Répondre à la question: "Qu'est-ce que le communisme ?"

Par Alaindependant

« En France en particulier, nous dit Etienne Balibar, la grande division continue de séparer ceux qui ont appartenu (voire appartiennent encore) au « parti communiste », dans le sens institutionnel du terme, et ceux qui s’opposent (et s’opposaient) à ce qu’ils considéraient comme un appareil de pouvoir traditionnel (même si ce pouvoir était subordonné, ou réactif, là où le parti communiste ne s’identifiait pas à l’État, mais se contentait de l’imiter). Mais rien n’est vraiment simple dans cette dichotomie elle-même : on pouvait s’opposer « de l’intérieur du parti », c’était même peut-être la seule façon de le faire utilement [3] ; et les groupes alternatifs apparaissaient souvent comme des substituts, des modèles réduits, des images mimétiques du parti, au mieux des renaissances idéales de sa « vérité » historique, souvent fondées sur la tentative « dialectique » de réunir les contraires impliqués dans l’idée même de révolution (l’organisation et la spontanéité, ou la direction armée de théorie et l’autogestion des luttes), c’est-à-dire en quelque sorte sur l’espoir de construire un « parti-non parti » exposé aux mêmes apories que « l’État-non État » de la théorie léniniste. Ils n’étaient donc pas entièrement « à l’extérieur »…  »

Communiste ? Dis-moi qui tu es !

Michel Peyret


04 10 2010 | Etienne Balibar

Remarques de circonstance sur le communisme

Article publié dans Actuel Marx, n° 48, septembre 2010, numéro spécial "Communisme"


Ces remarques, suscitées par l’événement d’un regain d’intérêt pour la symbolique du communisme, ont aussi une fonction préparatoire. Elles visent à fixer les conditions d’un débat qui ne soit pas fondé sur des quiproquos ou des impostures. Elles commencent par établir le primat de la question « qui ? » sur la question « quoi ? » dans chaque conjoncture où le terme joue un rôle politique. Ce fut le cas dans le Manifeste communiste comme ce doit être le cas au sein de la crise du capitalisme financier mondialisé. Il s’agit ensuite de reconnaître la pluralité des généalogies de l’idée communiste moderne, qui relativise l’héritage marxien, mais aussi de discuter les apories internes jamais résolues du communisme de Marx à partir desquelles il serait possible de l’incorporer à de nouveaux projets d’émancipation.

Deux situations illocutoires sont apparemment possibles, s’agissant d’entamer un discours sur le « communisme », qu’il s’agisse d’histoire ou d’actualité : ou bien celui qui s’exprime (et dont la parole est ensuite transcrite, au besoin par lui-même) est intérieur à la référence du terme, ou bien il lui est extérieur. [1] On sait que chacune de ces situations est en réalité extraordinairement complexe, divisée, conflictuelle, pour ne pas dire souvent contestée. Dire « celui qui vous parle est un(e) communiste », ou « je vous parlerai (du communisme) en tant que communiste », ici et maintenant, ne coûte pas cher (il n’en alla pas toujours ni partout de même).

À première vue, cela ne fait que différer légèrement la question de la définition, tout en la chargeant d’une dimension pathétique ou d’une intention démonstrative (d’ailleurs profondément ambivalente : des communistes ou des non-communistes – je ne dis pas les « anti » – lesquels sont aujourd’hui le mieux placés pour en proposer une définition ou une analyse ? la réponse n’est pas évidente). Il faudra bien en venir à répondre à la question « qu’est-ce que le communisme ? » (ou quelles sont ses espèces) pour que l’autoréférence ait un sens…

En réalité (comme nous le savons au moins depuis Nietzsche) la question « qui » et la question « quoi » ont des implications profondément différentes. Si je commence par demander « qui sont les communistes », j’implique qu’il y a du communisme, en tant que pratique ou comme idée, là seulement (et partout) où il y a (et où il y a eu) des communistes agissant et pensant comme tels, soit en son nom soit peut-être également sous d’autres qu’il apparaîtra opportun de lui substituer. On a donc déjà vu du communisme (et peut-être on peut toujours en voir), ce qui ne veut pas dire qu’on a vu tout le communisme, tout du communisme, et ne résout aucunement la question de savoir ce qu’on en verra ou reverra si le terme conserve une pertinence historique. Il y a là une incertitude qui peut-être est essentielle.

Dans la seconde hypothèse, au contraire, si je commence par demander « qu’est-ce que le communisme ? », il n’y a guère que deux possibilités, mutuellement exclusives : ou bien le communisme a existé, sous une forme qu’on estime désastreuse ou dont on a la nostalgie (les communistes sont ceux qui se sont reconnus dans ce système ou l’ont défendu), ou bien le communisme n’a jamais encore existé, conformément à son concept (les communistes sont ceux qui en rêvent, ou qui s’efforcent d’en préparer la venue, éventuellement de préparer leur propre transformation en « hommes communistes »). [2]

En me présentant ici comme « un communiste », parmi d’autres, je veux donc marquer le primat de la question « qui » sur la question « quoi », pour des raisons de conjoncture politique et idéologique auxquelles je reviendrai en conclusion, mais d’abord pour entretenir l’incertitude que recouvre le terme, en la redoublant d’une incertitude portant sur ma propre identité. Le nom, sans doute, fonctionne comme signe de reconnaissance. Certaines vieilles haines sont émoussées, nous les regardons avec l’attendrissement qu’évoquent les souvenirs de jeunesse (encore une fois : il n’en irait pas de même partout, sans sortir du continent européen). Ou bien ne demandent-elles qu’à resurgir ? La reconnaissance n’est-elle pas simplement l’envers de la méconnaissance ? Ce qui est sûr, c’est qu’à parler aujourd’hui du communisme, nous sommes à la fois des « ex » et des communistes « à venir », et que le passé ne passe pas d’un coup.

En France en particulier, la grande division continue de séparer ceux qui ont appartenu (voire appartiennent encore) au « parti communiste », dans le sens institutionnel du terme, et ceux qui s’opposent (et s’opposaient) à ce qu’ils considéraient comme un appareil de pouvoir traditionnel (même si ce pouvoir était subordonné, ou réactif, là où le parti communiste ne s’identifiait pas à l’État, mais se contentait de l’imiter).

Mais rien n’est vraiment simple dans cette dichotomie elle-même : on pouvait s’opposer « de l’intérieur du parti », c’était même peut-être la seule façon de le faire utilement [3] ; et les groupes alternatifs apparaissaient souvent comme des substituts, des modèles réduits, des images mimétiques du parti, au mieux des renaissances idéales de sa « vérité » historique, souvent fondées sur la tentative « dialectique » de réunir les contraires impliqués dans l’idée même de révolution (l’organisation et la spontanéité, ou la direction armée de théorie et l’autogestion des luttes), c’est-à-dire en quelque sorte sur l’espoir de construire un « parti-non parti » exposé aux mêmes apories que « l’État-non État » de la théorie léniniste. Ils n’étaient donc pas entièrement « à l’extérieur »…

Pour l’instant, je ne vois aucun moyen de trancher a priori de tels dilemmes enracinés dans le passé dont le nom de communisme est chargé. Je pense qu’il faut au contraire assumer la thèse que le nom couvre tout ce qui s’est réclamé de lui, y compris le pire ou le dérisoire.

Le nom, l’idée, le spectre

Je viens de parler du « nom » et de sa portée contradictoire. Celle-ci tient également à ce qu’un nom fonctionne soit comme l’indice d’un concept (on dira également « idée », ou « hypothèse », comme vient de le proposer Badiou), soit comme la « conjuration », au double sens du terme, d’un spectre (selon l’expression de Marx dans le Manifeste, reprise plus récemment par Derrida, et qu’on pourrait mettre en relation avec d’autres métaphores eschatologiques : la « vieille taupe », etc.).

En examinant les usages plus ou moins superposés de ces termes dont les registres sont pourtant hétérogènes, on se rend compte que « communisme » est devenu un signifiant flottant dont les fluctuations parcourent incessamment l’étendue complète de cette différence épistémologique, mais aussi politique.

On en conclura d’abord à la nécessité absolue, en contrepoint du renouveau actuel des débats sur le « commun » et le « communisme », d’une histoire critique du nom de communisme, qui doit revêtir à la fois la forme d’une généalogie et celle d’une archéologie, c’est-à-dire qu’elle doit à la fois s’intéresser à la provenance de la « chaîne signifiante » associant ces deux termes (et plus généralement l’ensemble des propositions qui visent à extraire le communautaire de son enracinement dans des communautés traditionnelles « particularistes » pour en faire l’alternative à l’individualisme moderne, étatique et marchand), et à la place qu’elle occupe dans des configurations discursives historiquement situées (en particulier au moment où « communisme » et « communiste » deviennent des signifiants politiques).

D’importants travaux existent déjà dans ce sens, mais ils demeurent partiels et limités à certains langages. [4] Ils sont nécessaires en particulier pour y voir plus clair dans un phénomène qui me paraît aujourd’hui très frappant : l’effondrement général des régimes issus de la révolution d’Octobre 1917 à la fin des années 1980 [5] a mis fin à la thèse « évolutionniste » qui fait du communisme marxiste – parce que « scientifique », fondé sur le surgissement d’une classe révolutionnaire « absolue », etc. – la forme ultime du développement de l’idée communiste, dont les autres apparaissent du même coup comme des anticipations ou des réalisations contradictoires.

Il n’y a plus de privilège historique ou politique d’un « communisme » sur les autres. C’est pourquoi, il y a quelques années, j’avais proposé une esquisse généalogique de la façon dont l’idée de communisme « revient » à l’état de spectre pour hanter la conscience et aussi, désormais, le débat politique contemporain en réactivant différentes formations discursives du passé, soit séparément, soit en combinaisons diverses : le communisme « socialiste » et « prolétarien », dont Marx et ses disciples ont donné une formulation systématique, apparemment compromise aujourd’hui avec une politique et une philosophie de l’histoire sans avenir (mais dont je n’exclus nullement, pour ma part, qu’il connaisse de nouveaux développements ou révèle des virtualités inexploitées), mais aussi, à titre tout aussi efficace, le communisme chrétien (franciscain, anabaptiste) fondé sur l’interprétation politique des valeurs évangéliques de la pauvreté et de l’amour (clairement prévalent chez Antonio Negri), ou le communisme égalitaire qu’on peut dire « bourgeois » (venu de la tradition radicale interne aux révolutions de l’âge classique : les Niveleurs anglais, les Babouvistes français, dont l’influence se fait sentir notamment chez Jacques Rancière). [6]

À vrai dire, cette typologie n’est pas simplement embryonnaire, elle est aussi dangereusement eurocentrique, et laisse entièrement de côté la question de savoir comment la généalogie se présente dans un monde « non-européen » qui est en train de ressaisir le lien entre son passé pré-colonial et son présent post-colonial à travers la conception de « modernités alternatives ». Et elle ne nous amène qu’au seuil de la question la plus difficile, qui est de savoir comment se reproduisent et se transmettent les éléments « messianiques », donc théologiques (ou anti-théologiques), du communisme, réfractaires à une périodisation aussi simple, auxquels bien entendu le marxisme – en dépit ou à cause de sa référence à une « fin de l’histoire » qui serait le résultat de conflits immanents à l’histoire elle-même – n’a pas apporté de démenti, mais une grandiose reformulation.

Deus sive Revolutio… : la tension est inéluctable (ce qui ne veut pas dire improductive) entre les « mouvements réels » (au pluriel plutôt qu’au singulier) « abolissant l’état de choses existant » (Marx, Idéologie allemande) [7], en tout cas opposés à l’ordre dominant, et le processus interminable de sécularisation de l’eschatologie qui donne à cette « abolition » le caractère d’une fin de l’histoire, aux deux sens du terme. [8]

Communismes de Marx

Il n’en reste pas moins indispensable d’affronter à nouveaux frais la question du « communisme de Marx » (plutôt que du communisme selon Marx, justement parce que, en raison du primat de la question « qui », celui-ci doit être rapporté de façon différentielle aux enjeux illocutoires et aux conditions changeantes de son énonciation). La mise à jour, sous forme de conflits exégétiques, de la complexité à laquelle on a affaire ici, aura été le résultat le plus évident du travail de lecture et d’interprétation des marxismes du XXe siècle dont nous sommes les héritiers et les utilisateurs. Elle appelle plus que jamais, en contrepoint de toute « recomposition » [9], une déconstruction prolongée qui en dégage les apories (ce sont les apories qui font l’historicité de la pensée). Dans la continuité d’exégèses antérieures, j’en prendrai ici schématiquement deux exemples.

Le premier renvoie à la façon dont la perspective du communisme est énoncée à la fin du Manifeste communiste de 1848. Toute la difficulté et tout l’intérêt se concentrent ici dans la façon dont le dernier chapitre (réduit à une page, « Position des communistes envers les différents partis d’opposition », dont on remarquera qu’elle se situe entièrement du point de vue de la question « qui » : que font les communistes dans le moment actuel, et par conséquent qui sont-ils, à quoi se reconnaissent-ils ?) articule deux composantes également indispensables à ses yeux du « programme d’action » qu’il définit : d’une part, le primat de la question sociale des formes de la propriété  ; d’autre part, la nécessité de travailler à l’internationalisation des luttes démocratiques.

C’est sur cette base également, on le sait, que sera fondée en 1864 la « Première Internationale ». La perversion de l’internationalisme à laquelle ont abouti la constitution de « socialismes dans un seul pays » et d’un « système d’États socialistes » se réclamant de Marx (alliés ou rivaux entre eux), la péremption au moins apparente des luttes anti-impérialistes ou la difficulté croissante d’identifier simplement leur adversaire, mais surtout peut-être l’identification de la crise financière actuelle à une crise « structurelle » du capitalisme arrivé à son véritable « stade suprême » qui serait la mondialisation financière, ont entraîné un renversement tendanciel de la hiérarchie de ces deux termes dans la formation discursive actuelle de retour à « l’hypothèse communiste » chez une partie des intellectuels : la référence à la propriété l’emporte sur la référence à l’internationalisme.

On se doute que ma position est qu’on ne peut pas choisir. Ce sont là deux composantes irréductibles de notre représentation du communisme. En revanche, nous sommes bien obligés de nous interroger sur les raisons qui sous-tendaient la conviction de Marx que l’abolition de la propriété privée et celle du cloisonnement de l’humanité en nations (donc, pour ce qui est de leur autonomisation institutionnelle, en États) appartenaient à un seul « mouvement réel », ou correspondaient à une même tendance de l’histoire contemporaine, et sur ce qu’elles deviennent aujourd’hui.

Marx pensait qu’il y avait une « base » commune aux deux tendances, constituée par l’existence du prolétariat en tant que classe radicalement exploitée, mais aussi exclue de la société bourgeoise dont elle assurait la subsistance, ou mieux encore par l’existence des prolétaires, dans lesquels il désignait la « dissolution » en acte (Auflösung) des conditions d’existence de la société bourgeoise.

En d’autres termes, ce qui lui paraissait essentiel était un processus de subjectivation collective, « ontologiquement » ancré dans une condition objective, mais ayant un caractère essentiellement négatif qu’exprime bien la conjonction des deux catégories dont il se sert (depuis l’Idéologie allemande) pour marquer cette position des prolétaires à la limite de l’histoire : Eigentumslosigkeit ou absence radicale de propriété (c’est pourquoi « les prolétaires n’ont rien à perdre que leurs chaînes ») et Illusionslosigkeit ou absence radicale d’illusions idéologiques sur la nature du lien communautaire dans la société bourgeoise, en particulier d’illusions nationales (c’est pourquoi « les prolétaires n’ont pas de patrie », pas plus qu’ils n’ont de religion).

Ce qui revient à raisonner sur un point de rebroussement où les différentes négations se rencontrent plutôt que sur des tendances de transformation des structures sociales à l’œuvre dans le capitalisme. Les prolétaires virtuellement communistes sont un ferment de sa dissolution en même temps qu’ils en ressentent les effets dans leur « être ». La « conscience » (Bewusstsein) n’est pas autre chose que « l’être conscient » (das bewusste Sein). Quand leur révolution éclate du fait de la maturité des contradictions, ce qui vient au jour avec eux est plutôt l’envers du capitalisme que son résultat.

Il me semble que ce qui fait défaut aujourd’hui pour pouvoir penser le communisme en ces termes, ce n’est pas tant la négativité correspondant à l’existence du prolétariat (celui-ci n’avait jamais totalement disparu, et il se reconstitue massivement, y compris dans les « centres » de l’économie-monde, avec le démantèlement des institutions de sécurité sociale, même si ses nouvelles conditions d’exploitation doivent être étudiées avec soin).

Ce n’est pas non plus le caractère illusoire ou, disons mieux, « idéologique », des représentations qui cimentent les formations nationales, et plus généralement « communautaires ». Mais c’est la possibilité de considérer comme automatiquement convergentes la critique de la propriété et celle de la nation, et a fortiori de les enraciner l’une et l’autre dans une ontologie, serait-elle « négative ».

De ce fait, même l’identité politique des communistes répondant à la question « qui » (qui articule pratiquement la critique de l’homo œconomicus et celle de la xénophobie et du nationalisme – ainsi que, sans doute, quelques autres encore, notamment celle du patriarcat et du sexisme) n’est plus susceptible d’être déterminée par une déduction ou par un postulat, elle ne peut pas non plus être « trouvée » dans l’expérience (comme Marx et Engels, chacun de son côté, ont pensé dans les années 1840 avoir « rencontré » en Allemagne, en France et en Angleterre les prolétaires qui incarnaient la négation de l’état de choses existant) [10], mais doit faire l’objet d’une construction politique aléatoire, et en tout cas hypothétique.

Passons maintenant, toujours très rapidement, à une seconde configuration théorique de la pensée de Marx, elle aussi marquée par une très forte tension : celle qui s’énonce dans Le Capital, ou plutôt sur ses bords, lorsque, sur la base de l’analyse des structures économiques de la société bourgeoise (la circulation généralisée des marchandises et la valorisation des produits du travail humain dans l’échange, l’exploitation de la force de travail salariée et la révolution industrielle capitaliste), Marx entreprend à nouveau d’en penser la négation.

Notons qu’ici, du point de vue logique, la question « quoi » tend à reprendre le dessus sur la question « qui », ou plutôt elle revient dans la forme d’une proposition hypothétique : si les contradictions du capitalisme évoluent en fonction d’une certaine « tendance historique » à la socialisation, alors le communisme qui se présente comme la négation de la négation (à laquelle Marx donne à la fin du Capital le nom chargé lui aussi de résonances messianiques en même temps que politiques d’ « expropriation des expropriateurs ») [11] présentera les caractéristiques structurelles d’une production (et d’une reproduction) en commun des moyens de satisfaction des besoins humains fondamentaux (matériels et spirituels, ou « culturels »).

Notons ici - point capital pour la confrontation de la pensée de Marx avec les applications qui en ont été faites par le « marxisme » - que Marx ne raisonne pas en termes de phases ou de stades d’une évolution, dont la « transition » de l’un à l’autre serait conditionnée par le franchissement de seuils déterminés (dans le développement quantitatif ou qualitatif des forces productives, ou dans la transformation des institutions, ou dans le degré de conscience). Il raisonne en termes de tendances historiques (et le cas échéant de « contre-tendances », ainsi que l’a fait remarquer Althusser) dont les modalités de réalisation ne peuvent que rester relativement indéterminées.

C’est pourquoi, s’il y a une définition nominale du communisme, il ne peut y en avoir de représentation, ni au titre d’une anticipation, ni au titre d’un programme. Mais cette caractéristique négative, qui a beaucoup servi à écarter les objections et aussi à justifier les pratiques « socialistes » de renforcement des formes étatiques en contradiction avec l’idée du communisme, ne doit pas nous empêcher de localiser à nouveau une tension interne. Les tentatives de mise à jour d’un communisme marxien à l’heure de la globalisation et de ses crises ne pourront éviter de repenser à la racine (c’est-à-dire au niveau des « axiomes » qui la sous-tendent), c’est le moins qu’on puisse dire.

Il faut ici donner pleinement raison à l’intuition de Jacques Bidet, développée dans plusieurs ouvrages depuis Que faire du Capital ? (1985) [12], même si on peut en discuter tel ou tel aspect : dans le Capital, Marx n’a pas étudié une mais deux structures distinctes, toutes deux issues de la critique de l’économie politique, mais dont les implications logiques et donc politiques sont différentes, même si nous les rencontrons historiquement en combinaison.

L’une concerne la circulation des marchandises et la « forme valeur », l’autre concerne l’incorporation de la force de travail au procès de production sous le commandement du capital et dans les conditions qui en permettent l’accumulation indéfiniment élargie (donc l’exploitation et ses diverses « méthodes »). [13] Mais les implications de chaque structure pour penser la tendance au communisme et les formes de sa réalisation sont tout à fait différentes, et on les trouve évoquées alternativement par Marx dans des textes distincts (notamment dans les développements du Capital sur le « fétichisme de la marchandise », pour l’une, et sur la « coopération » ou le « polytechnisme » pour l’autre). [14]

D’un côté, l’expropriation des expropriateurs est essentiellement pensée comme l’abolition du marché (ou de sa domination sur l’ensemble de la société), la constitution d’une communauté non-marchande ou « association de producteurs libres », transparente à elle-même (non médiée par « l’abstraction réelle » de l’argent), c’est-à-dire une auto-organisation de la vie sociale. De l’autre, elle est pensée comme une « appropriation collective » des moyens de la production sociale qui, selon l’expression de l’avant-dernier chapitre du Capital, « recrée la propriété individuelle sur la base des acquis de la socialisation capitaliste ».

D’un côté, c’est la division du travail (i.e. des branches et des unités de production) à l’échelle de la société tout entière qui est centrale ; de l’autre, c’est le rapport des individus à leurs moyens de travail, à la coopération et à leurs propres facultés physiques et intellectuelles dont la mise en œuvre ne peut s’effectuer que dans la coopération. Ce n’est pas incompatible, mais ce n’est pas la même chose, et même cela peut requérir des conditions politiques et culturelles antithétiques (pour ce qui est du rôle de l’État, des instances publiques du droit, de l’éducation, etc.).

Là se situent à la fois la profonde équivoque et les raisons de la puissante influence de l’idée moderne de « socialisme » et du lien qui s’est établi entre elle et le « communisme », essentiellement dans le marxisme. C’est en proposant une fusion ou totalisation des deux problèmes, identifiée avec l’idée d’un « socialisme scientifique » [15], que le communisme marxien (socialiste, prolétarien) a durablement repoussé dans les limbes de l’utopie ou de la préhistoire les autres communismes relevant d’une pensée de la justice ou de l’égalité.

Mais c’est aussi ce qui fait aujourd’hui la fragilité théorique (donc politique) de cette construction grandiose. Nous pouvons certes toujours travailler à croiser une problématique des « communs » (dont, avant Negri qui en sort évidemment crédibilisé, mais aussi sommé de préciser ses vues, différents courants d’économie institutionnelle « non orthodoxe » ont développé l’idée) [16] avec une problématique de « l’intellectualisation » du travail (et de ses limites, ou de ses contreparties dans la forme de nouvelles aliénations de l’âge informatique), mais nous ne pouvons (sauf à titre de postulat spéculatif, « ontologique ») considérer comme acquis que l’évolution de la propriété et celle du rapport trans-individuel ou de la communauté tendent au même résultat.

Là encore, il y a des chances pour que la refonte des problèmes posés par Marx et assignés par lui à un dépassement « communiste » de la politique dans la société bourgeoise (voire de son anthropologie), impose de passer d’un point de vue de la nécessité à un point de vue de la construction et de ses « conditions » historiques aléatoires.

Communisme ou populisme

Je ne fais qu’évoquer pour terminer un dernier aspect du débat (en partie autocritique, bien sûr) que nous essayons de conduire avec les noms, idées et spectres du communisme dans notre effort pour continuer d’en être les porteurs. Il est pourtant inévitable de le mentionner car, d’une façon ou d’une autre, tous les dilemmes précédents impliquent une relation différentielle à l’État, et donc soulèvent la question du sens dans lequel le communisme est une alternative à l’État (ou à l’étatisme).

Ici, le communisme marxien retrouve une supériorité « dialectique » sur d’autres figures qu’on peut placer sous le même nom, parce qu’il s’est proposé, non pas de décrire « abstraitement » ou « idéalement » une société sans État, mais de penser la transformation des conditions historiques qui font que la société de classes ne peut pas se passer de l’État (ou que celui-ci intervient nécessairement pour surmonter les conflits dont elle est le siège), et plus profondément encore la pratique au sein de laquelle l’État comme forme de domination (le « pouvoir étatique », la « machine étatique ») s’affronte avec son contraire – de sorte que le communisme n’est pas seulement un but ou une tendance, mais une politique et même un rapport politique (celui que, je le rappelais plus haut, a désigné l’expression léniniste de « l’État-non État »). [17]

Mais cette supériorité est ironique, et même elle a un goût extrêmement amer, car pour des raisons qu’il importe d’examiner sous l’angle interne aussi bien que sous celui des circonstances historiques, l’idée d’une politique communiste qui serait en même temps une anti-politique (un dépassement des formes « bourgeoises » de la pratique politique, un renversement de son rapport à l’État, qu’il soit pensé de façon « constitutionnelle » ou de façon « instrumentale »), et qui par conséquent n’interviendrait dans le champ de la politique existante (institutionnalisée, idéologisée, communautarisée) que pour la déplacer, la transformer ou la subvertir, a débouché de facto sur l’asservissement le plus complet à ces formes bourgeoises : dans le meilleur des cas, ses formes libérales, dans le pire, ses formes totalitaires auxquelles elle a elle-même apporté une contribution « créatrice » notable.

Il n’est plus temps aujourd’hui de voir cette antinomie comme une tragique méprise. Il faut bien se demander ce qui manque encore au marxisme pour acquérir la capacité de se distancier de ses propres réalisations historiques, partagées entre l’impuissance et la perversion. Fidèle à une méthode que j’ai mise en œuvre en d’autres lieux, je continue de penser qu’il est utile – sinon suffisant – de le faire à partir d’une critique interne des apories du marxisme comme construction d’un « concept de la politique » (en d’autres termes je continue de penser que ce concept, insuffisant ou manquant, n’est pas arbitraire). [18]

On peut penser que le projet d’une (anti)politique communiste est indissociable de la façon dont a été pensé (ou dont aurait dû être pensé) l’élément de contradiction inhérent au projet « anticapitaliste » d’un socialisme radical  : en particulier pour ce qui est du recours à la souveraineté et de ses effets en retour. Or, de ce point de vue, le communisme historique ne fait que pousser à l’extrême ou reproduire dans des conditions historiques nouvelles l’antinomie qui travaille l’idée de souveraineté populaire depuis les débuts de la « seconde modernité », d’où procèdent ses modèles (en particulier la révolution française, mais aussi la révolution anglaise) : la souveraineté de l’État « monopolisant la violence légitime » (Gewalt) est reconduite à la souveraineté de la révolution, dont on pourrait dire qu’elle exerce un « monopole de la puissance de transformation historique ». [19]

Mais le retournement de la souveraineté populaire, insurrectionnelle ou révolutionnaire, en souveraineté étatique, est bien plus inéluctable que l’inverse à défaut d’une catégorie de la politique révolutionnaire (et particulièrement de la politique révolutionnaire de masse) qui se situerait à l’écart des notions d’insurrection, de pouvoir constituant, de « transformation des rapports sociaux », de « démocratisation de la démocratie », etc.

On mesure ici la faiblesse de la belle phrase « résistante » dont se sert Bensaid : « Sauver le communisme de sa capture par la raison bureaucratique d’État ». [20] Comme si l’antinomie n’était pas interne. Le communisme ne serait pas le nom d’une radicalité messianique, susceptible d’emmener les politiques socialistes au-delà de la régulation ou de la correction des « excès » du marché, de remettre en cause les formes de la propriété, et de renouer avec des traditions plus ou moins idéalisées de justice ou d’égalité, s’il n’était pas porteur du pire, c’est-à-dire du totalitarisme, aussi bien que de l’émancipation.

C’est pourquoi je pense qu’il n’est pas inutile de tenter de renverser la perspective. Plutôt que de réfléchir à un communisme comme « dépassement du socialisme », penser aux modalités d’une bifurcation au sein des discours révolutionnaires qui ont en commun, face à l’État, la référence au « peuple », donc comme une alternative au populisme.

Ce problème est, pour d’autres raisons, d’une grande actualité. [21] Ce qu’il faut travailler ici de façon critique, c’est la référence à la communauté qui reste indissociable du communisme sans coïncider purement et simplement avec lui (le communisme a toujours été autant une critique de la communauté qu’une tentative de la ressusciter, ou de l’élever à l’universel). [22]

C’est dans cette perspective que je propose ici de prendre à revers, en quelque sorte, l’aporie de la politique communiste comme dialectique d’un « État-non État », en voyant en lui non pas tant un supplément de radicalité du socialisme qu’un supplément paradoxal de démocratie (et de pratiques démocratiques) susceptible d’altérer la représentation que le peuple se fait de sa propre « souveraineté » historique : un autre intérieur (ou mieux : une altération interne) du populisme, ou l’alternative critique au devenir-peuple de l’anticapitalisme, ainsi que, dans certaines conditions historico-géographiques, de l’anti-impérialisme. [23]

C’est donc évidemment beaucoup plus d’une action, étroitement liée à la conjoncture, que d’une idée ou d’un modèle qu’il peut s’agir : j’effectue ainsi le retour à mon point de départ, au primat de la question de savoir qui sont les communistes, que « font-ils » au sein du mouvement historique ? Plutôt que : qu’est-ce que le communisme « hier, aujourd’hui, demain » ? Tout ceci, on le voit, est à suivre.

Notes

[1] Ce texte reprend l’essentiel d’une intervention prononcée le 22 janvier 2010 à l’Université de Paris-8 Vincennes-Saint-Denis, dans le cadre du colloque « Puissances du communisme », préparé par Daniel Bensaid et la Société Louise Michel. Daniel Bensaid était mort le 12 janvier. Je dédie cette rédaction à la mémoire de notre collègue, à qui par delà nos appartenances d’organisation et en raison même des lectures différentes que nous faisions souvent d’une même tradition de pensée et d’action, me liait une amitié de plus de quarante ans.

[2] On n’a peut-être pas assez remarqué qu’il y a ici une difficulté venant de la coexistence d’un utopisme et d’une thèse d’immanence historique (y compris bien entendu dans le marxisme) : la question de savoir si « dans le communisme » réalisé (règne de l’égalité parfaite, ou du primat des intérêts communs sur la concurrence individualiste, ou dépérissement de l’État, etc.) les sujets pourront encore se dire eux-mêmes « communistes », est profondément énigmatique. Peut-on étendre aux communistes en général la thèse esquissée par Marx à propos des révolutionnaires prolétariens, à savoir qu’ils préparent leur propre disparition ?

[3] Mais on sait que, plus c’était efficace, moins c’était toléré… Et je pense ici plutôt à l’histoire longue et obstinée du collectif italien de la revue Il Manifesto, autour de Rossanda, Pintor, et de leurs camarades, qu’à celle du mouvement éphémère « Pour l’union dans les luttes », dont j’ai fait partie moi-même entre 1978 et 1981 (voir Ouvrons la fenêtre, camarades !, par E. Balibar, Guy Bois, Georges Labica, J.P. Lefebvre, Maspero 1979).

[4] Il est regrettable que le grand travail de Jacques Grandjonc :Communisme/Kommunismus/Communism. Origine et développement international de la terminologie communautaire prémarxiste des utopistes aux néo-babouvistes 1785–1842. Karl-Marx-Haus, Trier 1989, ne soit pas mieux connu ni mieux distribué, c’est une contribution capitale. Il débouche sur la question de savoir comment caractériser la place excentrique du discours communiste dans la constellation des tendances politiques de la modernité qui se forme après la double « révolution » (industrielle « anglaise », politique « française ») de la fin du XVIIIe siècle (cf. « Conservatisme, libéralisme, socialisme », Dossier dirigé et présenté par E. Balibar et I. Wallerstein, Genèses. Sciences sociales et histoire, octobre 1992) : le communisme pénètre cette constellation (en particulier à travers son association avec le « socialisme ») et cependant lui est en partie extérieur (par sa référence à une autre image de l’histoire que celle du « progrès »).

[5] Mais non pas de tous, loin de là : le castrisme cubain continue de résister à la pression des USA, trouvant même dans la « révolution bolivarienne » au Venezuela et d’autres mouvements en cours en Amérique Latine un point d’appui significatif, tandis qu’en Chine le parti communiste exerçant le monopole du pouvoir est devenu (pour combien de temps ?) l’organisateur de l’accumulation capitaliste et de la conquête du marché mondial. Sur le premier point voir le texte remarquable de Boaventura de Sousa Santos : « Pourquoi Cuba est devenu un problème difficile pour la gauche » (http://www.mouvements.info/Pourquoi...).

[6] Voir E. Balibar, « Quel communisme après le communisme ? », Exposé présenté au congrès « Marx International II : Le capitalisme, critiques, résistances, alternatives  », Université de Paris X- Nanterre, octobre 1998, repris au Colloque du Journal Il Manifesto, Rome, décembre 1998 ; première publication in E. Kouvélakis (dir.), Marx 2000, Paris, PUF, collection Actuel Marx Confrontations, 2000.

[7] Cette « définition » du communisme est privilégiée, en particulier, par Lucien Sève ; voir son article « Le communisme est mort, vive le communisme ! »,L’Humanité, 6 décembre 2007.

[8] Le texte d’invitation du colloque dont le présent exposé est issu comportait à cet égard – en continuité avec toute une partie du travail récent de Daniel Bensaid – une illustration spectaculaire, à travers la référence à la phrase du poète Freiligrath (participant des révolutions de 1948, ami proche de Marx et Engels) que Rosa Luxemburg a citée à la fin de son ultime article, décrivant l’écrasement de la révolution spartakiste et plaçant allégoriquement dans la bouche de la révolution l’énonciation de son caractère indestructible : « J’étais, je suis, je serai » (« L’ordre règne à Berlin », Die Rote Fahne, Nr. 14, 14 janvier 1919 ; tr. fr. in Rosa Luxemburg, Œuvres II : Écrits politiques 1917-1918, Paris, Maspero, 1971). Beaucoup de commentateurs croient – puisque Luxemburg est « marxiste » – qu’il s’agit d’inscrire la révolution communiste comme unprocessus dialectique coextensif à l’histoire, commençant avant le capitalisme, traversant ses contradictions et portant au-delà de lui. C’est presque exactement le contraire, comme le montre bien le contexte chez Freiligrath : O nein, was sie den Wassern singt, ist nicht der Schmerz und nicht die Schmach - / Ist Siegeslied, Triumpheslied, Lied von der Zukunft großem Tag ! / Der Zukunft, die nicht fern mehr ist ! Sie spricht mit dreistem Prophezein, / So gut wie weiland euer Gott : Ich war, ich bin - ich werde sein ! (Die Revolution, 1851). C’est l’annonce « triplement prophétique » du « grand jour » de la rédemption à venir (« comme de son côté votre Dieu »), dont les horreurs du présent ne font que confirmer l’imminence. La référence théologique est à la formule selon laquelle Moïse fait énoncer par Dieu sa propre éternité.

[9] Voir Daniel Bensaid, « Le mot communisme, ses blessures, sa charge explosive », Libération, jeudi 21 janvier 2010.

[10] Et comme certains aujourd’hui s’imaginent les avoir « retrouvés » en la personne des immigrés sans papiers ou des « nouveaux nomades » (parlant une fois de plus à leur place, ce qui n’est pas leur rendre un bien grand service).

[11] Cette formule étrange, et d’abord linguistiquement, ainsi que je l’ai remarqué ailleurs, ne fait pas seulement écho à une terminologie issue de la révolution française (la dénonciation des « accapareurs »), elle reproduit un schème biblique de redressement de l’injustice subie par le peuple élu : « Vous opprimerez vos oppresseurs » (Isaïe, 14, 1-4, et 27, 7-9). On comparera une autre répétition, presque contemporaine, au chap. 37 du Moby Dick de Melville (1851) : « The prophecy was that I should be dismembered ; and – Aye ! I lost this leg. I now prophesy that I will dismember my dismemberer. Now, then, be the prophet and the fulfiller one.” (pour les affinités entre Marx et Melville, voir la préface de Jean-Pierre Lefebvre à la nouvelle traduction du Livre I du Capitalsous sa direction, 1983, rééd. PUF, collection Quadrige).

[12] J. Bidet, Que faire du Capital ? Paris, PUF, 2000 (deuxième édition). Voir également, en particulier, Théorie générale. Théorie du droit, de l’économie et de la politique, Paris, PUF 1999. Il importe de confronter en détail les analyses de Bidet avec celles de Moishe Postone, qui lui aussi remet en question la façon dont, traditionnellement, le marxisme a articulé la forme marchande avec l’exploitation, mais en se concentrant sur la critique de la catégorie de « travail » dont il montre qu’elle est le lieu d’une amphibologie entre l’économie politique et sa critique (Time, Labor and Social Domination : A Reinterpretation of Marx’s Critical Theory, Cambridge, Cambridge University Press, 1993 ; trad. fr.Temps, travail et domination sociale. Une réinterprétation de la théorie critique de Marx, Paris, Mille et une nuits, 2009).

[13] J’ai une divergence de terminologie, au fond secondaire, avec Bidet sur ce point : il appelle « métastructure » la circulation et la forme marchandise (dont il montre qu’elle se réalise soit dans une forme marchande, soit dans une forme planifiée, soit dans une combinaison des deux) et « structure » le mode de production. Je préfère dire qu’il s’agit là de deux structures (correspondant à ce que Marx considérait comme les « deux découvertes » de sa critique de l’économie politique : le secret de la forme argent, le secret de la production de plus-value), et que le marxisme (à commencer chez Marx lui-même), réside dans la construction de diverses « métastructures », philosophiques, permettant de penser les deux structures comme identiques, ou inscrites dans un même développement dialectique. Une idée voisine avait été avancée par Yves Duroux à l’époque du séminaire organisé par Althusser et publié en 1965 sous le titre Lire le Capital (réédition PUF coll. Quadrige, 1996). Cette divergence n’entame pas le point de fond, c’est-à-dire la dualité épistémologique à l’œuvre dans la critique marxienne de l’économie politique.

[14] Auxquels on peut rattacher aussi, pour l’essentiel, les textes desGrundrisse de 1858 sur le rôle de plus en plus déterminant de la science dans la production et la constitution du « General Intellect », auxquels s’est attaché la conception de Negri depuis son commentaire de 1979 (Marx au-delà de Marx : cahiers du travail sur les “Grundrisse”, Paris, Bourgois) jusqu’à l’ouvrage tout récemment publié avec Michael Hardt : Commonwealth, Cambridge, Harvard University Press, 2009.

[15] Expression ici redondante : « science » désigne précisément la dialectique, métastructure ou métathéorie de l’histoire destinée à identifier les deux aspects du problème du communisme, en les enracinant l’un et l’autre dans les tendances d’évolution du capitalisme, du moins hypothétiquement, car en pratique la planification et l’autogestion n’ont pas fait très bon ménage.

[16] Le prix Nobel « d’économie » vient on le sait d’être attribué aux travaux d’Elinor Ostrom : cf. Governing the Commons : The Evolution of Institutions for Collective Action, Cambridge University Press, 1990.

[17] C’est-à-dire, dans son acception léniniste beaucoup plus complexe qu’on ne veut bien le dire (et que cet oxymore ne le laisserait supposer), la « dictature du prolétariat ». Parmi les protagonistes du nouveau débat sur le communisme, Slavoj Zizek est, me semble-t-il, le seul à prendre au sérieux la nécessité de réexaminer cet aspect de l’héritage marxiste, au prix de ce qu’on pourrait appeler une autonomisation extrême de la superstructure idéologique, symétrique de l’autonomisation des forces productives à laquelle procède Negri ; voir en particulier son livre In Defense of Lost Causes, Londres, Verso, 2008. Ne serait-ce que pour cette raison, leur lecture comparée présente un très grand intérêt car elle permet de mesurer la disjonction irréversible des théorèmes marxiens. Je me propose d’y revenir ailleurs.

[18] Voir E. Balibar, Marx et sa critique de la politique (avec André Tosel et Cesare Luporini), Paris, Maspero, 1979 ; La crainte des masses. Politique et philosophie avant et après Marx, Paris, Galilée, 1997 ; Violence et civilité. Wellek Library Lectures et autres essais de philosophie politique, Paris, Galilée, 2010.

[19] Le prolétariat en tant que sujet révolutionnaire n’est à bien des égards qu’un « peuple du peuple », libéré de sa capture dans les formes démocratiques représentatives de la société bourgeoise : Zizek en particulier en est bien conscient, qui ne cesse de revenir de Lénine au modèle de Robespierre (en tout cas à ses formules : « Citoyens, vouliez-vous une révolution sans révolution ? »). J’en avais fait moi aussi un abondant usage dans mon ouvrage de 1976, Sur la dictature du prolétariat, Paris, Maspero, collection « Théorie »).

[20] Daniel Bensaid, « Le mot communisme, ses blessures, sa charge explosive », Libération, art. cit.

[21] Mais il convient sans doute de noter que tout ce qu’il convoque n’est pas immédiatement rattachable au nom de communisme : il n’en va pas ainsi, en particulier, des éléments de critique de la souveraineté et de démocratisation de la démocratie elle-même contenus dans le féminisme…

[22] Le débat conduit entre 1983 et 1990 entre Jean-Luc Nancy et Maurice Blanchot demeure ici une référence incontournable (J.L.N., La communauté désœuvrée  ; M.B. La communauté inavouable). En procèdent à la fois une bonne partie des réflexions d’Agamben (La comunità che viene, 1990) et de Derrida (Politiques de l’amitié, 1994).

[23] La discussion qu’il faut privilégier ici, en ce moment, est avec les théoriciens et organisateurs des nouveaux pouvoirs révolutionnaires en Amérique Latine : Alvaro Garcia Linera en particulier (voir La potencia plebeya. Accion colectiva e identidades indigenas, obreras y populares en Bolivia, Antologia y presentacion : Pablo Stefanoni, Buenos Aires, Prometeo Libros, 2008 ; et le compte-rendu d’Alfredo Gomez Muller, Revue Internationale des Livres et des Idées, n° 16, mars-avril 2010).