[note de lecture] Dictionnaire Jean Genet, par Matthieu Gosztola

Par Florence Trocmé

 
 
Comme le résume Marie-Claude Hubert : « Ouverte sur de multiples interrogations, l’œuvre de Genet qui a immédiatement suscité les analyses de ses contemporains notamment des plus grands philosophes de la deuxième moitié du XXe siècle, Georges Bataille, Jean-Paul Sartre, Jacques Derrida, qui a croisé le questionnement de Michel Foucault et de Jacques Lacan, est profondément dérangeante. Tous, à travers la lecture de Genet, se sont trouvés confrontés à leur propre conception de l’éthique et de l’esthétique, tous ont été remis en question dans les fondements mêmes de leur pensée tant son écriture est chargée d’une force subversive. Sa quête ontologique de l’image, toujours évanescente et protéiforme, son impossibilité à saisir l’essence de l’être, son questionnement permanent de la mort, sont les nœuds qui la préforment, comme en témoigne cette assertion qui figure dans Miracle de la rose : "Je suis un mort qui voit son squelette dans un miroir, ou un personnage de rêve qui sait qu’il ne vit que dans la région la plus obscure d’un être dont il ignorera le visage, éveillé". » 
 
 
Mais cet attrait pour la mort est aussi – et dans le même mouvement – un attrait pour la vie. C’est la vie, la vie plurielle, qui fascine Genet, et que ses sens veulent approcher, jusqu’à ce qu’il puisse – fantasmatiquement – se fondre en elle, se fondre pour fondre, et n’être réduit à rien, n’être plus qu’un peu d’eau, n’être plus qu’un peu d’écriture, n’être plus qu’une petite boule de papier froissé puis mâché, papier avec lequel le vent viendra bientôt jouer, après quoi ? ; c’est la vie qu’il veut mordre, pétrir de ses mains, de ses pensées, contre laquelle il veut lutter en même temps qu’il veut se découvrir – mais presque incidemment – protégé par elle.  
Et cela n’est guère étonnant lorsque l’on sait que Genet fait – constamment – se tenir ensemble les contraires. Son lyrisme est violent. Son chant charrie l’or et la boue. Le sang et l’eau. Si Genet a pu écrire dans Miracle de la rose : « Je ne compte plus que sur la beauté de mon chant », cette beauté tient à son hiératisme de trottoir, à la charogne sublime dont elle a fait son nid, l’évidant. Si la préciosité de la langue de Genet est indéniable, une langue parfois volontairement archaïsante, celle-ci n’a aucun scrupule à jouer de tous les registres, allant du scatologique au mystique.  
Encore ce mysticisme peut-il être tout intérieur, par un recours à quelque méditation, qui consiste en somme à un acte de renaître, mais en soi ; non pour se couper du monde mais pour être en liaison plus intime avec lui, car il est possible alors de s’attacher à chacun de ses contours, tels que notre imagination, notre pensée et notre souvenir nous les donnent ; nous les ont donnés. 
 
C’est le cas – par exemple – de « l’automne intérieur » magnifiquement décrit dans Miracle de la rose :  
« Le soir... Nous désirions dormir toute une nuit ensemble, enroulés, entortillés l’un dans l’autre jusqu’au matin, mais la chose étant impossible, nous inventions des nuits d’une heure tandis qu’au-dessus de nous, sur le dortoir tissé d’agrès attachant les hamacs, la veilleuse allumée comme un falot, la houle des sommeils, le battant d’acier du briquet frappant le silex (on disait : « écoute le tocsin »), le chuchotement d’un gars, la plainte d’une cloche que les marles appelaient « un pauv’ martyr », les exhalaisons de la nuit, nous faisaient naufragés d’un rêve. Puis nous décollions nos bouches : c’était le réveil de la brève nuit d’amour. Chacun s’étirait, remontait dans son hamac et s’endormait tête-bêche, comme sont disposés les hamacs. Quand je fus seul, Villeroy parti, sous mes couvertures je l’évoquai quelquefois, mais la tristesse de son départ perdit bien vite son sens primitif pour devenir une espèce de mélancolie chronique, pareille à un automne embrumé, et cet automne est la saison de base de ma vie car il réapparaît souvent, maintenant encore. Après les coups de soleil, pour que mon cœur, blessé par tant d’éclats, se repose, je me recroqueville en moi-même afin de retrouver les bois mouillés, les feuilles mortes, les brumes, et je rentre dans un manoir où flambe un feu de bois dans une haute cheminée. Le vent que j’écoute est plus berceur que celui qui geint dans les vrais sapins d’un vrai parc. Il me repose du vent qui fait vibrer les agrès de la galère. Cet automne est plus intense et plus insidieux que l’automne vrai, l’automne extérieur car, pour en jouir, je dois à chaque seconde inventer un détail, un signe, et m’attarder sur lui. Je le crée à chaque instant. Je reste des minutes sur l’idée de la pluie, sur l’idée d’une grille rouillée, ou de la mousse pourrie, des champignons, d’une cape gonflée par le vent. » 
 
En outre Genet se situe-t-il éperdument là où on ne l’attend pas : il joue avec récurrence et avec un enfantin plaisir des « changements de ton », parfois dans la même phrase ; encore serait-il plus juste de dire qu’il lui arrive de passer dans la même phrase musicale d’un mode majeur à un mode mineur*, comme en témoigne cet extrait de Notre-Dame-des-Fleurs : « Il chantait en riant. Son visage clair et lisse, aux lignes et masses bouleversées par une nuit de rires, de danses, de tumulte, de vin et d’amour (la soie de la robe était tachée), s’offrait au jour levant comme au baiser glacé d’un cadavre. » 
 
La parution du Dictionnaire Jean Genet, établi sous la direction de Marie-Claude Hubert, est un événement éditorial. Ce livre imposant apparaît d’emblée, sans qu’il soit besoin d’un recul historique, comme le livre de référence pour tous ceux qui connaissent ou souhaitent connaître Genet, pour tous ceux qui l’aiment ou souhaitent l’approcher, pour tous ceux que son univers et son nom questionnent.  
Mais pour qu’il soit permis au lecteur de mesurer l’ampleur, la force et la nouveauté qui font de ce dictionnaire ce qu’il est, il nous faut citer la « note à la présente édition », tant celle-ci est explicative et synthétique :   
« Ce dictionnaire a pour ambition de présenter un état actuel des connaissances disponibles sur Jean Genet. Les travaux critiques concernant son œuvre, de par sa diffusion internationale, sont très nombreux. Les notices, présentées par ordre alphabétique, sont réparties en diverses catégories. Chaque œuvre éditée, poème, roman, pièce de théâtre, scénario, essai, interview ou conférence, fait l’objet d’une entrée de même que les principaux personnages de fiction. Dans chacune de ces entrées figurent la référence de la première édition de l’œuvre ainsi qu’un état des traductions et sont recensés les travaux français et étrangers la concernant. Les références bibliographiques ne mentionnent pas le lieu d’édition lorsque celui-ci est Paris. En ce qui concerne les pièces de théâtre, sont indiquées en outre la date de la création en France et à l’étranger, quand la création mondiale y a eu lieu. Dans une autre catégorie de notices, apparaissent les grands thèmes, esthétiques, philosophiques, métaphysiques, politiques, qui parcourent l’œuvre de Genet – et ils sont légion tant sa culture était étendue et ses pôles d’intérêts multiples –, ainsi que les auteurs, anciens et modernes, qui ont marqué sa pensée, et les artistes, qu’ils soient écrivains, peintres, sculpteurs, cinéastes ou musiciens, dont on perçoit un écho sous sa plume. Sont pris en compte également les journaux et les revues auxquels il a collaboré et les articles qu’il y a écrits. Comme il travaillait en étroite collaboration avec ses metteurs en scène et ses acteurs, ces derniers sont également convoqués ici tout comme les intellectuels qu’il a bien connus et les amis qu’il a fréquentés. Vu l’importance de son engagement politique, il est fait aussi mention des hommes qu’il a côtoyés dans les luttes multiples qu’il a menées. Au sein de chacune des entrées, des astérisques renvoient à d’autres entrées, ceci afin de faciliter la navigation du lecteur dans l’ouvrage ».  
 
Afin de compléter ce dictionnaire, figurent en annexes des repères biographiques, comme une très utile chronologie, complète quoique parfaitement synthétique, et une bibliographie internationale des ouvrages critiques enrichie d’une filmographie.  
Pour rendre compte de « l’infinie richesse de cette œuvre, éminemment complexe », appel a été fait à une cinquantaine de spécialistes de par le monde, qui appartiennent à différentes générations, « chercheurs confirmés et jeunes universitaires qui entrent dans la carrière ». 
 
[Matthieu Gosztola] 
  
* Tant sa prose comme sa poésie appartiennent à la musique, du fait de la façon qu’ont l’une et l’autre de s’en être remis, sans pudeur, à la prédominance et du rythme et des jeux sonores par quoi la phrase et le vers acquièrent une fluidité sans pareille… 
 
Dir. Marie-Claude Hubert, Dictionnaire Jean Genet, Paris, Honoré Champion, collection Dictionnaires et Références, n° 28, 736 pages [relié], 115 € (ISBN 978-2-7453-2636-2)