Problèmes de fin de moi par Marc Ragon

Publié le 30 octobre 2014 par Joseleroy

On sait le rôle qu'a joué Ernst Mach dans l'éveil de Douglas Harding. C'est en voyant ce dessin de Ernst Mach que Douglas a découvert sa vraie nature.

Le dessin apparait dans le fameux livre de Mach L'analyse de sensations ; ce livre - difficile - est vraiment intéressant et mérite d'être lu.

L'article suivant de Marc Ragon est un bonne introduction à la pensée de Mach.

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"Le Viennois Ernst Mach (1838-1916) était d'abord un physicien. Il fut le père du calcul de la vitesse du son et son patronyme fut choisi (après sa mort), pour dénommer l'unité de mesure des avions supersoniques ­ «Mach 1», «Mach 2». Il a fasciné ses contemporains: non seulement Freud qui fut sensible à l'impératif d'une psychologie «scientifique», mais aussi Einstein, qui le cite dans son premier grand texte sur la relativité comme un précurseur incontestable.

Expérimentateur, il a conçu et construit la première «chaise centrifugeuse» et démontré l'existence d'une «géométrie optique» différente de l'espace euclidien, illustrée en particulier par un dessin célèbre représentant la «vision du Moi» telle qu'elle apparaît lorsqu'on ferme un oeil: un bord de ce dessin est délimité par des lignes qui ne répondent pas aux lois de la perspective, mais aux courbes de l'arcade sourcilière et de l'arête du nez.

Mach a également joué un rôle dans l'histoire de la philosophie. Opposé à Kant, dont il rejette la théorie du «sujet transcendantal», il s'est réclamé tant de la pensée de Hume... que de celle de Berkeley. Le mélange d'«idéalisme critique» et d'empirisme que donnent ces lectures a surtout rapproché Mach du philosophe contemporain Avenarius, fondateur de l'«empiriocriticisme». Le «premier» Cercle de Vienne, qui s'était baptisé «Association E. Mach» (de 1907 à 1914), et qui entendait promouvoir une «vision scientifique» appliquée aux mondes physique, social et psychique, était à cet égard ouvertement dirigé contre le romantisme de l'Idéalisme allemand. Cet engagement à la fois scientiste et politique - représentant une gauche «socio-démocrate» -, lui valut les foudres de Lénine, qui accola le prédicat «réactionnaire» à cette manière de philosopher: dans Matérialisme et empiriocriticisme, paru en 1909, Vladimir Oulianov caricature la pensée de Mach en lui faisant dire que «le monde n'est constitué que de sensations», alors qu'il s'agit du monde «de la conscience». En dépit de cette attaque, Ernst Mach restera un pionnier de la «croisade antimétaphysique», défendue dès le début du siècle par Wittgenstein, Russell, Carnap, Goodman...

La réduction du monde de la conscience à des sensations a également inspiré les peintres impressionnistes et expressionnistes, qui voyaient par là l'abolition d'un «Moi» émotif «stable», et donc de tout «sujet créateur autonome». Il reste encore à produire une étude sur l'influence avérée de Mach sur Malevitch (qui avait déduit de l'Analyse des sensations que les formes de la peinture prévalaient sur celles du monde de la perspective), ou sur Kokoschka. Il a enfin attiré l'attention des écrivains ­ Musil au premier chef, dont l'oeuvre maîtresse, l'Homme sans qualités, prétend répondre à la vision «machienne» du monde.

En dépit de nombreuses incompréhensions, on a réédité l'Analyse des sensations tout au long de ce siècle, et elle fut très tôt traduite aux Etats-Unis, en Italie, au Japon, en Espagne, en Hongrie ou en Russie. La France est restée à la traîne, les popularités de Bachelard et de Bergson ayant occulté celle de Mach. Enfin traduite par Jean-Maurice Monnoyer ­ qui signe par la même occasion une éclairante et importante Introduction ­, l'Analyse des sensations doit être saluée comme l'une des grandes oeuvres philosophiques de l'histoire moderne occidentale.

Parmi les incompréhensions qui nous apparaissent à cette occasion, il y a l'erreur de Musil, d'avoir tenu la «dissolution du Moi» pour une donnée ontologique ­ alors qu'il s'agit d'un projet éthique. Quand Mach écrit: «Le Moi ne peut être sauvé», il formule un mot d'ordre. Cette «dissolution» procurera «une vie plus libre et plus inspirée». Ce projet mérite d'autant plus d'attention qu'il exprime une certaine intuition de la «modernité»: elle implique pour Mach le dépassement de la théorie cartésienne d'un «sujet» transparent à lui-même et indice de la vérité des sciences. Tandis que Freud a voulu «sauver» un certain sujet ­ le «sujet de la science» animé d'un inconscient ­, Mach a développé une position bien plus radicale et sans concession, en déclarant précisément qu'il n'y a rien à «sauver» de la subjectivité.

«Dans les états dépressifs, dont souffrent de temps en temps les hommes nerveux, le Moi se rétrécit. Il semble qu'un mur le sépare du monde.» Autrement dit, «dissoudre le Moi» revient à élargir la conscience au-delà des limites étroites et illusoires d'une identité corporelle et d'une histoire individuelle. Mach a cependant conscience que «le pur instinct de la connaissance, dans les conditions sociales qui sont les nôtres, est encore un idéal». Nous sommes encore trop souvent témoins des idéologies étriquées fondées sur la valorisation du «Moi», comme «le préjugé de classe, l'esprit de corps, le sentiment national, ou le patriotisme local le plus borné». Mais ce réalisme est contrebalancé par un diagnostic de notre modernité globalement encourageant: «Les contenus de conscience de portée universelle transgressent les limites de l'individu, et poursuivent une existence impersonnelle, supra-individuelle, quoique liée à des individus, et affranchie de la personnalité au sein de laquelle ils se développent. N'est-ce pas l'une des plus grandes joies de l'artiste et du savant, du réformateur social, que de contribuer à cette existence?» Le moteur de la science serait une «ouverture d'esprit» opposée au registre fallacieux du «génie» individuel ou de la «forte personnalité» du savant. L'«homme» de Mach n'est pas «sans qualités». Il propose une éthique de la «différenciation» devant succéder à la valorisation égoïste: «Pourtant, si des circonstances venant de l'extérieur ­ introduisant des différences et pénétrant dans notre environnement ­ ne se manifestaient pas, il ne se produirait bientôt absolument plus rien.» La pensée de Mach est animée d'un apparent paradoxe: en poussant les principes de la connaissance scientifique jusqu'à leurs conséquences extrêmes, il laisse apercevoir les promesses d'une échappée de la conscience dans un monde intérieur de liberté, d'imagination, de volonté, de créativité... de qualités. L'inventeur de l'expression «expérience de pensée» laisse ainsi deviner, sous l'impératif d'une dissolution du Moi «physique», l'existence d'un deuxième monde, «physiologique», dont l'expérimentation s'éprouve au sein d'une géométrie, d'une esthétique et d'une mobilité qui appartiennent à un univers purement spirituel ­ l'univers de la «conscience», bien plus vaste que le maigre «point fixe» ­, cerveau ou inconscient ­ constitutif de l'illusoire «unité du Moi»." Marc Ragon, journal Libération