, puis des paysans et soldats russes, dans une interprétation théorique globale du monde contemporain et des formes que revêtait déjà et devait revêtir la révolution prolé­tarienne au XXe siècle. Il est particulièrement important de constater que ni les mencheviks — et moins encore les bolcheviks — ni quelque autre courant n’avaient pressenti, dans ces conseils de députés ouvriers qui se répan­daient dans l’immensité de l’empire des tsars en 1905, un phénomène radicalement nouveau. Trotski, favorisé sans doute et par sa position marginale et par l’expérience directe qu’il vécut à la tête du plus important des soviets de cette première révolution, fut le premier à au moins pressentir le caractère neuf et la portée de ces organismes de masse, nés de l’action des masses, leur signification proprement révolutionnaire, à travers les fonctions de pouvoir qu’ils avaient été inéluctablement amenés à assumer. Après lui, et loin du sol russe, ce sont des hommes moins marqués par l’expérience concrète, mais disposant de plus de recul et plus portés aux généralisations théoriques, un Anton Pannekoek ou un Daniel De Léon, qui élaborent les premières ébauches de ce que sera, quelques années plus tard, sous la plume de Lénine, la théorie de l’État et la Révolution. Là encore, c’est à l’école de la vie — la retentissante faillite de la Seconde Internationale — que Lénine a éprouvé la nécessité de revenir en arrière afin de vérifier le chemin parcouru et de chercher dans la théorie marxiste de son temps les racines d’un cataclysme d’une telle ampleur. L’arme de sa critique devait rejoindre en 1917 la critique portée les armes à la main par les masses russes. C’est de cette double dimension que naît ce phénomène unique dans l’histoire, l’État des soviets. Les outils dont nous disposons, l’objectif même de la recherche sans aucun doute, interdisent d’affirmer que le facteur fondamental unique de son apparition était la constitution, en 1905, de comités de grève élus devenus des soviets, ou la simple réflexion théorique de Lénine : c’est la combinaison de l’un et de l’autre, et de bien d’autres facteurs, qui en explique la genèse, non un enchaînement mécanique de causes et d’effets.

L’étude menée ici jusqu’en 1921 par Oskar Anweiler de ce qu’il faut bien appeler la « dégénérescence » des soviets institutionnalisés mériterait sans doute une discussion longue et approfondie dont la place n’est malheureusement pas ici. La répression par les bolche­viks de l’insurrection de Cronstadt marque-t-elle la fin des soviets « démocratiques », ou bien cette insurrection elle-même n’en est-elle que l’un des signes les plus éclatants ? Après quatre années de révo­lution, dont trois de guerre civile venus s’ajouter à plus de trois ans de guerre mondiale, n’est-il pas nécessaire de recourir à un ensemble plus complexe d’explications proprement historiques pour rendre compte du fait que ces organismes vivants se soient, au fil des ans, transformés en coquilles vides, comme le reconnaissent déjà plus de deux ans avant Cronstadt, les dirigeants bolcheviques eux-mêmes ? Trotski, dans des pages admirables de son Histoire de la Révolution russe, fort bien utilisée d’ailleurs par Oskar Anweiler, a montré avec beaucoup de précision que les soviets connurent, entre février et octobre 1917, sous la direction des socialistes conciliateurs, une période d’anémie. Il a également rappelé après Lénine combien, pendant des mois, les bolcheviks avaient misé sur un développement pacifique de la révolution par le passage du pouvoir entre les mains des soviets dont il n’a pas dépendu d’eux seuls qu’il ne se réalisât pas sous cette forme. La disparition graduelle, à partir de 1918, des élus mencheviks ou S. R. des soviets de tout niveau, minutieusement décrite par Oskar Anweiler, ne s’explique pas tant en réalité par une volonté de « totalitarisme » de la part des bolcheviks que par le choix opéré par ces partis conciliateurs, l’alignement de la majorité de leurs dirigeants sur les partisans de l’Assemblée constituante, leur passage de l’autre côté de la barrière de classe, en l’occurrence vers les lignes adverses du front de la guerre civile la plus impitoyable.

Oskar Anweiler a analysé dans des pages remarquables le phé­nomène historique de la Révolution russe, la combinaison du mouve­ment des masses russes pour la satisfaction de leurs revendications les plus profondes par le moyen de l’action directe qui était aussi du coup démocratie directe, avec la théorie dont s’armait en mar­chant un parti qui s’était antérieurement fixé comme objectif, entre autres pour la satisfaction de ces revendications, le renversement du régime social et politique existant. Ce faisant, il a ouvert une voie : c’est une tâche immense qui attend là savants et chercheurs, histo­riens et politistes, voire militants. Le « bolchevisme » en tant que théo­rie a été appliqué par d’autres que les dirigeants du parti de 1917, à d’autres réalités que celles de la Russie entre 1917 et 1921. Le mouvement des masses a su se couler ailleurs qu’en Russie dans des formes d’organisation tendant à réaliser la démocratie directe des travailleurs, c’est-à-dire leur propre pouvoir, à partir de leur lieu de travail. Mais ni dans ces cas, ni dans les autres, l’histoire n’a abouti à la naissance — ou plutôt à la construction — d’un nouvel État ouvrier, d’un nouvel État de type proprement « soviétique ». Et ce n’est pas par des généralités finalement abstraites sur les « par­ticularités russes » que l’on peut esquiver les questions concrètes posées à ce propos par l’histoire de notre siècle.

Car le mouvement « soviétique » — au sens propre du terme — s’est poursuivi bien au-delà des années 1917-192I et de la Russie proprement dite, et d’abord dans l’entre-deux-guerres mondiales. LesArbeiter-und Soldatenrät de de novembre 1918 en Allemagne ne diffèrent en définitive des soviets de février que par le rôle beaucoup plus important qu’y jouent initialement les éléments les plus ouverte­ment révolutionnaires, partisans conscients de la « république des conseils ». Si leur premier congrès panallemand, en décembre de la même année, choisit, selon l’expression d’un des théoriciens du Räte-system, le social-démocrate indépendant Ernst Dâumig, de mériter d’être appelé le « club du suicide », ce sont encore de véritables soviets qui surgissent sous des étiquettes nouvelles, en Saxe, dans la Ruhr et les principales régions ouvrières, en riposte au putsch de Kapp en mars 1920, comme éléments d’un nouveau pouvoir, bâti par les travailleurs et reposant sur eux, disposant de sa propre armée ou milice, de ses propres forces de police, de sa justice et battant sa pro­pre monnaie. Au cours des années suivantes, bien qu’ils ne constituent dans la typologie des conseils qu’une catégorie particulière, les conseils d’usine, les Betriebsräte, vont jouer un rôle politique spécifique suffisamment important pour qu’en dépit des réserves de Zinoviev et de quelques autres, les plus hautes instances du parti russe et de l’Internationale décident de les utiliser comme premier cadre institutionnel du nouveau pouvoir dans cette Allemagne soviétique qu’ils entendent construire à partir de l’insurrection d’octobre 1923.

A l’autre extrémité du vieux continent, moins de deux ans plus tard, le comité de grève de Canton-Hong-Kong — né, lui aussi, sous la forme élémentaire d’une direction centralisée de grévistes de plusieurs entreprises — devient un véritable soviet dont l’autorité s’oppose à celle de l’occupant britannique comme du gouvernement de Canton. L’Espagne — dans sa province asturienne pendant les derniers jours de l’insurrection ouvrière d’octobre 1934, puis sur l’ensemble du territoire « loyaliste » à l’été 1936 — se couvre elle aussi d’un réseau serré d’organisations dans lesquelles un observa­teur averti comme Franz Borkenau n’a aucune peine à saisir immé­diatement l’essence « soviétique » — ou tout au moins « présoviétique » — sous le kaléidoscope des titres différents, comités, juntas, ou simplement consejos. Là, comme dans l’Allemagne de 1920, comme dans la Chine dix ans auparavant, ce sont les nécessités immédiates d’un combat pour la vie même du mouvement ouvrier et de ses organisations traditionnelles qui imposent cette forme d’organisation et de combat. C’est cet enjeu qui fait d’eux des organismes de dualité de pouvoir, d’un pouvoir ouvrier authentique même si la « démocratie des conseils » ne s’y reflète pas avec la pré­cision arithmétique souhaitée par les théoriciens du « système des conseils ». Dans tous ces cas, ces organismes de type soviétique ne survivent pas à la conjoncture précise, au danger pressant qui avaient provoqué leur apparition. Dans tous ces cas, partis et syndi­cats, après avoir subi plutôt que toléré l’apparition des soviets s’empressent de leur conférer solennellement le caractère provisoire et honoraire que les social-démocrates d’Ebert avaient réservé en 1918 aux conseils allemands : les ministres anarchistes signeront eux aussi les décrets de dissolution dans l’Espagne républicaine de ces conseils que n’y avait défendu aucun parti bolchevique...

Le mouvement de constitution des conseils ouvriers, amorcé par la naissance des soviets de députés en Russie, ne cesse pas de se manifester au cours des années qui suivent la Révolution russe, mais tout se passe désormais comme s’il n’était plus qu’un courant, toujours puissant, certes, mais souterrain, explosant dans des circonstances données qui ne sont pas toutes des situations prérévolutionnaires, mais pour s’effacer presque aussitôt, sans réellement résister. Cette inconstance va déjouer bien des espérances et des calculs stratégiques. Après la chute de la monarchie espagnole, les organes de presse de l’Internationale communiste, la Pravda comme Inprekorr, annoncent comme déjà réalisée la naissance de soviets qui pourtant n’existent et n’existeront pas dans cette période. Dans une lettre, encore iné­dite, adressée le 1er septembre 1931 à son ami Andrés Nin, Léon Trotski avoue même sa perplexité : « Je me demande parfois pour­quoi il n’y a pas de soviets en Espagne... » // tente pourtant de répon­dre à sa propre question, et les éléments qu’il avance, non sans pru­dence, méritent d’être examinés. Il écrit : « // semble que le mot d’ordre des " juntas " soit lié dans l’esprit des ouvriers espagnols à celui des soviets, et que, pour cette raison, il leur semble trop dur, trop décisif, trop " russe ". C’est-à-dire qu’ils le considèrent avec des yeux différents de ceux des ouvriers russes à la même étape. Ne som­mes-nous pas ici confrontés à un paradoxe historique, dans lequel nous voyons l’existence de soviets en Russie agir comme un facteur qui paralyse la création de soviets dans d’autres pays révolution­naires ? » Mais cette application — fondamentalement correcte — de la « loi du développement combiné » au mouvement organique des masses ouvrières et paysannes ne le satisfait pas entièrement, et il poursuit en revenant sur l’expérience de Russie : « Nous n’avons pas réussi en Russie à créer des soviets que parce qu’ils étaient réclamés, non seulement par nous, mais aussi par les mencheviks et les social-révolutionnaires, bien que — c’est évident — ces derniers aient eu à l’esprit d’autres objectifs. » ’Et cette remarque le conduit à cette constatation, capitale pour qui a lu avec attention l’ouvrage d’Oskar Anweiler : « Nous ne pouvons pas créer de soviets en Espagne préci­sément parce que ni les socialistes ni les syndicalistes n’en veulent. Cela signifie que le front unique et l’unité d’organisation avec la majorité de la classe ouvrière ne peuvent pas être réalisés sur ce mot d’ordre. » Et il conclut en conseillant à Nin d’accorder la plus extrême attention à ce que disent de cette question les ouvriers espagnols, et à se demander si ce n’est pas par le biais des « comités d’usine » — organes d’un contrôle de la production réclamé également par les socialistes — que pourrait, à défaut de soviets, passer le rassemble­ment de tous les travailleurs, organisés ou non, au sein d’organismes suffisamment souples pour leur permettre d’y exprimer directement leurs aspirations.

La remarque, valable pour l’Espagne dans les conditions qui sont les siennes à cet été de 1931, est riche en hypothèses fécondes. Avant la Révolution d’Octobre, la forme soviétique a en définitive rallié autour d’elle, à des degrés divers d’enthousiasme et de détermi­nation, dans des optiques et avec des objectifs certes différents, l’en­semble des organisations ouvrières dont aucune en tout cas ne l’a ouvertement et obstinément combattue. Mais il n’en est plus de même dans aucune partie du monde après la victoire de la Révolution d’Octobre et la naissance de l’État soviétique. Le danger est dès lors apprécié à sa juste mesure non seulement par les classes dirigeantes mais par les organisations mêmes qui, dans le cadre social et politi­que ancien, exercent l’hégémonie sur les classes laborieuses et par là s’intègrent à un système qu’elles n’ont plus désormais l’intention de détruire mais seulement de réformer. L’exemple allemand est là encore sans doute le plus éclairant : contre la menace de cette « République socialiste allemande des Conseils » — que Karl Lieb-knecht, vendant prématurément la peau de l’ours, a proclamée le 9 novembre du balcon du palais impérial — la bourgeoisie allemande, les Junker, toutes les couches à leur service et à celui de l’État impérial, se déguisent du jour au lendemain en « démocrates », partisans du suffrage universel égal, direct et secret, sont prêtes à imposer les armes à la main l’élection immédiate d’une Assemblée constituante qui offre à leur domination et à son avenir la garantie de tout système de démocratie représentative dans le cadre d’un régime reposant sur l’appropriation privée des moyens de production. Si ce qui reste de l’Armée impériale, le Corps des Officiers, constitue le fer de lance, l’arme matérielle de cette opération de liquidation des soviets allemands, la tête politique en est le parti social-démocrate, et c’est au sein même du congrès des conseils qu’il gagne la bataille politique en obtenant du congrès lui-même qu’il convoque aux urnes l’ensemble des « citoyens » pour élire l’Assemblée nationale. Privé de toute animation et de toute inspiration par un parti politique qui se serait fait — ne fût-ce que pendant quelques mois —, comme le parti bolchevique, le parti du pouvoir des conseils, le réseau des Arbeiter-und Soldatenräte n’apparaît plus que comme une conque dont la musique dépend de qui souffle dedans et comment, un corps sans âme, le « cadavre » à juste titre cruellement dénoncé — et avec quel mépris — par Rosa Luxemburg elle-même. Se révèle alors cette vérité d’évidence : les soviets, construits par le mouvement même de la classe ouvrière et de ses alliés pour la réalisation de leurs propres objectifs, n’échappent pas aux courants qui divisent cette dernière à l’intérieur du mouvement ouvrier organisé : ils sont, comme ses orga­nisations, enjeu et champ de bataille où se déroule également en définitive le combat entre les classes antagonistes.

Entre 1923 et 1939, il n’existe pas d’ailleurs que la seule façon « social-démocrate » de liquider les conseils comme pouvoir concur­rent, pour qui n’a pas la force de s’opposer à leur constitution ou qui, comme la social-démocratie allemande, a dû finalement les accepter de crainte d’un débordement plus grave encore et surtout plus défini­tif. Pendant les années de politique ultra-gauchiste de l’Internationale communiste, au cours des années qui voient la résistible montée du nazisme écarter tous les obstacles sur la route du pouvoir, l’identifi­cation faite par la propagande de l’I.C. et de ses partis entre le « soviet » et sa forme insurrectionnelle, les lamentables épisodes puts­chistes comme celui auquel le soviet préfabriqué de Canton devait, en 1927, servir de couverture idéologique et de lien avec la tradi­tion révolutionnaire russe qu’elle foulait en réalité aux pieds, tous ces éléments contribuent à détourner de la forme soviétique d’organisation, ainsi opposée à leur propre expérience, alors qu’elle était en réalité située très au-delà, les masses importantes et surtout les masses inorganisées sans lesquelles il n’est pas d’organisme de type « sovié­tique ».

C’est probablement cette expérience parmi d’autres qui explique en partie la position prise en 1936 face aux comités « présoviétiques » — formés souvent exclusivement de représentants d’organisa­tions, mais détenant dans les faits plus de pouvoir et d’autorité évolutionnaire que les soviets de 1905 eux-mêmes — par l’ancien disciple de Trotski, devenu dirigeant du P.O.U.M., Andrés Nin, selon lequel la révolution espagnole pourrait et devrait se passer de soviets dans la mesure où elle possède la tradition d’organisation ouvrière, les partis et les syndicats, en un mot le cadre qui manquait, selon lui, aux travailleurs russes et qu’ils ont créé de toutes pièces quand le besoin s’en est fait sentir. S’appuyant sur l’expérience des « Alliances ouvrières » constituées par l’accord et le rassemblement de toutes les organisations ouvrières, Nin concluait que cette dernière forme — à ses yeux supérieure puisque mieux élaborée et ne rom­pant avec aucune tradition — jouerait le rôle, joué en Russie par les soviets, de rassemblement des forces de la totalité de la classe ouvrière. L’explication a incontestablement le mérite d’une certaine logique. Mais l’expérience de la révolution espagnole, même si elle prête aujourd’hui encore à bien des controverses, n’est guère venue étayer l’opinion de Nin. De même, prêt à épouser les vues du « conseillisme », à dénoncer dans la dégénérescence en Russie du système qu’il avait accueilli avec enthousiasme, la responsabilité exclusive du parti bolchevique exerçant sa dictature sur le prolétariat, Pierre Monatte appelle de ses vœux en Espagne une « dictature du prolétariat », qui reposerait sur les organes « naturels » — ou, si l’on préfère, traditionnels — du rassemblement des travailleurs, en l’occurrence les syndicats. Mais, au souffle de la révolution la plus profonde qu’ait connu le monde après celle de Russie, les « comités » ne deviendront pas des soviets et renonceront au pouvoir qu’ils avaient détenu pendant quelques semaines. Quant aux syndicats, quoique regroupant dans leurs rangs la grande majorité des travailleurs, ils ne sauront que mettre leur autorité au service de la restauration du cadre ancien, à peine rénové, de l’État traditionnel. Aux conseils « dégénérés », les critiques les plus systématiques du bolchevisme ne peuvent en définitive opposer que des conseils mort-nés...

Quelle conclusion tirer, pour le moment, dans l’état actuel des connaissances et des analyses scientifiques, du développement du mouvement des conseils à partir de la Révolution russe ? Que les forces de conservation sociale et politique des régimes en place en ont apprécié les dangers et les possibilités, qu’elles ont appris à le combat­tre efficacement, avec une panoplie diversifiée, et qu’elles ne sont pas prêtes, comme en 1905, en 1917, voire en 1918, à se laisser surpren­dre par lui. Mais aussi que le développement du mouvement des conseils dans un cadre donné ne constitue pas un facteur historique privilégié échappant aux lois de l’histoire. Que son destin dépend dans une très large mesure des forces sociales et, bien entendu, poli­tiques, qui s’y affrontent, et des rapports de force réels entre elles, en d’autres termes, que le pouvoir des conseils n’est pas par essence démocratique, et que la condition pour qu’il le soit est que coexistent, reconnus au sein des masses qui le portent, des tendances, organisa­tions, groupes et partis rivaux acceptant les règles qu’il leur donne et qu’ils s’imposent. Bref, que le caractère démocratique du système des conseils est lié à l’existence et au fonctionnement réels d’une pluralité de ce que, faute de mieux, nous appellerons les « partis », — et enfin que l’existence ou l’inexistence de cette pluralité dépend de facteurs multiples qu’il n’est en tout cas pas possible de réduire sans parti pris à la seule volonté du parti hégémonique.

Dans sa préface comme dans ses perspectives, Oskar Anweiler fait a juste titre allusion au fait que « le leitmotiv d’une démocratie qu’incarnent les conseils a servi de force spirituelle à des révolutions ouvrières pendant l’éphémère révolution des conseils de Hongrie et de façon non moins marquée lors de l’apparition en Pologne de conseils ouvriers d’usine ». Dans les deux mouvements mentionnés, expres­sion suprême dans les deux pays de la façon dont les masses ouvrières réalisaient ce qu’elles entendaient par « déstalinisation », la ressem­blance est frappante dans la dialectique entre le mouvement des masses et celui des forces politiques organisées, en particulier l’appa­reil du parti au service de la couche dirigeante. En Hongrie, c’est ce dernier qui lance le mot d’ordre de « conseils ouvriers » à la yougoslave, compris comme une concession réformatrice et une promesse de parti­cipation. Repris par les travailleurs, le mot d’ordre révèle une fois de plus sa dynamique propre : le conseil ouvrier central du Grand-Budapest, élu par les délégués des conseils ouvriers de la presque totalité des usines de la capitale hongroise, devient la direction poli­tique non seulement de la classe ouvrière, mais de l’écrasante majorité du peuple, organise, soutient, anime la grève générale et la lutte politique contre l’armée d’occupation et le gouvernement qu’elle im­pose. En Pologne, l’idée des conseils est apparue aux bas échelons de l’appareil, au sein de cellules communistes d’entreprise, comme un moyen de briser leur isolement grandissant, d’associer les ouvriers à la gestion de l’entreprise ; l’aggravation de la crise conduit des mili­tants ouvriers communistes à effectuer le rapprochement avec les soviets de 1917, la théorie de l’État et la Révolution, à comprendre que la réalité qu’ils ont sous les yeux diffère profondément du tableau tracé par Lénine d’un État ouvrier des conseils. Pendant tout le « printemps polonais d’Octobre », c’est au pouvoir et non à la simple participation qu’aspirent les conseils formés dans toutes les entrepri­ses. Mais ils y seront confinés avec leur légalisation — par Gomulka — comme des conseils de participation. Faute d’avoir su traduire leur influence en termes d’organisation, les « enragés », partisans, comme le journal Pô Prostu, du pouvoir des conseils, seront éliminés avec l’inévitable reflux. Or, depuis la première édition de l’ouvrage d’Oskar Amodier, se sont produits en Europe de l’Est des événements non moins significa­tifs que ceux de 1956. Le « printemps de Prague » n’est certes pas né directement d’une initiative des travailleurs tchécoslovaques, mais il les a mis en mouvement. Leur revendication de conseils ouvriers, la création par eux de ces derniers, les tentatives de les fédérer, ont constitué l’aspiration la plus durable et la plus profonde, celle en tout cas que la « normalisation » a mis le plus de temps à effacer, au moins en apparence. Et ce n’est sans doute pas un hasard si les plus résolus des communistes de ce printemps-là — ceux qui s’expri­maient dans Politika et Reporter et qu’on juge aujourd’hui — appe­laient, l’automne et l’hiver suivants, les travailleurs à défendre préci­sément d’abord ces positions-là, en tant qu’éléments essentiels en vue de la reconquête ultérieure d’un pouvoir qu’ils considèrent comme usurpé. En décembre 1970 enfin, la grève des ouvriers polonais des ports de la Baltique a donné naissance aux traditionnels comités de grève élus, et surtout aux comités centraux s’élevant au-dessus du simple niveau de l’entreprise et revêtant déjà par là même une signification politique. Or ces comités de grève n’ont pas disparu avec la reprise du travail : un an après, la Commission ouvrière de Szczecin, issue directement du comité local central de grève, disposait encore non seulement d’une existence officieusement tolérée, d’une autorité morale considérable parmi ses mandants, mais de moyens d’action, de forces de coaction, d’instruments d’information, bref, constituait un pouvoir capable d’imposer, comme elle l’avait fait en janvier 1971, la négociation au Pouvoir et la satisfaction des revendications ouvrières les plus pressantes. Là encore — le fait est significatif —, faute de force politique spécifique, luttant pour un système gouvernemental dans lequel les conseils constitueraient l’ossa­ture du pouvoir, faute, en un mot, d’un « parti des conseils », ces soviets véritables n’ont d’autre perspective immédiate que la recherche de compromis par lesquels les autorités en place s’efforcent de les désagréger, intégrant certains éléments pour en écarter d’autres, et s’efforçant de « récupérer » le mouvement.

Au terme de son troisième quart, le mouvement des conseils né à l’aube du XXe siècle continue son chemin. Dans le grand boulever­sement qu’a été pour la Chine la « grande révolution culturelle prolétarienne », il n’est pas difficile de saisir, à travers les références pratiques à la méthode de la « Commune de Paris », à travers les initiatives des ouvriers de Changhai au temps de leur éphémère Commune notamment, ce visage moderne de la « vieille taupe ». Les correspondants occidentaux ont décrit en termes saisissants, sur le vif, au cours de la guerre civile jordanienne de 1970, la naissance à Irbid d’un véritable soviet, — organisme de combat découvert spontanément par les combattants palestiniens que soutenait toute une population. L’éphémère « Assemblée populaire » de Bolivie, les tentatives similaires amorcées aujourd’hui au Chili, démontrent, autant par ce qu’elles sont que par les violentes attaques dont elles sont l’objet, qu’aucun continent n’échappe désormais à cette tendance spontanée des travailleurs à ériger des organes de combat qui soient aussi ceux d’une démocratie directe. Et si le phénomène est particu­lièrement frappant dans les pays où a été détruite l’organisation économique et sociale reposant sur l’appropriation privée des moyens de production, c’est sans doute que cette première révolution a créé les conditions même de la seconde, proprement politique, et que la voie de la démocratie directe, celle du pouvoir des conseils ouvriers, apparaît ici comme une exigence immédiate, suggérée par l’expé­rience historique même dont ces régimes se réclament, tout en la niant dans la pratique. L’avenir de l’Union soviétique infirmera ou confirmera cette hypothèse.

L’étude d’Oskar Anweiler a enfin l’immense mérite d’aborder concrètement une situation historique concrète, d’en décomposer les éléments pour montrer leur interaction, l’influence réciproque qu’ils exercent les uns sur les autres, de retracer en un mot, pour la Russie dans une période donnée et à travers la problématique des conseils, la dialectique de l’Histoire. Elle ne manquera pas probablement d’exercer une grande fascination sur une génération dont a souvent écrit, sans même se soucier de comprendre pourquoi, qu’elle était éprise d’utopie. Mais ni la méthode ni les conclusions de l’auteur ne sont en cause. Bien que nous ne le suivions pas lorsqu’il qualifie également de « dictature bolchevique » le régime de la Russie des soviets du vivant de Lénine et celui de la Russie sans soviets de l’époque de M. Brejnev, nous devons reconnaître que son histoire des soviets de 1905 à 1921 n’est pas écrite en noir et blanc et qu’en dépit de ses tendances personnelles il évite le plus souvent d’opposer systé­matiquement les vertus du « conseillisme » au« cynisme » ou au « tota­litarisme » des bolcheviks. Aucun problème historique n’est jamais réglé par un simple verdict, et les lieux de l’histoire n’ont pas soif de la reconnaissance de la culpabilité de tricheurs qui en fausseraient les lois bienfaisantes. Le problème de la démocratie directe, du pou­voir des travailleurs, celui du pouvoir des conseils ouvriers est sans aucun doute un des problèmes cardinaux de ce siècle pour qui n’a ni la mémoire courte ni la vue basse et admet qu’il a bien été effective­ment et demeure plus que jamais celui des guerres et des révolutions.

A ce seul titre déjà, il mériterait d’être étudié et approfondi. Mais il constitue en outre, selon toute vraisemblance, l’une des clés de l’avenir de l’humanité, et, ne serait-ce que parce qu’il s’est posé à elle depuis plus d’un demi-siècle, il faudra bien y répondre autrement qu’en le niant ou en le fuyant. La Révolution russe pour sa part n’a que partiellement répondu à la question posée. Le poids de cette réponse, partielle et tronquée, se fait sentir aujourd’hui encore dans les faits comme dans les consciences. Oskar Anweiler, sur un terrain scientifique bien délimité, a donné une réponse qu’il a voulu la plus complète possible, avec les éléments mêmes qui permettent éventuelle­ment de constater son interprétation personnelle. C’est là un immense mérite. Son ouvrage est en lui-même une preuve et un appel. Une preuve qu’une telle recherche est nécessaire, non seulement pour qui veut transformer, mais simplement comprendre ce monde que nous vivons. Un appel à réfléchir, à comprendre, une création. Un outil.

Pierre Broué.