Los Angeles, le mois dernier, n’avait pas été vraiment à la hauteur côté culturel. Je m’y attendais un peu, les conditions de visite ne s’y prêtaient pas vraiment. Il n’y a qu’à lire la relation que j’en ai faite pour comprendre. Mais, je ne m’en faisais pas. J’avais déjà prévu cette visite de Bordeaux, qui, par un heureux hasard est jumelée avec Los Angeles et qui, au titre du 50e anniversaire de ce jumelage, présentait en cette rentrée d’automne quelques expos ancrées du côté de la cité des Anges. A savoir, « Chicano Dream », la collection privée de Cheech Marin, acteur, réalisateur et scénariste américain d’origine mexicaine dont je reparlerai certainement un de ces jours et « Road Trip », une sélection de photographies américaines des XIXe et XXe siècles issues des collections du " Los Angeles County Museum of Art ".
Et puis, il y avait Dorothea Lange et Walker Evans. Et, concernant ce dernier, cela m’amène à parler de l’excellente initiative des éditions "Bourgois", à savoir l’édition d’« Une saison de coton, trois familles de métayers » que n’est autre que la version préliminaire d’une célèbre collaboration de Walker Evans avec un écrivain, en l’occurrence James Agee. Ce livre est le reportage sur les conditions de vie des métayers des états du sud commandité en 1936 par le magazine Fortune.
James Agee
Ce n’était pas la première fois qu’Evans collaborait avec un écrivain. Il a illustré de nombreux ouvrages littéraires. Il a même publié ses premières photos dans un petit livre sur le pont de Brooklyn intitulé simplement « The bridge », un texte du poète Hart Crane édité à Paris en 283 exemplaires par les "Black Sun Press" en 1930 et que vient de rééditer les éditions "La Nerthe" en février dernier sous le titre « Le Pont »[3].
Les quelques rares images du livre, entre structuralisme et abstraction, dénotent dans la production ultérieure du photographe. En effet, Walker Evans va découvrir le travail de l’américain Ralph Steiner et du français Eugène Atget que lui fait découvrir Bérénice Abott, autre grande photographe américaine. C’est une révélation qui va changer sa réflexion, ses méthodes et son regard. Il est difficile d’attribuer au même photographe les images du pont de Brooklin et celles des métayers du sud.
Art Crane devant Brooklyn Bridge
Peu après, la publication de « The bridge »Crane et Evans quittent les États-Unis pour les Caraïbes. Crane se jettera d’un autre pont, celui d’un paquebot. De son côté, Evans se plonge dans les quartiers populaires cubains qu’il parcourt en vue d’illustrer un texte de Carleton Beals «The crime of Cuba » qui s’avère être, malgré son titre, une violente critique de l’emprise et des intérêts de la finance américaine sur l’île. Le soir, il rentre à l’hôtel Ambos Mundos où il rejoint Hemingway devant quelques verres de rhum pour se saouler. Lorsque le livre parait, c’est un immense succès, explicable en partie par la fuite du dictateur Machado 5 jours auparavant.[6]
En 1938, c’est l’inauguration d’« American Photographs », une exposition du MOMA suivie d’un livre qui l’installe comme l’un des photographes majeurs des États-Unis. C’est la première fois que le musée new-yorkais consacre une exposition monographique à un photographe, qui plus est, le présentant comme l’un des plus grands photographes de son temps. (Merci pour Jack Delano, Dorothea Lange, Gordon Parks, Esther Bubley, Lewis Hine, Marjory Collins, Edward Weston, Marion Post Wolcott et d’autres…)
Revue feuilleton Automne 2014
La FSA avait mis en place une section photographique dirigée par Roy Striker afin d'illustrer les conditions objectives de vie et de travail de la classe rurale américaine mais aussi et surtout, convaincre les américains de l'utilité des réformes du Président. Evans refuse toutefois cette politique de propagande et exerce son travail avec une éthique et une liberté totale. C’est dans ce cadre qu’il sera donc amené à retrouver Agee dans l’aventure qui débouchera sur la parution de « Louons maintenant les grands hommes ».
Edition originale de Let Us Now Praise Famous Men
Evans était retourné à ses bureaux de la FSA. Il refusait toujours de voir son travail au service d’une quelconque politique. Il rejetait l’idée que sa vision puisse être une analyse critique. Seul lui importait le constat. Quant à l’esthétique, il en est comme de l’engagement, très peu pour lui. Une fuite ? Peut-être. Quoi qu’il en soit, en cette fin des années trente et dans le contexte de la seconde guerre mondiale, Evans disparait. En fait, il se radicalise comme en témoignent ses portraits du métro de New-York, de simples photos d’identités d’anonymes dans des lieux banals et sans beauté. Ces portraits ne seront publiés que 15 ans plus tard dans les magazines "Cambridge Review" et "Harper’s Bazaar".
Mais c’est le début de la fin. L’Amérique change et détruit petit à petit le champ de ses investigations. Il se rabattra sur des thèmes plus conceptuels et – horreur – esthétiques ! Il quitte "Fortune" en 1965, refuse de travailler pour "Herper’s Bazaar" et s’éloignant de la prise de vue devient professeur de photographie à l’Université de Yale. Un boulot quelque peu anonyme, comme ses sujets qu’il cherchait dans ses images :, le banal, le quotidien, la déshérence, l’abandon, la vacuité… Walker Evans voulait être et ne fut qu’un observateur perpétuellement désengagé. Est-ce pour cela que tous les portraits que je connais de lui affichent un regard d’une grande tristesse ?
Le seul ouvrage de référence que j'ai trouvé sur Walker Evans est celui de Gilles Mora et John T. Hill "Walker Evans « La soif du regard »" éditié par Le Seuil, collection "Close up", en 1993. Si le texte est passionnant, l'iconographie et la bibliographie impressionnants, on peut toutefois regretter que la reproduction des photos nécessite l'emploi d'une loupe.
[1] Edité par Plon dans la collection "Terre humaine" en 1993
[2] Une partie avait été publiée quelques mois auparavant dans le numéro 19 de la revue "The Baffler".
[3] « Le Pont » Hart Crane. Editions "La Nerthe". 2014
[4] Pour approfondir cette relation avec Brooklin Bridge, je conseille l’écoute de l’émission que France Culture a consacré au sujet
[5] Au début du projet, il avait été prévu que le poème soit illustré par des peintures de Joseph Stella qui était également très inspiré par le pont de Brooklin.
[6] L’épisode cubain de Walker Evans est particulièrement bien décrit et documenté par Michel Porcheron sur le site Tlaxcala
[7] Certains allèrent même plus loin dans la nature de leur relation
[8] Cela ne le découragea pas et il continua de collaborer avec des photographes. Il faut d’ailleurs souligner l’excellent ouvrage qu’il signa avec Helen Levitt, "A way of seeing" (Une façon de voir), Photographies de New York. Première édition publiée par Viking Press à New York en 1965.