Ecrevisses de Lune (ou le sablier sans fin) d'Hugues Simard

Publié le 27 octobre 2014 par Transhumain

Il y a quelques mois paraissait aux éditions La Valette un recueil de nouvelles d'Hugues Simard. Hugues est un ami, certes. Mais il est aussi un écrivain de la meilleure eau. Un as du fragment poétique et de la fulgurance, dont la nouvelle « The One » donnait un flamboyant aperçu dans Le Jardin Schizologique – mais pas seulement :Hugues, dont le verbe scintille d'un éclat surnaturel, nous entraîne dans un univers incroyablement poétique, hanté par la nostalgie d'un passé mythique – des lieux, des figures – et voué à réenchanter notre monde (dût-il pour cela réintroduire le dodo), à en dresser une carte secrète où se dessinent à l'encre d'or les artères et les ruelles de nos songes.

Dans les Ecrevisses de Lune (bel objet qui ne souffre que de ses nombreuses coquilles et parfois, jugeront d'aucuns, d'une certaine préciosité), dont les vingt-sept nouvelles (le nombre exact de livres du Nouveau Testament) sont rassemblées en neuf « livres » (neuf, le nombre des sphères célestes ou des cercles de l'enfer...) introduits en lettres pourpres par un arpenteur parisien sur les traces d'un Supérieur Inconnu, dans les Écrevisses, donc le temps s'écoule le long d'un écliptique où persistent des éclats de mémoire et de métaphores vives : à leur lumière (qui est aussi, est-il écrit dans « L'Archipel Iris », déflagration et démultiplication), les tracés relevés par notre Géographe révèlent l'immense étendue de notre inframonde – quelque chose, et je ne trouve pas plus juste image, comme l'âme du réel.

Dans « Le Théorème d'Olivier Larronde », Hugues Simard entreprend d'éclairer le mystères des Barricades – qui se révèlent être celles du temps, et nous découvrons dans « Nervalchimie » la dernière fille du feu dans les eaux de la Seine. Mais, des trois nouvelles du premier livre, m'a davantage frappé l'étrange « Archipel Iris », probablement inspiré de Anywhere Out of the World, un « petit poème en prose » de Charles Baudelaire [1], et peut-être des observations des Mascareignes par le poète lors de l'escale du Paquebot des Mers du Sud à Port-Louis en 1841. Un homme, un certain Charles, effectue sur son carnet un « relevé » des métaphores d'un archipel situé « au-delà de la mer du Nord, dans un creux de Baltique ». « Il fendit un banc d'oiseaux disséminé sur la plage, qui s'envola à son passage, comme une mer s'ouvre, un océan succédant à l'autre. Ce voile déchiré dans le débat des ailes laissa apparaître une maison sur les hauteurs, qui paraissait abandonnée. » Comme de bien entendu, les métaphores abondent ici, s'animent sous la plume ignée d'Hugues Simard – jusqu'au renversement ontologique d'une conclusion où la métaphore finit par acquérir une existence propre et, pour tout dire, très mystérieuse (encore que ce cristal énorme et fantastique au cœur de l'archipel, puisse renvoyer au « rocher de cristal » sur laquelle l'âme, « calme et solitaire » de l'auteur des Fleurs du Mal était assise dans « Les Bijoux »… Est-ce alors d'avoir contemplé un instant sa propre métaphore, qui a perdu le Charles de l'archipel Iris ?

Il n'est pas impossible que les disparitions d'Ernest Laviole, titulaire des « Grandes orgues de Saint-Eustache » pendant l'interprétation d'une partition alchimique, de l'étrange Monsieur C., Eugène de son prénom, dissous par le Mercurial dans la très fulcanellienne « Demeure alchimique » de Saint-Athanase, ou de frère Hieronymus au mont Sainte-Eulalie, ou encore la métamorphose de Mark H. dans « La Musique des Hauts-fonds » après la découverte d'un « piano synesthésique » en cristal, aient quelque rapport, elles aussi, avec cette sortie brutale de l'artiste hors de lui-même, avec la révélation d'un autre univers, tissé de nos songes, peuplé de nos désirs d'orient et de nos amours perdues, dont la nostalgie nervalienne constitue le sujet même du « Pélerinage à l'usine à gaz », sur les traces d'Eugène Canseliet (que sur les rives de la Tertre on appelle parfois, de peur sans doute de réveiller quelque démon pas très catholique, simplement « Monsieur C. »).

Chacun de ces textes, à dire vrai, peut être lu comme la métaphore de la puissance visionnaire de l'art, qu'il soit poétique, musical, pictural ou alchimique, parfois à la limite de la possession, comme dans « Le Cantique de frère Hieronymus » : « Un jour que Frère Hieronymus observait ses frères confectionner des statuettes de bois dans l’atelier, libérant patiemment du matériau le corps de saintes figures, il fut saisi par une intuition. De la même manière que les pieux santons naissaient sous les coups de ciseaux, prélevés sur le chêne brut dont la sculpture détachait chaque copeau, son chant était l'extraction d’une matière sonore préexistant dans l’invisible » et, toujours, comme une transmutation alchimique : la chair devient verbe, et le verbe peut emprunter mille et un visages, se faire cathédrale de sable (« Oraison funèbre pour le chevalier du mont Horeb »), s'anéantir dans le désert (« Le Train des sables ») se cristalliser (« L'Archipel Iris », « La Musique des Hauts-fonds »), changer une ville en vaisseau fantôme (« Submersion ») ou, suivant les préceptes d'un kabbaliste occulte, s'architecturer en une organique et terrifiante demeure (« Le Nautonier céleste »)… On perçoit, dans les Ecrevisses de Lune, la quête sans fin (comme le sablier du sous-titre) de l'œuvre ultime, celle qui peut changer le plomb en or ou, comme dans « La Symphonie Absinthe », plonger son auditoire, même innombrable, dans une transe hallucinatoire digne du miracle du soleil qui suivit la sixième apparition de la Vierge à Fatima.

C'est que, comme le veut l'intuition alchimique, confirmée par la science moderne, toute chose en ce bas monde est issue d'une même substance. Ainsi les artistes puisent-ils l'essence de leur œuvre à la source d'un passé mythique, découvert au hasard de leurs voyages et de leurs transports (fût-ce à bord d'une machine Rousselo-Wellsienne, comme dans son conte drolatique « L'homme qui était en avance d'une heure et quart sur son temps »). Parfois, ces expériences gnostiques relèvent d'accomplissements prophétiques. Ainsi Louis Alcarain voit-il dans le surgissement formidable d'une cathédrale engloutie au large de l'Irlande la réalisation d'une prophétie aztèque (« Soleils giratoires ») ; ainsi encore le narrateur de « Pèlerinage à l'usine à gaz » envisage-t-il la fameuse aurore boréale d'Eugène Canseliet comme les derniers feux avant l'apocalypse annoncée par Fulcanelli...

Mais c'est paradoxalement quand elle s'émancipe de sa dense et certes fascinante tapisserie d'histoire et de culture, quand elle se libère par quelque trouée lumineuse du poids des métaux lourds du temps dont est fait d'ordinaire son étoffe et que, suivant en cela le destin du Charles de « L'Archipel Iris », ses métaphores ne brillent plus comme les pièces maîtresses d'un cabinet de curiosité, fût-il du marquis de Baumes, mais flamboient d'un pur éclat poétique et charrient des univers entiers, autrement dit quand sa littérature cesse de scruter les spectres derrière son propre reflet pour, à l'image du « Phare oblique » ou de la tour de contrôle de « La baleine aérolithe », porter son regard sur l'ailleurs, quand il n'est plus question de passage vers les songes mais de les habiter depuis toujours, que la prose d'Hugues Simard, transportée vers une terra incognita à bord d'un Moby Dick mécanique, accède à ses plus hautes sphères.

« Au-delà de l’enceinte où la cité a été reléguée, depuis que ses habitants ont édifié un rempart contre l’invasion du songe, apparaissent et disparaissent des chimères à la surface des flots, à quelques pas du rivage. De fantomatiques caravelles s’éclipsent ainsi au moment où elles semblent devoir toucher terre, pour aller ressusciter quelques miles plus loin, comme brusquement rapatriées par l’horizon dont elles sont filles, ou encore déportées en latitude, orient ou occident, par caprice ou nécessité, cela reste impénétrable. De ces positions nouvellement acquises, illusions non moins puissantes, elles répètent un identique et lent pèlerinage vers le récif, semé d’invisibilités intermittentes, dont le labour des flots semble inexorable, sans que jamais quelqu'abordage ne vienne en briser le sortilège, sans que jamais, par le pouvoir ascensionnel de la rotation, ces odyssées circulaires ne viennent conjurer leur condition de vaisseaux fantômes, les émanciper de l’intangible prison d’un mensonger cristal de vision... »

Du haut de son aérostat, le narrateur de « Quimper Athanor », somptueux portrait de l'artiste en cité philosophale, observe l'étrange ballet des pêcheurs d'or de la ville-forteresse assiégée par les chimères, et maintenus en vie par la certitude qu'un jour émergera des flots une mythique et resplendissante Atlantide. Comment ne pas y entrevoir la métaphore, la plus vive qui soit, du processus de création tel que l'auteur ne cesse de la mettre en scène, creusant son obsessionnel sillon tout au long du recueil ?

[1] « En es-tu donc venue à ce point d’engourdissement que tu ne te plaises que dans ton mal ? S’il en est ainsi, fuyons vers les pays qui sont les analogies de la Mort. — Je tiens notre affaire, pauvre âme ! Nous ferons nos malles pour Tornéo. Allons plus loin encore, à l’extrême bout de la Baltique ; encore plus loin de la vie, si c’est possible ; installons-nous au pôle. Là le soleil ne frise qu’obliquement la terre, et les lentes alternatives de la lumière et de la nuit suppriment la variété et augmentent la monotonie, cette moitié du néant. Là, nous pourrons prendre de longs bains de ténèbres, cependant que, pour nous divertir, les aurores boréales nous enverront de temps en temps leurs gerbes roses, comme des reflets d’un feu d’artifice de l’Enfer ! »

(extrait de Anywhere Out of the World / N'importe où hors du monde de Charles Baudelaire).