Gérard Dumenil et Dominique Lévy, les contradictions propres au capitalisme contemporain...

Par Alaindependant

« Duménil et Lévy analysent la crise initiée en 2007 comme une crise structurelle (la quatrième, selon eux, dans l’histoire du capitalisme depuis la fin du xixe siècle) : celle du « néolibéralisme sous hégémonie internationale américaine». Selon leur typologie des crises structurelles – distinguant deux types possibles, aux mécanismes propres distincts – cette crise est une crise d’hégémonie financière (comme celle des années 1930 à laquelle ils la comparent d’ailleurs avec soin dans leur huitième partie), et non une crise de rentabilité (tenant à la baisse du taux de profit, comme le furent celles des années 1890 et de la fin des années 1970). Cette typologie est assise sur une analyse de la dynamique historique du capitalisme : dans l’évolution du capitalisme moderne, le « néolibéralisme », ou « seconde hégémonie financière », est la troisième et dernière phase qui, à la fin des années 1970, a succédé à celle qualifiée, selon le point de vue théorique adopté, de « compromis keynésien » ou « social-démocrate », ou encore de « capitalisme gestionnaire »... »

Nos deux auteurs n'en restent pas là dans leurs anlyses, avançons avec eux...

Michel Peyret


Gérard Dumenil and Dominique Lévy, The Crisis of Neoliberalism, Harvard University Press, Cambridge, Massachussetts, London, England, 2011.

La crise du néolibéralisme

Ozgur Gun et Sophie Jallais

1-Avec leur dernier ouvrage, Gérard Duménil et Dominique Lévy font, une fois encore, la démonstration de la puissance explicative de leur économie politique marxiste. Dans la mesure où, en temps de crise, les recours aux hétérodoxies en général et à Marx en particulier, bien que souvent éphémères, sont toujours nombreux (aussi bien dans les discours économiques profanes qu’académiques), cette démonstration pourrait paraître dispensable. Or, il n’en est rien, les enjeux analytiques et politiques que soulève le travail de ces deux économistes étant non seulement massifs mais aussi d’actualité. En effet, outre son caractère convaincant, leur ouvrage est majeur au vu de la situation actuelle dans l’espace académique en économie (où la dichotomie entre l’orthodoxie néoclassique et l’hétérodoxie se réclamant de l’économie politique n’a jamais été aussi franche et assumée) et dans l’espace social (où la crédibilité des programmes politiques visant à accorder le capitalisme aux besoins et aux revendications de la grande majorité des salariés est, pour le moins, en question).

2-Sur le plan analytique, il faut d’emblée souligner la densité et la systématicité de l’explication de la crise de Duménil et Lévy. Si l’on est en quête d’une explication unidimensionnelle voire synthétique, ces qualités rendent ardue la lecture de leur ouvrage. Elles constituent pourtant un des traits caractéristiques les plus appréciables de leur économie politique marxiste. En mettant en œuvre un cadre d’analyse qui non seulement mobilise, mais surtout articule les dimensions historique, politique, sociale et économique, Duménil et Lévy produisent une étude globale élégante de la crise et du capitalisme contemporain. Ce faisant, leur travail évite certains écueils. L’économie n’est pas appréhendée comme une quasi-nature hors de portée de l’histoire, mais comme un champ de rapports sociaux (de domination et de compromis). Pour autant, une fois posée sa nature historique, elle n’est pas non plus réduite à un artefact sans règles immanentes dont l’organisation et le fonctionnement seraient à la portée immédiate des velléités politiques (fussent-elles de régulation). Bref, l’analyse marxiste, combinant théorie des sociétés, analyses historique et économique, est ici renouvelée1

3-Pour analyser la crise déclenchée en 2007, Duménil et Lévy mobilisent en effet (dans les deuxième et troisième parties de leur ouvrage) la dynamique historique du capitalisme (1) dont ils projettent les tenants et les aboutissants sur deux plans : la financiarisation et la mondialisation néolibérales déterminées par la « quête de hauts revenus » (2) (analysées dans la quatrième partie) et la trajectoire macroéconomique insoutenable des États-Unis (EU) (3) (traitée dans les cinquième et sixième parties). Présentée dans leur septième partie, la crise en elle-même (des« subprimes » jusqu’à la « grande contraction »), ressortissant de contradictions propres au capitalisme contemporain, est à la confluence de ces deux plans. Un des grands intérêts de leur travail réside dans l’effort de mise en évidence des relations existantes, non seulement entre la dynamique historique du capitalisme et chaque plan, mais aussi entre chacun de ces derniers – distingués dès la première partie, synoptique, de leur ouvrage (les huit parties suivantes en constituant des développements étayés, tant au plan théorique qu’empirique).

 1. Dynamique historique du capitalisme

 4Duménil et Lévy analysent la crise initiée en 2007 comme une crise structurelle (la quatrième, selon eux, dans l’histoire du capitalisme depuis la fin du xixe siècle) : celle du « néolibéralisme sous hégémonie internationale américaine». Selon leur typologie des crises structurelles – distinguant deux types possibles, aux mécanismes propres distincts – cette crise est une crise d’hégémonie financière (comme celle des années 1930 à laquelle ils la comparent d’ailleurs avec soin dans leur huitième partie), et non une crise de rentabilité (tenant à la baisse du taux de profit, comme le furent celles des années 1890 et de la fin des années 1970). Cette typologie est assise sur une analyse de la dynamique historique du capitalisme : dans l’évolution du capitalisme moderne, le « néolibéralisme », ou « seconde hégémonie financière »,est la troisième et dernière phase qui, à la fin des années 1970, a succédé à celle qualifiée, selon le point de vue théorique adopté, de « compromis keynésien » ou « social-démocrate », ou encore de « capitalisme gestionnaire », elle-même faisant suite, après le New Deal et la seconde guerre mondiale, à « la première hégémonie financière ». Chacune de ces phases est caractérisée par un « ordre social » (éponyme) et un ordre international. Le passage d’une phase à l’autre, d’un ordre à l’autre, est ponctué par une crise structurelle dont les raisons tiennent aux tendances politiques, sociales et économiques à l’œuvre dans le capitalisme. Ces tendances sont l’expression de la lutte des classes et des contradictions inhérentes à chacune de ces phases (ces contradictions ayant trait à la dialectique des forces productives et des rapports de production). Couplées à certaines circonstances économiques spécifiques (le changement technico-organisationnel, les tendances du taux de profit et le cadre institutionnel concernant la stabilité macroéconomique, en particulier la politique monétaire), ces tendances déterminent la séquence historique des ordres sociaux et donc des phases du capitalisme. La crise actuelle serait donc l’étape initiale d’un long processus conduisant à une nouvelle phase du capitalisme (à laquelle les auteurs consacrent la neuvième et dernière partie, prospective donc, de leur ouvrage).1. 1. Configurations de pouvoirs et compromis de classes : une approche ternaire

5Les ordres qui caractérisent les phases du capitalisme moderne sont basés sur des configurations de pouvoirs de classes, au niveau national, et du pouvoir national, au niveau international. Duménil et Lévy ont depuis longtemps souligné les spécificités du capitalisme moderne, i.e. du capitalisme postérieur aux trois transformations majeures ayant eu lieu au tournant du xxe siècle suite à la crise structurelle de 1890 (à savoir la « révolution des sociétés par actions », la « révolution financière » et la « révolution de la gestion »)2. En conséquence, ils développent une approche ternaire3 de la structure de classes du capitalisme moderne en distinguant la classe des capitalistes, celle des cadres et celle des ouvriers et des employés (formant la classe populaire). Bien entendu, aucune de ces classes n’est strictement homogène (la distinction par fractions de classe étant même la bienvenue, en particulier chez les capitalistes et les cadres). Cependant, il est possible de parler de classe supérieure ou dominante (réunissant les capitalistes et les cadres) et donc des classes inférieures ou dominées.

6Sur la base de cette approche ternaire, dont les fondements empiriques et théoriques sont exposés dans les deuxième et troisième parties de leur ouvrage, Duménil et Lévy proposent une typologie des ordres sociaux selon la localisation du compromis dans la structure de classes (les cadres – des secteurs privé et public – jouant un rôle pivot) et selon la classe qui, dans le compromis, occupe la position de leader. Ainsi, la configuration du pouvoir de classes de la phase de capitalisme gestionnaire se caractérisait-elle par un compromis entre les cadres et les classes populaires (ce qui l’établissait à « gauche ») sous leadership des premiers (ce qui l’établissait plus précisément au « centre-gauche »). Sous pression des mouvements populaires (la lutte des classes) et sous conditions « techniques » (l’importance des gains de productivité et des taux de profit), ce compromis avait abouti à l’amélioration du sort de la majorité des salariés (grâce, on le sait, à l’augmentation du pouvoir d’achat et au développement de la protection sociale) et au renforcement du rôle et de l’autonomie des cadres vis-à-vis des capitalistes. La gestion, tant privée que publique – au travers surtout, pour cette dernière, de la gestion centralisée de la macroéconomie4 – avait alors pour buts le progrès technique, l’investissement, la croissance et l’emploi, de sorte que ce compromis s’était traduit par la contention des intérêts de classe des capitalistes (via, notamment, l’augmentation de la part des profits retenus dans les entreprises i.e. déduction faite des dividendes versés et des intérêts payés – et un secteur financier ainsi que des taux d’intérêts assujettis à l’accumulation dans le secteur non financier). Enfin, la phase de capitalisme gestionnaire se caractérisait par un ordre international marqué, du point de vue économique, par l’existence de fortes restrictions à la libre circulation des capitaux et aux échanges internationaux (afin de protéger le développement des économies nationales) – restrictions autorisant aussi une véritable régulation macroéconomique centralisée. Du point de vue politique et militaire, cet ordre international était organisé par l’existence de deux blocs hégémoniques.

 1. 2. Intérêts de classes, hybridation et Finance

7Si les cadres jouent un rôle central dans l’analyse que font Duménil et Lévy de la dynamique sociale du capitalisme, il ne faudrait pas croire que leur autonomisation – typique du capitalisme moderne – va nécessairement de pair avec l’amélioration du sort des classes populaires : si tel fut le cas durant la phase de capitalisme gestionnaire, il s’agit là d’un cas historique unique (variable dans ses spécificités nationales) de capitalisme « tempéré » rendu possible par des conditions économiques et politiques particulières. Les objectifs des cadres dépendent, en effet, des ordres sociaux dans lesquels ceux-ci exercent leurs activités, i.e. de la configuration du pouvoir de classes. En outre, si l’on prend soin de distinguer dans cette classe des sous-catégories, comme celles des cadres technico-organisationnels, commerciaux ou financiers, une relation réciproque apparaît alors entre la prévalence d’une configuration spécifique du pouvoir de classe et la prééminence d’une sous-catégorie particulière de cadres : le capitalisme gestionnaire fut marqué par le leadership de l’encadrement technique et organisationnel, alors que le néolibéralisme ou seconde hégémonie financière est marqué par la domination de la composante financière des cadres.

8En effet, l’ordre social néolibéral est caractérisé par un compromis de classes entre les capitalistes et les cadres, sous leadership des premiers (compromis à « droite » donc). Cet ordre social (plus ou moins marqué selon les pays et qui trouve aux EU son expression la plus poussée)5, est couplé au niveau international à un ordre global, la « mondialisation néolibérale »ou « ordre international néolibéral », dans lequel les EU occupent la place d’hégémon. Ce compromis de classes néolibéral, ainsi que l’ordre global le complétant, se sont traduits par l’augmentation des revenus des plus riches (i.e. des fractions supérieures de la classe dominante, tant chez les capitalistes que chez les cadres) – augmentation fonctionnant dans l’analyse de Duménil et Lévy comme un objectif de classe. Il est même possible de parler ici de restauration dans la mesure où ces revenus avaient été contenus lors de la phase précédente qui, dès lors, apparaît comme une sorte de parenthèse dans l’histoire du capitalisme : aux EU, alors que, pendant le capitalisme gestionnaire, la part du revenu total perçue par le centile le plus riche était comprise entre 9 et 13 %, elle a ensuite vite retrouvé ses niveaux d’avant guerre (18 % en moyenne de 1913 à 1939) pour culminer à 23,5 % en 2007.

9La production de revenu pour les fractions supérieures de la classe dominante constitue l’objectif structurant (aux plans politique, économique et institutionnel, tant nationalement qu’internationalement) du compromis et, ce faisant, de l’ordre néolibéral. Pour le saisir pleinement, il convient, entre autres, d’amender la grille de lecture marxiste usuelle opposant les salaires aux profits. En effet, outre l’augmentation de la distribution de dividendes6 et d’intérêts7 – se traduisant par la baisse de la part des profits retenus dans les entreprises de 6,6 % durant la période 1950-1960 à 3,5 % durant la période 1980-2008 –, la restauration du revenu des plus riches est passée par l’augmentation de leur salaire : aux EU, entre 1980 et 2007, d’une part, la part des salaires perçue par le centile le plus riche est passée de 6,4 à 12,4 %, d’autre part, alors que la part salariale du fractile 0-95 passait de 62,2 à 53 %, celle du fractile 95-100 augmentait suffisamment pour masquer cette baisse et expliquer la constance de la part des salaires dans le revenu total.

10La « salarisation » d’une partie de la captation par les plus riches du surplus collectif constitue un phénomène empirique majeur, car il vient non seulement confirmer – avec l’accroissement des dividendes et des intérêts perçus ainsi que des plus-values boursières (ensemble appelé les « revenus du capital » par Duménil et Lévy) – que le néolibéralisme « travaille » pour les plus riches, mais aussi éclairer une de ses dynamiques sociales caractéristiques : bien plus qu’une alliance, on observe une « hybridation » entre les fractions supérieures des cadres et des capitalistes, tant en termes d’objectifs (convergents vers la maximisation de leurs revenus) et de fonctions (se superposant) que, par conséquent, de sources de revenus (des cadres de haut rang bénéficiant de très importants revenus du capital en tant que détenteurs de larges portefeuilles d’actifs et des capitalistes percevant de très hauts salaires car membres de l’encadrement de haut rang). Venant brouiller les limites entre les fractions supérieures des capitalistes et des cadres, ce phénomène d’hybridation concerne tout particulièrement la composante financière de l’encadrement, portée aux nues dans le compromis et donc dans l’ordre social néolibéral, notamment du point de vue des hiérarchies managériales (aussi bien privées que publiques).

11L’encadrement financier et plus généralement le secteur financier occupent une place fondamentale dans le capitalisme moderne. Suite à la révolution financière et à celle des sociétés par action à l’orée du xxe siècle, la propriété des moyens de production et le pouvoir des fractions supérieures des capitalistes passent en effet centralement par le secteur financier et donc les institutions financières, ce qui confère un caractère fortement financier à la domination de cette classe dans le capitalisme moderne. Pour souligner ce point, Duménil et Lévy utilisent le concept de « Finance » pour désigner tout à la fois les fractions supérieures des capitalistes et les institutions financières qu’ils contrôlent et qui servent, en conséquence, leur objectif de classe. Propre au capitalisme moderne, la Finance ainsi définie mène l’économie et la société dans son ensemble (du moins lorsqu’elle n’est pas contenue, comme ce fut le cas durant la phase de capitalisme gestionnaire). Cruciale pour l’analyse du néolibéralisme, elle s’articule dans cet ordre social avec la place qu’occupent les cadres, tout particulièrement financiers, étant donné la tendance historique à l’autonomisation de la gestion.

12Hormis la parenthèse constituée par la phase de capitalisme gestionnaire, l’hégémonie financière semble donc être la « règle historique » : comme la phase d’avant guerre, le néolibéralisme est une phase d’hégémonie financière, une des différences importantes tenant au rôle joué par les fractions supérieures des cadres (au travers du phénomène d’hybridation). Malgré les difficultés de mesure soulignées par Duménil et Lévy, cette domination de la Finance dans le capitalisme contemporain se manifeste notamment lorsqu’on compare le taux de profit du secteur financier à celui du secteur non financier (en harmonisant les indicateurs sur la base du taux de retour sur fonds propres). En effet, aux EU, si, jusqu’à la fin des années 1980, le taux de profit des sociétés financières était inférieur à celui des sociétés non financières, ce ne fut plus le cas ensuite : le premier a crû de manière significative alors que le second est tendanciellement resté constant à un niveau inférieur. Mais bien entendu, la domination contemporaine de la Finance se retrouve bien au-delà de cet indicateur : elle se manifeste dans les principales caractéristiques – aussi bien domestiques qu’internationales – du néolibéralisme, celles-là même qui en font véritablement une phase d’hégémonie financière.

2. Financiarisation et mondialisation néolibérales comme instruments de maximisation des hauts revenus

13-Si, comme on l’a dit, la production de revenu pour la classe dominante est structurante dans le néolibéralisme c’est que ses principales caractéristiques sont au service exclusif de cet objectif, au point qu’il est possible d’affirmer que cet ordre social en est l’expression (politique, institutionnelle, sociale, et économique). Cela ne signifie pas que les tendances historiques initiées par les quatre révolutions distinguées par Duménil et Lévy aient été interrompues – elles ont seulement été altérées. Pourtant, par rapport à la phase précédente, les transformations n’en demeurent pas moins majeures. Leur avènement progressif n’aurait évidemment pas été possible sans l’intervention des fractions supérieures de l’encadrement public (les représentants de l’État et ses grands serviteurs), et ce tant au plan national qu’international. Ces transformations furent des objectifs politiques des États – en tant que représentants et acteurs du compromis de classes entre cadres et capitalistes – et elles fonctionnent toutes en cohérence au service de la toute puissance de la Finance.

 2. 1. Les nouveaux critères de gestion

14-Au delà des pratiques propres à chaque pays, le néolibéralisme se caractérise, en effet, par l’imposition d’une « nouvelle discipline » aux classes populaires, se traduisant par la contention de leur intérêt, exclus qu’ils sont du compromis de classes prévalant. Les traits principaux de ces éléments disciplinaires concernent non seulement leur pouvoir d’achat (stagnant), leur protection sociale (progressivement démantelée), leurs droits face à leurs employeurs (ces derniers bénéficiant d’une liberté toujours plus grande), mais aussi leurs conditions de travail (l’intensification du travail à la fois en termes d’organisation et d’exigences d’engagement est manifeste). Si les travailleurs sont gérés « au bâton », comme l’écrivent Duménil et Lévy, les managers eux le sont plutôt « à la carotte ».

Une autre transformation caractéristique de l’ordre social néolibéral, et en cohérence avec la nouvelle discipline imposée aux travailleurs, concerne en effet la gestion aussi bien privée que publique. Pour ce qui est de la première, au travers de la corporate governance, les managers sont désormais animés (y compris de manière sonnante et trébuchante) par la maximisation de la valeur actionnariale, la distribution de dividendes et l’exacerbation des exigences de rentabilité.

Pour ce qui est de la seconde, l’encadrement politique n’a plus les mêmes objectifs : le contrôle strict de l’inflation – devenu un programme quasi-permanent et exclusif de politique économique (via notamment un régime de taux d’intérêt largement supérieur à l’inflation8 depuis le tournant des années 1970) –, la généralisation du libre échange ainsi que de la libre circulation internationale des capitaux constituent désormais l’alpha et l’oméga de la gestion publique (aussi bien nationale qu’internationale, via le FMI, la Banque mondiale ou l’OMC). Moyens au service de la réalisation de l’objectif de classe du néolibéralisme, ces nouveaux buts de la gestion publique réduisent, voire interdisent, les possibilités de gouvernance macroéconomique dans un pays ou une zone donnée. En outre, et ce n’est pas le moins, ils autorisent la mise en concurrence internationale des travailleurs (contraints eux, à l’inverse des capitaux, à la sédentarité) ainsi que des systèmes socio-fiscaux des États et ils fonctionnent comme des conditions de possibilité de l’extension du pouvoir de la Finance.

15-Les transformations de la gestion privée s’articulent avec celles du secteur financier et donnent ainsi corps à ce que Duménil et Lévy nomment la « financiarisation néolibérale ». Le marquage proprement néolibéral de la financiarisation – processus historique propre au capitalisme moderne (et préexistant donc au néolibéralisme) –, a consisté en une accélération continue (voire, après 2000, effrénée) de cette tendance. Cette expansion paroxystique et mondialisée du pouvoir des institutions financières et des mécanismes financiers (influençant tous les secteurs d’activité et la manière dont sont gérées les entreprises) est passée par une mutation profonde de la structure et du fonctionnement du secteur financier, via notamment le processus de déréglementation financière. Le secteur financier fonctionne désormais au service de l’intérêt de la classe dominante (il n’est plus assujetti à l’accumulation dans le secteur non financier, mais à la production de revenu pour cette classe).

16-Alors que dans la phase précédente, il relevait plutôt de la finance d’intermédiation bancaire, nationalement cloisonné, durant les décennies néolibérales, ce secteur relève, comme on le sait, de la finance de marché mondialisée. Les acteurs principaux de ce secteur, les institutions financières contrôlées par les fractions supérieures des capitalistes, ne sont plus seulement les banques9 et les sociétés d’assurance, mais aussi les gestionnaires d’actifs (au sein des multiples fonds de collecte et de gestion d’épargne comme les fonds de pension, les fonds communs de placement et les fonds de placement à capital fixe)10

En effet, si, entre 1980 et 2007, le volume d’actifs gérés par les banques, les compagnies d’assurances et autres caisses d’épargne est passé de 107 % à environ 150 % du PIB, celui géré par ces fonds est quant à lui passé, dans le même temps, de 33 % à 159 % du PIB. Duménil et Lévy signalent également la forte augmentation aux EU du volume d’actifs gérés par deux autres types d’institutions, acteurs majeurs de la titrisation d’actifs (dont l’intensification constitue d’ailleurs une des caractéristiques de la finance néolibérale) : d’une part, les agences gouvernementales (Ginnie Mae) et quasi-gouvernementales (Fannie Mae et Freddie Mac)11 de refinancement hypothécaire, qui furent des émettrices massives d’un type particulier d’ABS (Asset Backed Securities, titres adossés à des actifs), les MBS (Mortgage Backed Securities, titres adossés à des créances hypothécaires) ; d’autre part, « les émetteurs privés d’ABS », parmi lesquels on trouve en particulier les principales banques d’investissement américaines, dont les actifs gérés atteignaient 80 % du PIB des EU en 2007 (contre 50 % environ pour les trois agences précédentes) et qui se sont aussi massivement engagés dans la titrisation (tout particulièrement de créances hypothécaires)12

17-L’importance croissante qu’ont prise les grands émetteurs privés et les trois agences précédentes, explique en grande partie la dette croissante du secteur financier aux EU. Si la dette brute tous secteurs confondus y a explosé (passant de 155 à 353 % du PIB entre 1980 et 2008), celle du secteur financier (119 %) est en effet devenue supérieure à celle des ménages (96 %), à celle de l’État (60 %) ou encore à celle des sociétés non financières (78 %) en 2008. Cela tient bien entendu à l’intensité de l’émission de titres (d’obligations notamment) via la titrisation, non seulement d’une grande variété de créances, mais aussi d’une gamme toujours plus large d’actifs.

À cet égard, comme on le sait, la créativité des banques d’investissement – les principales opératrices (en relation étroite avec les trois grandes agences de notation) – en matière de titrisation, a été non seulement débridée mais surtout libre de s’exercer (et célébrée en tant qu’innovation financière)13. La titrisation permet non seulement le refinancement des institutions à l’origine des prêts (susceptibles ainsi d’octroyer de nouveaux crédits, sources de revenus) mais aussi le transfert des risques liés à ces actifs aux investisseurs achetant les produits de la titrisation (ces derniers s’assurant contre ces risques sur les marchés dérivés).

Très intéressante donc, cette titrisation massive et d’une complexité consommée est surtout passée par le développement du hors-bilan au sein de sociétés ad hoc (les différents SPV, Special Purpose Vehicles, ou encore conduits). Les banques (ou sociétés financières) cèdent leurs actifs à titriser à ces sociétés, créées pour l’occasion, qui en financent l’acquisition par l’émission de titres, principalement des obligations (des ABS ou des CDO), du papier commercial (des ABCP, Asset Backed Commercial Papers) ou encore des MTN (Medium-Term Notes)14

En somme, des volumes colossaux d’actifs (dont surtout des prêts de différentes sortes) se trouvent finalement rachetés via le placement auprès d’investisseurs de nouveaux titres (de créances) émis par différents types de SPV (domiciliés, en général, dans des paradis fiscaux). Cette dynamique a été suffisamment marquée pour que l’on puisse y voir le développement d’un véritable système de crédit parallèle aux circuits bancaires traditionnels – ce qui a rendu d’autant plus difficile la conduite des politiques monétaires.

18-Outre l’importance de nouveaux acteurs de la finance et le développement exubérant de la titrisation, Duménil et Lévy soulignent d’autres marqueurs néolibéraux de la financiarisation, comme l’explosion des marchés dérivés15, liée à celle de la titrisation (à travers le développement des dérivés de crédit de type CDS, Credit Default Swap, comme moyen d’assurance des produits de la titrisation)16. En outre, ils pointent l’envolée des opérations à effet de levier, notamment de rachat d’entreprises (LBOLeveraged Buy-Out) dont le volume a été multiplié par plus de 30 aux EU entre 1993 et 2007 (permettant en particulier les prétentions démesurées des sociétés financières en termes de taux de retour sur fonds propres aux alentours de 15 %)17, ou encore l’importance nouvelle des opérations decarry trade sur les devises.

Bien entendu, l’intensification du caractère mondialisé des mécanismes financiers constitue un autre trait fondamental de la financiarisation néolibérale. Dans la profusion des données mobilisées par Duménil et Lévy, on peut citer à cet égard l’augmentation du volume d’actifs étrangers détenus par les banques (passant de 9 à 59 % du produit mondial brut entre 1977 et 2008) ou encore la multiplication par 9 du volume des « forwards » et des « swaps » sur les devises, alors même que celui des flux d’échanges extérieurs était multiplié par 5,4 entre 1989 et 2007 (ce qui, au passage, souligne le caractère surdéterminant de la composante financière de la mondialisation).

19-Toute comme la financiarisation, la mondialisation des échanges est une tendance historique antérieure au néolibéralisme qui, elle aussi, fut marquée par le néolibéralisme. Ce marquage a non seulement consisté en une libération et une exacerbation – cette tendance ayant été endiguée durant la phase de capitalisme gestionnaire –, mais aussi en une imbrication déterminante avec la financiarisation18. Durant le néolibéralisme, le moteur de ces deux tendances historiques est la réalisation de l’objectif porté par le compromis de classe néolibéral : la production de revenu pour la classe dominante.

L’impériosité de cet objectif, couplé à l’importance de la financiarisation dans sa réalisation, a autorisé l’émergence d’un « surplus fictif » prenant la forme d’une « surévaluation » générale des profits et de la rentabilité dans le secteur financier où ils ont atteint des niveaux suspects pour l’analyse économique élémentaire (la valorisation des actifs aux « prix de marché », la pratique stratégique du hors-bilan à l’ombre des paradis fiscaux et parfois la fraude participant à cette surévaluation avant que la crise n’ait « ajusté le mirage à la réalité »). Cette surestimation a permis des flux abondants, et bien réels eux, de revenus (sous forme de dividendes, de salaires et de primes) pour la classe dominante.

20-Ni la financiarisation, ni la mondialisation n’auraient pu être ainsi marquées par le néolibéralisme sans la suppression par la gestion publique des régulations financières ainsi que des frontières pour les mouvements de capitaux et de marchandises. Il en a cependant résulté une structure économique et financière mondiale, non seulement fragile, mais surtout impossible à maîtriser, les possibilités stabilisatrices des politiques économiques, tout particulièrement monétaires, ayant été réduites à la portion congrue. Pour Duménil et Lévy, il s’agit là de l’expression de contradictions propres à l’objectif du néolibéralisme et aux moyens (financiarisation et mondialisation) de sa réalisation.

21-Depuis les débuts du néolibéralisme, la trajectoire de l’économie états-unienne est caractérisée par cinq tendances majeures : le déséquilibre croissant du commerce extérieur, l’augmentation en conséquence du financement de l’économie par le reste du monde, la hausse de la consommation des ménages, l’accroissement de l’endettement domestique (imputable à celui de l’État jusqu’à la moitié des années 1990 puis, après décrue et stabilisation de cette composante, à celui des ménages) et la baisse progressive du taux d’accumulation du capital (par les sociétés non financières).  

22-Du point de vue dynamique, ce tableau dessine une trajectoire insoutenable que Duménil et Lévy interprètent comme l’expression des contradictions propres au néolibéralisme sous hégémonie états-unienne. Bien que la possibilité de cumuler aussi durablement un déficit commercial et un financement extérieur de son économie ne puisse être l’apanage que d’un hégémon international comme les EU, il n’en reste pas moins que cette absence de contrainte extérieure ne peut rester éternellement sans conséquence (en termes d’hégémonie justement). C’est cependant du côté de l’endettement domestique (plus précisément par l’intermédiaire des crédits hypothécaires subprimes) que les contradictions rendant insoutenable ce tableau se sont révélées.

23-Etant donné l’absence de rôle stabilisateur du taux de change sur le déficit commercial (en raison notamment de la faiblesse de l’élasticité des exportations à ce taux et de l’inélasticité des importations), les déséquilibres extérieurs (le déficit commercial et sa conséquence comptable, le financement par le reste du monde) sont principalement liés à des facteurs propres à l’économie des EU considérée dans le contexte de la mondialisation néolibérale (sans lequel on ne pourrait évidemment pas comprendre l’approfondissement de ces déséquilibres)

24-Parmi ces facteurs, on trouve tout d’abord l’explosion de la consommation des ménages (passant de 62 % du PIB en moyenne entre 1952 et 1980 à 71 % depuis 2001) et ce, malgré la constance de la part des salaires dans le PIB de 1980 à 2007. Cette explosion de la consommation – contrastant avec la stabilité des dépenses publiques – traduit un des fondements économiques du compromis de classe néolibéral entre les capitalistes et les fractions supérieures des salariés, les cadres : en raison de l’augmentation des salaires les plus élevés, la constance de la part salariale n’a pas conduit à celle de la consommation qui, par ailleurs, a aussi été financée par la hausse des revenus du capital (l’accroissement des dividendes et des intérêts perçus ainsi que des plus-values boursières).

Cette manifestation macroéconomique du compromis néolibéral se retrouve au niveau du taux d’épargne des ménages qui a fortement décru depuis 1980 (d’une valeur moyenne de 9,3 % du revenu disponible entre 1965 et 1980, il est passé à 1,2 % en 2005 et à -3,7 % si on inclut l’investissement résidentiel dans la consommation retranchée au revenu disponible). La baisse de ce taux serait le fait des ménages les plus riches (le taux d’épargne des autres ménages étant resté constant sur la période). Cette conjonction étonnante, de la part des ménages les plus riches, d’augmentation massive de la consommation et de baisse de l’épargne (alors même que leurs revenus ont fortement augmenté et qu’ils sont réputés épargner plus) s’explique, selon Duménil et Lévy, par l’effet de richesse : étant donnée l’importance de leur patrimoine, tout particulièrement dans sa composante financière, leur consommation et leur épargne ont été largement affectées par la flambée des prix d’actifs (notamment à travers les indices boursiers)19

25-L’envol de la consommation est aussi passé par l’augmentation de la dette (nette et brute) des ménages (tout particulièrement après 2000) sous l’effet principalement de l’augmentation de sa composante hypothécaire (sans que cela ne signifie une croissance plus rapide de l’investissement résidentiel par rapport aux autres types de dépenses)20. En outre, puisque l’endettement est positivement corrélé avec les niveaux de revenus, cette envolée de la dette n’est pas passée par les ménages les plus pauvres, même en considérant seulement les crédits hypothécaires : la proportion des ménages ayant contracté un tel emprunt est en effet d’autant plus importante que l’on monte dans l’échelle des revenus (en 2007, cette proportion était de 75 % dans le dernier quintile – contre 72 % en 1984 – et 13 % dans le premier quintile – contre 17 % en 1984). Bien que la contribution des plus riches ne soit donc pas hors de propos, l’accroissement de la dette des ménages est aussi passé par les crédits hypothécaires subprimes (souscrits par les segments inférieurs du deuxième et troisième quintiles) qui ont considérablement fragilisé l’ensemble des dettes des ménages.

26-En se basant sur le fait qu’aux EU les sociétés non financières autofinancent leur investissement (en capital fixe)21 – puisqu’il existe une relation évidente entre le déclin du taux d’accumulation et la décroissance du taux de profit retenu entre 1980 et 2008 –, à l’aide d’un modèle macroéconomique simple, Duménil et Lévy montrent alors que l’endettement des ménages (lié à la hausse de leur consommation) est égal à l’endettement extérieur (correspondant, approximativement, au financement extérieur, contrepartie du déficit commercial). Ainsi, l’endettement domestique et l’endettement extérieur se retrouvent liés. Dans ces conditions, si toute augmentation du crédit aux consommateurs s’avère bénéfique en termes d’emploi des capacités de production de l’économie (puisqu’elle stimule la demande), elle se traduit inévitablement par une aggravation du déficit commercial et donc de l’endettement extérieur pour peu que le pays concerné soit caractérisé par une « propension structurelle » au déficit commercial (comme c’est le cas pour les EU) et qu’il y ait généralisation du libre échange (comme ce fut le cas durant les décennies néolibérales).

Faisant face à un arbitrage entre le maintien du taux d’emploi des capacités domestiques de production d’un côté et les équilibres extérieurs de l’autre, en favorisant après 2000 le crédit aux ménages et donc leur endettement, les autorités monétaires états-uniennes ont fait le choix du premier terme au prix d’un creusement des déséquilibres extérieurs (sans d’ailleurs que cela soit préjudiciable en termes d’inflation en raison même de l’absence de contrainte extérieure dont bénéficie l’hégémon états-unien). En somme, les déséquilibres extérieurs et la hausse de la consommation ainsi que de l’endettement des ménages sont les conséquences de cette politique économique.

 Conclusion : la centralité analytique et politique de la lutte des classes

27On ne saurait pour autant réduire les raisons de la crise au plan des politiques macroéconomiques (en pointant le désormais célèbre « laxisme de Greenspan »). Qu’il s’agisse de l’ampleur et de la fragilité (à travers les crédits subprimes) de l’endettement des ménages – ressortissant de la financiarisation et de la mondialisation néolibérales – ou encore de la baisse progressive du taux d’accumulation du capital par les sociétés non financières22 – conséquence directe de l’objectif du compromis de classe néolibéral se traduisant, comme on l’a dit, par une forte baisse de la part des profits retenus –, les caractéristiques du néolibéralisme (son objectif de classe et les moyens de sa réalisation) constituent en effet des soubassements fonctionnant comme des conditions de possibilité de la trajectoire économique des EU.

Les causes fondamentales de la crise sont ainsi du côté du néolibéralisme et non du côté de la dette des ménages : le démontrer constitue selon nous un des résultats majeurs de l’ouvrage de Duménil et Lévy. Or, ce résultat est lourd de conséquences. En effet, du point de vue analytique, il montre la pertinence d’une analyse marxiste où l’économie est enchâssée dans une approche historique (basée sur la lutte des classes) et, par voie de conséquence, il éclaire d’une lumière crue les programmes politiques prétendant concilier le néolibéralisme avec les intérêts de la grande majorité des salariés.

Notes

1  Bien que cela soit un détail, cette analyse permet aussi de sortir du dilemme de la pluri ou interdisciplinarité, parfois évoquée dans certains débats contemporains relatifs à l’avenir de la science économique (après la énième déroute empirique de la théorie pourtant toujours orthodoxe).

2  La « révolution des sociétés par action » fait référence à la formation massive de sociétés anonymes, consacrant la séparation de la propriété et de la gestion, permise par les nouvelles lois d’entreprise à la fin du xixe siècle aux EU. La « révolution de la gestion » ou « managériale » renvoie à la délégation de la gestion à un ensemble de personnels salariés de managers assistés par leurs employés (le champ d’activité de la gestion allant de l’organisation de la production et du travail jusqu’à la mise en œuvre du changement technologique). Et enfin, la « révolution financière » a trait au développement du financement des sociétés anonymes par le système bancaire, à la formation, en conséquence, de nouvelles institutions financières et à l’explosion des mécanismes monétaires et financiers, conférant un rôle majeur au secteur financier dans le financement de l’accumulation et l’exercice des prérogatives attachées à la propriété.

3  Saluée notamment par Frédéric Lordon (2010), Capitalisme, désir et servitude, La Fabrique, Paris.  

4  La gestion centralisée de la macroéconomie constitue la « révolution keynésienne » succédant aux trois autres « révolutions » du tournant du xxe siècle. 

5 D’où la place centrale qu’occupent les EU dans l’ensemble des travaux de Duménil et Lévy et dans leur dernier ouvrage en particulier.

6  Parmi les nombreuses données avancées par Duménil et Lévy, on peut citer par exemple la suivante concernant les dividendes versées par les sociétés non financières aux EU : pour les années soixante et soixante-dix les dividendes fluctuaient autour d’une moyenne annuelle de 51 % du profit (après impôts) alors qu’entre 1980 et 2008, on observe une moyenne annuelle de 74 %. De nombreuses études viennent faire écho à ce que soulignent Duménil et Lévy, tant pour les EU que pour les autres pays du centre. Pour la France, on peut par exemple signaler ce qu’indiquent G. Cette, J. Delpla et A. Sylvain (2009) (« Le partage des fruits de la croissance en France », Rapport du Conseil d’analyse économique, n° 85) : la part des dividendes dans le PIB passe de 3,2 à 8,5 % entre 1982 et 2007.

7  On ne pourra pas citer toutes les données collectées par nos auteurs. Mais celle-ci, concernant les intérêts, ne peut être omise : les intérêts payés par les ménages et l’État aux EU ont atteint 8,5 % du PIB en 2007 alors que les profits des sociétés non financières (avant paiement des intérêts et des impôts) représentaient eux 7,6 % du PIB.

8  Jusqu’aux débuts des années 2000 au moins.

9  Banques commerciales (d’investissement et de dépôt) qui d’ailleurs, face au processus de désintermédiation de la finance du début des années 1980, se sont massivement et activement engagées dans la finance de marché (en particulier au travers de la titrisation d’actifs et de l’intermédiation de marché). Le secteur bancaire a ainsi lui-même connu de nombreuses évolutions réglementaires rappelées par Duménil et Lévy.

10  Au niveau mondial, à considérer seulement les fonds de pension, les fonds d’assurance et les fonds communs de placement, le volume d’actifs gérés représentait 74000 milliards de dollars en 2007.

11  Fannie Mae (Federal National Mortgage Association) et Freddie Mac (Federal Home Loan Mortgage Corporation) sont les deux institutions privées de refinancement hypothécaire aux EU qui, bénéficiant de certaines garanties publiques, ont le statut de GSE (Governement Sponsored Enterprises). Avec Ginnie Mae (Government National Mortgage Association), ces institutions sont devenues les acteurs centraux du marché du crédit hypothécaire et, ce faisant, du système financier américain (grâce à la titrisation des prêts immobiliers). À titre d’illustration, en mai 2007, l’engagement financier de Fannie Mae et Freddie Mac s’élevait à 5200 milliards de dollars (soit, un tiers du PIB des EU).  

12  Les actifs titrisés par ces émetteurs privés sont des créances non hypothécaires (prêts à la consommation, prêts automobiles, prêts étudiants, créances commerciales, crédit-bail etc.), mais aussi hypothécaires (commerciales et résidentielles). D’ailleurs, très vite, ce dernier type de créances a représenté l’essentiel des actifs titrisés par ces émetteurs privés (en 2006, par exemple, sur les 1690 milliards de dollars d’ABS émis aux EU, 1320 concernaient des créances hypothécaires). En outre, les sous-jacents des ABS inclurent aussi des actifs issus de titrisation antérieures ou encore des dérivés de crédits.

13  Outre la titrisation de différents types de créances, donnant lieu à l’émission de différents ABS, la titrisation d’obligations issues de titrisations antérieures (émission de nouveaux titres adossés à des ABS), l’ingénierie financière a développé la structuration de ces obligations adossées (une seule ou plusieurs fois). À partir d’un paquet d’actifs hétérogènes (mêlant par exemple des créditssubprimes, à d’autre crédits hypothécaires moins risqués, ou tout autre type de créances, ou encore des instruments dérivés de crédit), différentes tranches d’obligations sont émises en fonction du couple rendement/risque des actifs sous-jacents : une tranche « senior », une « mezzanine » et une « equity », la dernière venant absorber l’essentiel du risque attaché à l’ensemble du paquet d’actifs (et conservée pour cette raison par la banque en général) et la première étant prioritaire dans l’affectation des flux de revenus provenant de cet ensemble. C’est ainsi que l’on obtient des CDO (Collateralized Debt Obligations) qui, selon le type d’actifs réunis en paquet, seront des CMO (Collateralized Mortgage Obligations) si les actifs sous-jacents sont des créances hypothécaires, des CLO (Collateralized Loan Obligation) s’il s’agit de prêts bancaires aux entreprises, des CBO (Collateralized Bond Obligation) s’il s’agit d’obligations d’entreprises, des CDO d’ABS, ou encore des CDO de CDO (des CDO3 etc.etc. Évidemment, très vite personne, si ce n’est les banques opératrices de la titrisation, ne peut savoir avec exactitude ce que contiennent les paquets titrisés, sans que cela n’ait empêché les agences de notation de noter AAA les tranches senior de ces obligations (c’est d’ailleurs un des intérêts de cette structuration).

 14Selon les actifs à titriser et les titres émis à cet effet, on distingue différents types de sociétés ad hoc (par exemple, les ABCP conduits n’émettent que des ABCP pour financer le rachat des actifs à titriser alors que les SIV, Structured Investment Vechicles, émettent des ABCP et des MTN pour cela).

15  Marchés dérivés dont la plupart des transactions se font de gré à gré : les produits dérivés échangés mondialement de cette manière représentaient 684000 milliards de dollars en juin 2008 contre 72000 en juin 1998.

16  Comme le rappellent Duménil et Lévy, si le marché des CDS n’est pas le segment le plus important des marchés dérivés, son explosion en termes de volume fut sidérante (entre la fin 2004 et la fin 2007, ce volume a été multiplié par plus de cent) et bien entendu, au-delà de la fonction d’assurance de ces produits dérivés, il s’agit de formidables instruments de spéculation.  

17  Et même 25 % pour le groupe bancaire suisse UBS en 2005, comme le rappellent Duménil et Lévy.

18  Que la financiarisation détermine en grande partie la mondialisation réelle dans le néolibéralisme peut être illustré par le fait que les variations de taux de change sont beaucoup plus influencées par les flux financiers internationaux que par les déficits des balances commerciales (pour les principales devises en jeu dans les échanges).

19  Duménil et Lévy renvoient le lecteur à une étude de D. Maki et M. Palumbo, “Disentangling the Wealth Effect : A Cohort Analysis of Household Saving in the 1990’s”, Working Paper, Federal Reserve, 2001.

 20  Comme le rappellent les auteurs, cela tient aux spécificités du mécanisme du crédit aux EU où il existe une interaction forte entre la dynamique des marchés d’actifs (dont l’immobilier) et celles des comportements de crédit et donc de consommation. Une partie importante des prêts immobiliers est utilisée pour obtenir des nouveaux prêts (uniques ou renouvelables) gagés sur la valeur des biens immobiliers (au prix de marché) détenus par les ménages et ainsi financer d’autres dépenses de consommation. Dans ces mécanismes de refinancement, on notera que l’on retrouve le principe de la valorisation mark-to-marketi.e. « aux prix de marché », impliqué dans l’émergence d’un « surplus fictif ».

 21  La raison pour laquelle ces sociétés ne profitent pas de l’effet de levier de l’emprunt (dont usent et abusent les sociétés financières durant la même période) tient pour Duménil et Lévy à la corporate governance et à la domination exercée par les institutions financières.22  De 1980 à 2005, le taux d’accumulation des sociétés non financières (défini comme le taux de croissance de leur stock net de capital fixe) est inférieur de 32% à ce qu’il aurait été si le taux moyen d’accumulation précédant le néolibéralisme avait prévalu.

Pour citer cet article

Référence électronique

Ozgur Gun et Sophie Jallais, « Gérard Dumenil and Dominique Lévy, The Crisis of Neoliberalism, Harvard University Press, Cambridge, Massachussetts, London, England, 2011. », Revue de la régulation [En ligne], 10 | 2e semestre / Autumn 2011, mis en ligne le 21 décembre 2011, consulté le 10 février 2014. URL : http://regulation.revues.org/9425