Michael Christofferson, vous avez dit "démocratie directe" ?

Par Alaindependant

« Cette notion de « démocratie directe », dont le retour caractériserait les années 68, n’est jamais définie par l’auteur. Elle s’applique, tout à la fois, au désir de prise de parole, à la mythification de la base, à l’exigence de liberté, au discours anti-hiérarchique, au populisme le plus vulgaire et à la revendication d’autogestion, toutes choses qui caractérisèrent, en effet, cette époque, mais qui, à elles toutes, ne sauraient servir de définition à un concept, par ailleurs rarement revendiqué, comme tel, par les milieux gauchistes de l’époque. Car, sauf à en faire un mot-valise, comme Christofferson, et quoi qu’on pense d’elle – et visiblement il en pense beaucoup de mal –, la « démocratie directe » se rattache à une tradition très précise du mouvement révolutionnaire, celle qui englobe l’anarchisme social et le communisme de nature conseilliste. »

Ainsi l'article ci-dessous présente-t-il le livre de Michael Christofferson.

Je ne pense pas que ce soit un résumé, il donne cependant une idée des évolutions de la composante intellectuelle de la société française lors de la deuxième moitié du siècle dernier et, en conséquence, pour la compréhension des évolutions ultérieures.

Michel Peyret


Intelligentsia fin de siècle : guerre des nerfs et recomposition

mardi 11 janvier 2011 
par  
F.G.Michael Scott CHRISTOFFERSON
Les Intellectuels contre la gauche

Traduit de l’anglais par André Merlot
Préface de Philippe Olivera
Marseille, Agone, « Contre-feux », 2009, 454 p.

PROFESSEUR d’histoire contemporaine à la Pennsylvania State University, Michael Scott Christofferson s’intéresse au microcosme intellectuel français de la seconde moitié du siècle dernier, et plus précisément à ses figures les plus en vue, celles qui, au gré de leurs lumineuses intuitions, fondèrent, en telle ou telle période de l’histoire, l’idéologie dominante du moment. Ici, l’objet de son étude, c’est de comprendre pourquoi, en une grosse décennie (1968-1981), cette idéologie dominante, qui fut longtemps et sans partage progressiste marxisante, est devenue, à la fin des années 1970, clairement antitotalitaire et « droit-de-l’hommiste ». Pour ce faire, le laborieux historien n’a pas renâclé à la tâche, qu’on subodore immense tant ledit microcosme est, comme on le sait, structurellement prolixe en écrits et déclarations de toute sorte.

Il y aurait beaucoup à dire sur ce livre et plus encore sur la démarche de Christofferson, apparemment désencombrée de préjugés, mais pas toujours habile à saisir le climat d’une époque. Cependant, la place attribuée à cette recension étant comptée, elle se cantonnera d’évoquer ce qui, au-delà du factuel et de son interprétation, fait indubitablement problème, du moins pour nous. En premier lieu, la réduction, dans le temps et l’espace, de la polysémique mouvance « antitotalitaire » à sa seule fraction médiatique, celle qui fut la plus prompte à troquer sa supposée critique de l’État contre des positions – réelles – de pouvoir. En second lieu, l’amalgame, systématiquement entretenu par l’auteur, entre cet « antitotalitarisme » spectaculaire et le prétendu penchant de ses principaux porte-parole pour la « démocratie directe ». Découlant d’une compréhension très limitée des clivages politiques de mai 68 et d’une appréciation très confuse des années gauchistes, cette affirmation réitérée prouve, au mieux, que la vaste culture dudit historien n’est pas exempte de grosses lacunes.

« L’année 1968, écrit Christofferson, ravive les espoirs de révolution. À gauche, la vie intellectuelle prend une orientation profondément anti-autoritaire, anti-institutionnelle, marquée par l’idée de démocratie directe. » Et de citer, pour preuves de ce très « libertaire » retournement de l’opinion intellectuelle, les peu convaincants exemples de Jean-Marie Domenach, inamovible directeur de la très institutionnelle revue Esprit, de Jean-Paul Sartre, pathétique faire-valoir philosophique d’un délirant mao-spontanéisme, et Michel Foucault, « intellectuel spécifique » dont la filandreuse critique des micro-pouvoirs n’a jamais porté tort – au contraire – à sa brillantissime carrière académique. Cette notion de « démocratie directe », dont le retour caractériserait les années 68, n’est jamais définie par l’auteur. Elle s’applique, tout à la fois, au désir de prise de parole, à la mythification de la base, à l’exigence de liberté, au discours anti-hiérarchique, au populisme le plus vulgaire et à la revendication d’autogestion, toutes choses qui caractérisèrent, en effet, cette époque, mais qui, à elles toutes, ne sauraient servir de définition à un concept, par ailleurs rarement revendiqué, comme tel, par les milieux gauchistes de l’époque. Car, sauf à en faire un mot-valise, comme Christofferson, et quoi qu’on pense d’elle – et visiblement il en pense beaucoup de mal –, la « démocratie directe » se rattache à une tradition très précise du mouvement révolutionnaire, celle qui englobe l’anarchisme social et le communisme de nature conseilliste et qui, hormis les références obligées à Castoriadis et à Lefort d’après Socialisme ou Barbarie [1], est quasiment absente de cette étude. Ainsi, le supposé « antiléninisme » de la Gauche prolétarienne -– dont la preuve reste à faire – a plus de valeur, aux yeux de Christofferson, que la critique situationniste, qui fut pourtant constitutive de la radicalité de cette époque, mais qu’il ignore totalement. 

C’est qu’à force de se mouvoir, comme un quelconque Tintin au pays d’Intelligentsia, dans les seules travées de la fausse parole, on finit, en effet, par croire, comme Christofferson, qu’à l’heure du gauchisme tardif et de l’ « effet Goulag », l’ « anarchisant » Glucksmann aurait trouvé, dans l’antitotalitarisme, un substitut intellectuel logique à son ancienne passion pour la démocratie directe. Qu’importe que le parcours politique dudit Glucksmann l’ait situé, des années durant, à mille lieues de toute perspective auto-émancipatrice et libertaire, puisqu’il faut nécessairement, pour que la démonstration de l’historien tienne, que cette jonction imaginaire existe. Si la preuve manque, et elle manque forcément, on y substituera un hasardeux parallélisme thématique entre La Cuisinière et le mangeur d’hommes, de l’ex-stalinien Glucksmann, et Un homme en trop, de l’ancien socio-barbare Lefort. Au risque de confondre deux démarches fondamentalement différentes : l’une, substitutive, relevant de la pure conversion à une nouvelle idéologie ; l’autre -– et cela quoi qu’on pense de la promotion de Soljenitsyne qu’elle induisit – procédant de l’approfondissement d’une ancienne analyse politique, très longtemps marginalisée par les commissaires d’une certaine gauche intellectuelle plus prompte à discuter du dosage du potage marxiste-léniniste que de sa nocivité. 

Il est certain que Lefort, qui déjà s’était éloigné des rivages de la démocratie directe pour « repenser la nature de la démocratie » [2] tout court, tira de l’« effet Goulag » une certaine notoriété intellectuelle, mais, outre le fait que celle-ci n’était pas usurpée, elle ne l’inclina évidemment pas à adopter les mêmes conclusions que les néo-contempteurs du Pouvoir, globalement ralliés à un néo-discours social sous nette influence foucaldienne, et « précisément appliqué à rendre le pouvoir invisible, à effacer les traces des divisions de classe, à estomper la figure du maître » [3]. Bien sûr, Christofferson, qui a beaucoup lu, n’est pas assez stupide pour confondre les roquets médiatisés de la « nouvelle philosophie » avec Lefort (et, a fortiori, avec Castoriadis), mais il s’arrange toujours pour les agglomérer – contradictoirement – au nom d’une commune sensibilité antitotalitaire. Ainsi les six petites pages -qu’il consacre à la revue Libre (1977-1980) constituent un exemple flagrant de lecture orientée dont le but est de pointer l’« ambiguïté » des deux anciens socio-barbares à l’égard des néo-philosophes plutôt que de mettre à jour leurs évidentes divergences. On sait, pourtant, que – comme Lefort, mais avec plus de véhémence –, Castoriadis se démarqua nettement de ces « divertisseurs » médiatisés, dont il souligna la faiblesse argumentative. Au point d’en faire, ce qui ne saurait mieux dire le mépris dans lequel il les tenait, les dignes rejetons de Sartre, le même Sartre qui, interrogé sur sa valorisation de Socialisme ou Barbarie, osait encore affirmer, en 1975 : « Aujourd’hui leurs idées peuvent paraître plus justes que celles que je formulais en 1952, mais elles ne l’étaient pas à ce moment-là parce que leur position était fausse. [4] »

À travers cette guerre des nerfs qui opposa, par Soljenitsyne interposé, quelques bretteurs « antitotalitaires », tous issus ou ayant été proches du marxisme-léninisme, à quelques éditorialistes d’une gauche institutionnelle apparemment unie, mais où le PCF restait dominant, se dessina, en réalité, un vaste mouvement de redistribution des cartes conceptuelles. D’un côté, cornaquée par ceux qui furent déjà leurs « démocrates » mentors (Sartre, Clavel, Foucault) du temps de leur splendeur « insurrectionnelle », l’élite « pensante » du mao-spontanéisme décomposé se réinséra, sans difficulté majeure, dans le spectacle intellectuel d’une époque assez peu regardante de cohérence et fort indulgente pour les repentis de la « guerre de classe ». De l’autre, sortant de l’impasse où l’avait longtemps plongée la secrète connivence entre gaullistes et communistes, une social-démocratie ascendante, déjà plus libérale que socialiste et ayant su intégrer la revendication sociétale de mai 68 à sa propre stratégie de conquête de pouvoir, sut parfaitement se servir de l’antitotalitarisme des ex-« nouveaux partisans » pour inverser, progressivement, le rapport des forces au sein d’une gauche sur laquelle le PCF finira par perdre son hégémonie intellectuelle. En cela, on peut dire que, manipulée ou pas, la réactivation médiatique du Goulag – mais aussi de l’idée corollaire que toute révolution y conduisait forcément – eut pour principal effet de réconcilier à jamais les maîtres penseurs du gauchisme tardif avec les idéologues de la bourgeoise démocratie représentative, désormais dominante et jugée indépassable. Nous y sommes encore.

Freddy Gomez

[1] Notons que l’ouvrage de Philippe Gottraux – « Socialisme ou Barbarie ». Un engagement politique et intellectuel dans la France de l’après-guerre –, pourtant critique envers le Castoriadis de la « conjoncture antitotalitaire », n’est jamais cité par Christofferson.

[2] Claude Lefort, Le Temps présent. Écrits 1945-2005, Paris, Belin, 2007. « Repenser le politique » (1978), entretien avec E. A. El Maleh, p. 366.

[3] Ibid.

[4] Jean-Paul Sartre, Politique et autobiographie. Situations, X, Paris, Gallimard, 1976. Tirée d’un entretien avec Michel Contat, cette appréciation tardive de Sartre sur S. ou B. – ce « petit machin de rien du tout », précise-t-il – n’est citée que partiellement par Christofferson. Le reste est à l’avenant : « Ce n’est pas parce que je juge le Parti comme eux le jugeaient à l’époque que leurs raisons sont nécessairement les bonnes. (…) Une vérité peut n’être qu’une erreur vraie. » Dialectique quand tu nous tiens…