Chroniques de l’ordinaire bordelais – Episode 123

Publié le 02 novembre 2014 par Antropologia

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A la bibliothèque de quartier dans laquelle je travaille, rentrent et viennent de nombreux usagers. L’accès est libre et gratuit. Les personnes peuvent s’asseoir, lire le journal ou des revues, aller sur Internet, bouquiner. Monsieur T. vient chaque matin. Il ne lit que des dictionnaires de langue : un jour l’arabe, le lendemain l’allemand ou l’espagnol. Il recopie laborieusement des listes de mots dans un cahier d’écolier à grands carreaux.
« -Bonjour M’sieur. Ça va aujourd’hui ?
– Oui l’infirmière est venue pour me prendre la tension mais elle m’a pris pour Bambi H., me répond t-il de sa voix nasillarde.
– Bambi H. c’est qui ?
-…
– Un habitant du quartier ?
– Oui. Elle m’a dit que j’avais une tension pincée.
– Une tension pincée ? Qu’est-ce que c’est ?
– Une tension avec un chiffre impair.
– Ah d’accord. Mais, vous allez bien ?
– Ça va, oui. »
Aïcha rentre en coup de vent et me demande :
« – Vous avez Skype, ici ? C’est en panne chez moi et je dois absolument joindre ma cousine qui vit au Bahrein.
– Au Bahrein ? Elle ne doit pas beaucoup sortir. C’est dur pour les femmes là-bas.
– Oui, elle ne sort pas beaucoup mais elle est bien. Elle est mariée. Elle a une belle maison, de l’argent…
– Oui, mais vous, vous avez la liberté !
– La liberté ? Qu’est-ce que j’en fais ? Je n’ai pas de travail, pas d’argent. Je reste chez moi, je ne sors pas. Je ne vois personne. Elle vit mieux que moi ici ! »
C’est la première fois que je parle à M. O., un homme qui, me dit-il, est âgé de 79 ans.
« -Est-ce que vous avez l’annuaire de Nouvelle Calédonie ? Je recherche mon frère qui vit là-bas, depuis 35 ans. Ma maison a brûlé, il y a deux ans et j’ai tout perdu. Je n’ai plus ses coordonnées. Dans un livre que j’avais prêté à des amis et qui appartenait à mes parents, j’ai retrouvé une photo. Sur cette photo, il y avait un jeune garçon qui jouait au foot. Je pense que c’est mon neveu. C’est la seule photo qu’il me reste. C’est tout. Je voudrais retrouver mon frère. Il était zingueur. Est-ce que vous avez un annuaire ? Mais vous savez, je suis atteint de perte de mémoire immédiate. Je ne sais pas si je me souviendrai que je suis venu.»
Conversations surprenantes mais captivantes dans l’ordinaire des jours….

Marie Braux