L’oeil sincère et intègre

Publié le 05 novembre 2014 par Arsobispo

Los Angeles, le mois dernier, n’avait pas été vraiment à la hauteur côté culturel. Je m’y attendais un peu, les conditions de visite ne s’y prêtaient pas vraiment. Il n’y a qu’à lire la relation que j’en ai faite pour comprendre. Mais, je ne m’en faisais pas. J’avais déjà prévu cette visite de Bordeaux, qui, par un heureux hasard est jumelée avec Los Angeles et qui, au titre du 50e anniversaire de ce jumelage, présentait en cette rentrée d’automne quelques expos ancrées du côté de la cité des Anges. A savoir, « Chicano Dream », la collection privée de Cheech Marin, acteur, réalisateur et scénariste américain d’origine mexicaine dont je reparlerai certainement un de ces jours et « Road Trip », une sélection de photographies américaines des XIXe et XXe siècles issues des collections du " Los Angeles County Museum of Art ".

Magnifique exposition qui nous entraine d’une part, à travers tous les mythes de l’ouest américain et qui, d’autre part, retrace une histoire de la photographie américaine. Un large panorama avec 80 photographies de plusieurs dizaines d’artistes. Une interrogation des thèmes associés au grand ouest, qu’ils soient physiques et naturels du topographique ou pictural (Ansels Adams, Edward Curtis, Carleton E. Watkins, Joel Sternfeld) ou plus conceptuels et abstraits (John Divola, Edward Weston, Aaron Siskind, Monor White).

Et puis, il y avait Dorothea Lange et Walker Evans. Et, concernant ce dernier, cela m’amène à parler de l’excellente initiative des éditions "Bourgois", à savoir l’édition d’« Une saison de coton, trois familles de métayers » que n’est autre que la version préliminaire d’une célèbre collaboration de Walker Evans avec un écrivain, en l’occurrence James Agee. Ce livre est le reportage sur les conditions de vie des métayers des états du sud commandité en 1936 par le magazine Fortune.

C’est à partir de ce reportage qu’Agee publiera « Louons maintenant les grands hommes »[1]. Agee avait demandé à Evans de l’accompagner et les deux hommes étaient partis partager la pitoyable vie de trois familles. Le reportage s’avéra si virulent que "Fortune" refusa de le publier. Les photos d’Evans, par contre, allaient acquérir une renommée certaine et justifiée. Ce n’est que récemment que l’on retrouva le tapuscrit d’Agee et il n’est paru aux Etats-Unis que l’année dernière[2]. Curieusement, ce tapuscrit possédait en fin de texte deux annexes intitulées « Au sujet des noirs » et « les propriétaires terriens » qui semblent avoir été adjoints. On ne peut que spéculer sur leur présence en fin du récit. Peut-être qu’après le refus de « Fortune » de publier le reportage, Agee s’est définitivement "lâché" et a exprimé sans aucune retenue ses propres opinions sur le sujet, sans aucune ambiguïté.

James Agee

Ce n’était pas la première fois qu’Evans collaborait avec un écrivain. Il a illustré de nombreux ouvrages littéraires. Il a même publié ses premières photos dans un petit livre sur le pont de Brooklyn intitulé simplement « The bridge », un texte du poète Hart Crane édité à Paris en 283 exemplaires par les "Black Sun Press" en 1930 et que vient de rééditer les éditions "La Nerthe" en février dernier sous le titre « Le Pont »[3].

Art Crane y développe un long poème sur une cinquantaine de pages. Il vivait alors dans la chambre qu'occupa Whashington Roebling, l'ingénieur responsable de la construction du pont, qui, malade, surveillait par la fenêtre le chantier en construction. Roebling avait attrapé la maladie des caissons. Tout comme lui, Hart Crane observait longuement le pont s’émerveillant de tous ces possibles techniques qu’offrait la ville de New-York[4]. Crane avait jugé que les photos d’Evans correspondaient bien à l’exaltation de son texte ; Il écrira plus tard, "I think Evans is the most living, vital photographer of any whose work I know. More and more I rejoice that we decided on his pictures rather than Stella’s."[5] ;

Les quelques rares images du livre, entre structuralisme et abstraction, dénotent dans la production ultérieure du photographe. En effet, Walker Evans va découvrir le travail de l’américain Ralph Steiner et du français Eugène Atget que lui fait découvrir Bérénice Abott, autre grande photographe américaine. C’est une révélation qui va changer sa réflexion, ses méthodes et son regard. Il est difficile d’attribuer au même photographe les images du pont de Brooklin et celles des métayers du sud.

Art Crane devant Brooklyn Bridge

Peu après, la publication de « The bridge »Crane et Evans quittent les États-Unis pour les Caraïbes. Crane se jettera d’un autre pont, celui d’un paquebot. De son côté, Evans se plonge dans les quartiers populaires cubains qu’il parcourt en vue d’illustrer un texte de Carleton Beals «The crime of Cuba » qui s’avère être, malgré son titre, une violente critique de l’emprise et des intérêts de la finance américaine sur l’île. Le soir, il rentre à l’hôtel Ambos Mundos où il rejoint Hemingway devant quelques verres de rhum pour se saouler. Lorsque le livre parait, c’est un immense succès, explicable en partie par la fuite du dictateur Machado 5 jours auparavant.[6]

En 1935, Walker Evans est dans le Deep South. Là encore, il doit apporter sa contribution – sa vision – à un livre consacré à ce sud aristocratique en abandon, qui ne verra jamais le jour. Evans y rencontre le peintre Paul Ninas et s’éprend de son épouse qu’il épousera quelques années plus tard.

En 1938, c’est l’inauguration d’« American Photographs », une exposition du MOMA suivie d’un livre qui l’installe comme l’un des photographes majeurs des États-Unis. C’est la première fois que le musée new-yorkais consacre une exposition monographique à un photographe, qui plus est, le présentant comme l’un des plus grands photographes de son temps. (Merci pour Jack Delano, Dorothea Lange, Gordon Parks, Esther Bubley, Lewis Hine, Marjory Collins, Edward Weston, Marion Post Wolcott et d’autres…)

Pendant toutes ces années, Evans travaille, comme nombre d’autres grands photographes pour la "Farm Security Administration", un des programmes du "New Deal" de Roosevelt pour contrer la Grande Dépression. La revue "Feuilleton", dans sa dernière livraison de l’automne, a – heureux hasard - consacré quelques pages à certains de ses photographes. A ne pas manquer.

Revue feuilleton Automne 2014

La FSA avait mis en place une section photographique dirigée par Roy Striker afin d'illustrer les conditions objectives de vie et de travail de la classe rurale américaine mais aussi et surtout, convaincre les américains de l'utilité des réformes du Président. Evans refuse toutefois cette politique de propagande et exerce son travail avec une éthique et une liberté totale. C’est dans ce cadre qu’il sera donc amené à retrouver Agee dans l’aventure qui débouchera sur la parution de « Louons maintenant les grands hommes ».

Agee était un fidèle collaborateur du magazine "Fortune" et connaissait bien Evans avec qui il entretenait des liens d’amitiés[7]. Mais c’est bien Ralph Ingersoll, son rédacteur en chef, qui est à l’initiative de cette collaboration. Avec l’honnêteté qui le caractérise, Evans demande à la FSA sa mise en disponibilité bien que la nature du projet qui l’attendait aurait très bien pu prendre place dans le travail qu’il y assurait. Les deux amis quittent New-York en juin 1936. Leur projet est de sillonner les états du sud afin de trouver une famille de métayers qui accepte de partager leur quotidien. Après quelques errances vaines, ils arrivent en Alabama, un état particulièrement touché par la crise, dans un coin reculé d’une affligeante pauvreté, Hale County. Là, par hasard, ils rencontrent trois familles qui acceptent de les accueillir pendant trois semaines à tour de rôle, les Tengle, les Fields et les Burroughs. Si Agee se donne et se livre totalement dans l’aventure, Evans, comme à son habitude reste en réserve et essaye d’évacuer toute sensibilité, tout sentiment et tout engagement ; cette attitude qui finalement donne tant de force à ses photos. A ce moment, il n’est pas question de livre. Il n’imagine nullement que le matériau du reportage pour "Fortune" permettra de réaliser une œuvre littéraire et photographique de tout premier plan, mythique par l’ampleur qu’elle acquerra en quelques années. Il faudra toutefois attendre puisque c’est seulement après le refus de "Fortune" de publier le reportage qu’Agee se décidera à écrire une nouvelle version, plus littéraire « Louons maintenant les grands hommes ». Finalement, l’éditeur Hiughton Mifflin accepta de publier ce nouveau texte sous la forme d’un livre en août 1941. Une fois de plus Evans – qui ne prenait pas position - fut encensé. Agee – qui s’y révoltait - fut éreinté[8]. Mais les deux discours s’interpellaient de telle façon, qu’ils devinrent l’un et l’autre indissociables, dans la genèse d’une œuvre de premier plan.

Edition originale de Let Us Now Praise Famous Men

Evans était retourné à ses bureaux de la FSA. Il refusait toujours de voir son travail au service d’une quelconque politique. Il rejetait l’idée que sa vision puisse être une analyse critique. Seul lui importait le constat. Quant à l’esthétique, il en est comme de l’engagement, très peu pour lui. Une fuite ? Peut-être. Quoi qu’il en soit, en cette fin des années trente et dans le contexte de la seconde guerre mondiale, Evans disparait. En fait, il se radicalise comme en témoignent ses portraits du métro de New-York, de simples photos d’identités d’anonymes dans des lieux banals et sans beauté. Ces portraits ne seront publiés que 15 ans plus tard dans les magazines "Cambridge Review" et "Harper’s Bazaar".

En 1945, il entre au magazine "Fortune" après y avoir réalisé diverses piges photographiques. Si il y perd de sa liberté, il conserve son œil qui, toujours, est immuablement attiré par « les gens, toutes classes mélangées, les autos, les paysages qu’elles créent, l’architecture, le goût urbain des américains, les commerces, la culture pourrie, le sexe, la publicité… ».

Mais c’est le début de la fin. L’Amérique change et détruit petit à petit le champ de ses investigations. Il se rabattra sur des thèmes plus conceptuels et – horreur – esthétiques ! Il quitte "Fortune" en 1965, refuse de travailler pour "Herper’s Bazaar" et s’éloignant de la prise de vue devient professeur de photographie à l’Université de Yale. Un boulot quelque peu anonyme, comme ses sujets qu’il cherchait dans ses images :, le banal, le quotidien, la déshérence, l’abandon, la vacuité… Walker Evans voulait être et ne fut qu’un observateur perpétuellement désengagé. Est-ce pour cela que tous les portraits que je connais de lui affichent un regard d’une grande tristesse ?

Le seul ouvrage de référence que j'ai trouvé sur Walker Evans est celui de Gilles Mora et John T. Hill "Walker Evans « La soif du regard »" éditié par Le Seuil, collection "Close up", en 1993. Si le texte est passionnant, l'iconographie et la bibliographie impressionnants, on peut toutefois regretter que la reproduction des photos nécessite l'emploi d'une loupe.


[1] Edité par Plon dans la collection "Terre humaine" en 1993

[2] Une partie avait été publiée quelques mois auparavant dans le numéro 19 de la revue "The Baffler".

[3] « Le Pont » Hart Crane. Editions "La Nerthe". 2014

[4] Pour approfondir cette relation avec Brooklin Bridge, je conseille l’écoute de l’émission que France Culture a consacré au sujet

[5] Au début du projet, il avait été prévu que le poème soit illustré par des peintures de Joseph Stella qui était également très inspiré par le pont de Brooklin.

[6] L’épisode cubain de Walker Evans est particulièrement bien décrit et documenté par Michel Porcheron sur le site Tlaxcala

[7] Certains allèrent même plus loin dans la nature de leur relation

[8] Cela ne le découragea pas et il continua de collaborer avec des photographes. Il faut d’ailleurs souligner l’excellent ouvrage qu’il signa avec Helen Levitt, "A way of seeing" (Une façon de voir), Photographies de New York. Première édition publiée par Viking Press à New York en 1965.