d'après Maupassant

Publié le 06 novembre 2014 par Dubruel

MISÈRE HUMAINE

Jean Ladret s’animait :

« Fichez-moi la paix

Avec votre imbécile bonheur

Que satisfait

Un simple verre de liqueur

Ou le frôlement d’une jeune beauté.

La misère, je la vois partout.

Je la trouve où vous,

Vous n’apercevez rien.

Vous qui marchez sur le boulevard,

Vous ne pensez qu’à la fête du soir

Ou celle du lendemain.

Tenez, l’autre jour, rue Pereire,

J’ai vu passer un être,

Un être hideux,

Abominable,

Une vieille misérable,

Courbée en deux,

Vêtue de loques. Elle allait,

Traînant si péniblement les pieds

Que je ressentais au cœur,

Autant qu’elle-même,

Plus qu’elle-même

La douleur

De tous ses pas.

Tout le monde la regardait !

On murmura :

’’ Pauvre femme’’, puis on passait.

Son haillon de jupe trainait sur le pavement.

Et il y avait là-dedans

Une souffrance incessante,

Harcelante.

Oh ! La misère des vieux

Sans espoir, sans enfant,

Sans argent,

Sans rien, que la mort devant eux,

Y pensez-vous ? »

Jean se tut tout à coup

Puis reprit :

« Toute ma joie de vivre s’est envolée

Voilà trois ans, à la chasse en Normandie.

Il pleuvait.

Une perdrix, surprise, a filé.

Mon coup de fusil l’abattait.

Je me suis senti triste à pleurer.

J’allais rentrer

Quand j’aperçus sur le chemin

Le cabriolet du médecin.

La voiture s’arrêta

Et le médecin me héla :

-« Eh ! Monsieur Ladret ! »

J’allai vers lui. Il me dit :

-« Avez-vous peur des maladies ? »

-« Non. » -« Voulez-vous m’aider

À soigner une diphtérique ?

Il faudrait la tenir de façon énergique

Pendant que j’enlèverai

Les membranes de sa gorge étranglée. »

Je montai dans sa voiture.

Et il me raconta ceci :

’’ L’angine a pénétré chez les Lefébure

À une lieue d’ici.

Le père et la mère sont déjà décédés

Leur fille va maintenant s’en aller.

Quand nous sommes entrés,

L’enfant a enfoncé

Sa tête dans l’oreiller.

Résignée,

Elle ne consentait pas à se laisser toucher.

Le médecin me répétait :

’’ Je ne peux pourtant point passer

Chez cette petite toutes mes journées. ’’

La malade haletait,

Elle avait les joues creuses, les yeux luisants.

Dans son cou maigre, des creux profonds

Se formaient à chaque aspiration.

Christi !

Quel spectacle effrayant !

Je maintenais, par les hanches

Et les épaules, la malade couchée

Sur son lit

Tandis que le docteur arrachait

De sa gorge une peau blanche.

Instantanément, elle respira mieux

Et, après avoir bu un peu,

Elle me demanda : ’’ J’allons-t-y

Rester toute seule ? ’’ Je répondis :

’’ Non ’’, et me tournant vers le docteur,

Je lui dis : ’’ Faites venir la mère Vasseur,

Je la paierai. ’’

Et moi, je suis resté avec la mourante.

Bien longue me parut l’attente !

Je laissai quelque argent à Mme Vasseur

Et me sauvai comme un malfaiteur

Courant vers ma maison chauffée

Où m’attendait un bon diner. »