[Critique] TIGRE ET DRAGON

Par Onrembobine @OnRembobinefr

Titre original : Wo hu cang long

Note:
Origines : Chine/États-Unis/Hong-Kong/Taïwan
Réalisation : Ang Lee
Distribution : Chow Yun Fat, Michelle Yeoh, Zhang Ziyi, Chang Chen, Cheng Pei Pei…
Genre : Arts-Martiaux/Aventure/Action/Drame
Date de sortie : 4 octobre 2000

Le Pitch :
Le grand guerrier Li Mu Bai a juré de venger la mort de son maître, assassiné par Jade la Hyène, femme maléfique désireuse d’apprendre les secrets des arts-martiaux. Depuis plusieurs années, il est éperdument amoureux de Yu Shu Lien, et elle de lui, mais leurs sentiments personnels devront attendre quand leur quête de justice devient une tentative de retrouver « Destinée », une épée légendaire qui appartenait jadis au maître de Mu Bai et qui a récemment été vendue au puissant gouverneur de Beijing…

La Critique :
Quel film euphorique. Fortement déconseillé à ceux qui détestent les sous-titres, le pâmoison à la fois épique et romantique qu’est le Tigre et Dragon d’Ang Lee est une expérience de cinéma dévastatrice. Un de ces premiers monuments du nouveau millénaire qui accomplit ce moment merveilleux où le spectateur est brièvement hors de soi, transporté dans un monde et des circonstances qu’il n’aurait jamais connues autrement.

De quoi ça parle ? Et bien, v’là le problème.

Il y a quelques centaines d’années à Beijing… Le guerrier légendaire Li Mu Bai (Chow Yun Fat, aussi connu sous le titre de L’Homme Le Plus Cool De l’Univers) souhaite rien de plus que raccrocher son épée mythique « Destinée » et poursuivre son amour interdit pour Yu Shu Lien (Michelle Yeoh), une femme du prolétariat qui vit à la dure. Malheureusement, il y a aussi le cas fâcheux de Jade la Hyène, en cavale après avoir empoisonné le maître de Mu Bai, et son rapport étrange avec Jen (Zhang Ziyi), la fille du riche Gouverneur Yu. Quel lien il y a-t-il entre tout cela et l’enlèvement de Jen par un bandit impitoyable des déserts appelé Nuage Noir ? Ceci reste une incertitude, mais un livre sacré de secrets d’arts-martiaux a aussi été dérobé à l’académie Wudan tout en haut de la montagne…et puis merde.

L’intrigue de Tigre et Dragon est aussi alambiquée et délirante que n’importe quelle épopée d’héroïque-fantaisie/d’arts-martiaux, et le synopsis que vous venez de lire donne assurément l’impression d’être un énorme tas de conneries. Mais la tactique couillue d’Ang Lee est de prendre un inventaire de tous les vieux codes et clichés du genre – souvent abusés, prêts pour la parodie et tous consignés aux oubliettes du kitsch – et non seulement de les prendre totalement au sérieux, mais aussi de les infuser d’allusions expressives et émouvantes.

Dans une manœuvre astucieusement calculée qui va sans doute déplaire à certains, Tigre et Dragon commence avec une bonne demi-heure d’exposition prolixe et un développement minutieusement détaillé des personnages. En véritable anthropologue culturel du cinéma, Lee a déjà examiné les habitudes d’accouplement dans l’Angleterre de Jane Austen (Raison et Sentiments) et les pseudo-échangistes du Connecticut des années 70 (Ice Storm), donc il n’est pas prêt à laisser tomber une chance de s’essayer à la Chine ancienne. Prenant lentement mais sûrement son temps pour nous introduire dans ce monde féérique, Lee met la relation entre Mu Bai et Shu Lien au premier plan, et attend tranquillement pour que leurs coutumes étrangères (à défaut d’un meilleur terme) de galanterie se normalisent dans notre esprit. Jusqu’à ce que quelqu’un essaye de piquer l’épée Destinée et soudain, boum – on décolle.

Au début, la façon dont les personnages sont capables de sauter impossiblement de toit en toit paraît assez marrante, à la limite du ridicule, même. Mais s’ensuit rapidement la révélation glorieuse qu’en fait, ils peuvent voler. Pas vraiment comme Superman, mais plutôt un flottement accéléré à travers une atmosphère onirique, où la gravité est faible et la résistance aérodynamique reste encore un souci. Et pourtant, ils sont tous capables de rebondir sur les bons murs et calculer juste assez de sauts périlleux pour atterrir exactement là où ils ont besoin d’être. L’exaltation viscérale qui arrive une fois que les protagonistes prennent leur envol est telle que chaque scène d’action inspire une sorte de joie étourdie qui fait tourner la tête. Le genre de jubilation qu’expriment les gosses et qu’on est parfois poussés à imiter. Ça a l’air tellement gracieux, léger, rapide, et facile.

Et ce n’est pas tout, parce qu’appeler les combats qui s’ensuivent « spectaculaires » serait un gigantesque euphémisme. Chorégraphiées par le grand Yuen Wo-Ping (le mec derrière les affrontements de Matrix qui transforma Jackie Chan en superstar quand il réalisa Le Maître Chinois en 1979), les scènes d’action intenses de Tigre et Dragon sont des exploits vertigineusement élaborés de mouvement et d’acrobatie. Il comprend que la forme est plus importante que la fonction ; ce n’est pas le gagnant ou le perdant qui compte (à part dans l’intrigue, bien sûr), c’est celui qui a l’air le plus cool. Mais il faut aussi noter qu’il y a un manque louable de carnage à travers toutes les bastons. En parfaite osmose avec leurs codes moraux rigoureux, ces guerriers prennent les conflits très au sérieux, et Lee leur rend la pareille en étant tellement responsable avec sa violence qu’un coup d’épée au bras est plus choquant que quelqu’un qui se ferait décapiter dans un film plus standard.

Oui, avec le temps qui passe, il est plus facile de voir qu’ils y a des câbles. Mais les séquences aériennes exubérantes de Tigre et Dragon ressemblent davantage, par leur forme et leur contenu, à des numéros de comédie musicale de l’Hollywood classique. Elles sont parsemées à travers le film de façon à ne pas faire caler l’histoire juste pour nous divertir. Plutôt, chaque interaction, chaque coup de pied, se distingue par son propre style et sert à communiquer des infos cruciales concernant le scénario de plus en plus labyrinthique – et, plus important encore, les personnages délicatement nuancés de Lee. Le pénultième affrontement grandiose au sommet d’immenses bambous dans la forêt chinoise a beau débuter en bagarre déloyale, il se glisse peu après dans le flux de la conscience tourmentée de Mu Bai pour enfin exploser en rhapsodie spirituelle à plein-gaz : au ralenti, à l’envers, et totalement extasiée.

Retournant à l’athlétisme de vétéran qui avait rendu son travail fondateur avec John Woo typique dans les années 80, les allures imposantes et le côté taquin de Chow Yun Fat ne font que renforcer la tendresse bouleversante de Mu Bai, cachée derrière chacun de ses regards tristes. Si on met de côté ses capacités surhumaines, Michelle Yeoh possède elle aussi une gravité de présence stupéfiante, exprimant tous les non-dits que Shu Lien préfère garder sous silence. Sa prestation est, sans aucun doute, la plus émouvante du film. Tenant ces deux aînés timides et réservés dans un contraste photo-négatif avec la passion émoustillée entre la Jen délectable de Zhang Ziyi et le Nuage Noir beau-gosse de Chang Chen, l’œuvre d’Ang Lee se réfracte pour devenir une fine étude générationnelle. Les guerriers vieillissants ne peuvent pas s’empêcher d’envier ces petits vauriens et leur liberté ardente, alors même que le caprice damné de la jeunesse menace de les condamner tous.

Presque chaque séquence donne l’impression de carburer à trois niveaux différents, et pourtant une telle complexité ne vient jamais entraver la mission principale du métrage. Les meilleurs films d’arts-martiaux n’ont rien à voir avec les combats et tout à voir avec l’excellence personnelle, et Tigre et Dragon réussit à transcender ses origines pour devenir quelque chose d’unique, tout en restant glorieusement, et périlleusement irréaliste. Audacieux et éblouissant jusqu’au dernier plan sinistrement poétique, Tigre et Dragon est un chef-d’œuvre.

@ Daniel Rawnsley

Crédits photos : Warner Bros. France

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