L'amour et les forêts

Par Auroretaupin



Il y a des livres qui vous coupent le souffle – quasi-littéralement, et vous laissent avec l'impression d'une grande claque en les refermant. L'amour et les forêts en fait partie, non seulement pour son histoire bouleversante – celle de Bénédicte Ombredanne, femme harcelée par son mari, mais également pour le style limpide, l'écriture percutante d'Eric Reinhardt qui vous donne tous les ressorts pour comprendre le destin tragique de cette femme.


En 2008 – fiction ou réalité, on ne sait pas, l'auteur est contacté par Bénédicte Ombredanne qui lui confie lors de leur seconde rencontre les tourments domestiques qu'elle vit, confiante dans cette oreille attentive, dont elle s'est déjà assuré l'amitié et la considération par sa lettre initiale si pleine de verve et l'intelligence de leur première rencontre.


En effet, l'histoire de Bénédicte Ombredanne est poignante et saisissante à la fois par la cruauté dont elle est victime mais également par le cercle vicieux engendré par la routine et le quotidien qui ont ancré sa souffrance dans une certaine habitude. Bénédicte Ombredanne – que je ne peux me résoudre à appeler simplement Bénédicte car l'auteur lui-même ne se permet jamais cette familiarité, remet sans cesse la faute de son malheur sur son propre compte, culpabilisant, incapable d'un recul et d'un raisonnement logique sur sa situation, pourtant à la portée de cette femme brillante, très cultivée, fan de Villiers de l'Isle Adam et agrégée de lettres. Jusqu'à cette émission de radio qui fait prendre conscience à son mari de son statut de harceleur, et le laisse le temps d'une soirée pétri de culpabilité envers sa femme, auprès de laquelle il tente de se faire pardonner – lui révélant à elle sa véritable condition dans cette histoire. "Ainsi, contrairement à ce que son mari s'efforçait de lui faire croire depuis des années, sa souffrance n'était pas le produit de son imagination corrompue par la bêtise, les hormones, la complaisance, l'acrimonie, par les humeurs larmoyantes, insatisfaisantes, irrationnelles d'un cerveau stupidement féminin pour reprendre quelques-unes de ses locutions favorites"


C'est là l'occasion d'un sursaut pour Bénédicte Ombredanne qui s'inscrit le soir même sur Meetic, déterminée à ne plus subir son malheur conjugal sans rien tenter pour réenchanter un peu sa vie amoureuse. Au terme d'une série de conversations truculentes, elle se décide à aller rencontrer un de ses anonymes, le seul d'ailleurs avec qui elle ait pu démarrer un vrai semblant de conversation. Ces quelques pages retranscrivant les échanges sur Meetic valent le détour, sans doute très fidèles à la réalité du site; "Gentleman : Je comprends. Moi aussi je veux bien discuter, mais pas trop tourner autour du pot quand même. Je ne recherche rien de compliqué. Mais des moments de plaisir partagé." Et encore, je passe sur les détails graveleux de la prose de Napoleon, obsédé sexuel lourdingue, que Bénédicte Ombredanne se fait un plaisir de mettre en boite en quelques réparties cinglantes.


La rencontre avec l'anonyme (Playmobil677 sur Meetic, Christian dans la vraie vie) se fait quelques jours plus tard, portée par l'éland'audace qu'a redonné à Bénédicte Ombredanne cette confession de son mari. Même si elle hésite, on sent bien que c'est un de ces moments clés du roman, où affleure l'autre Bénédicte Ombredanne, celle qu'elle aurait pu être, celle qu'elle garde tapie au fond d'elle, non plus la craintive femme mariée mais la délicate et brillante lettrée."Deux femmes se faisaient face : la première, anxieuse et défaitiste, indécise, la pupille avide d'éloges, évoluait devant l'armoire les jambes tremblantes en se demandant si elle serait assez intrépide pour entreprendre cette expérience insensée (oser se présente devant cet homme en ayant la prétention de vouloir lui plaire, au point qu'il ait envie de sexe avec elle), tandis que la seconde, déployée de pied en cap à la surface du grand miroir, gracieuse et élégante, trépignait de se mettre en route – la première essayait de dissiper dans la contemplation de la seconde un reste de culpabilité"


Ce moment avec cet homme qui n'est pas son mari est décrit avec poésie, presque onirique, parenthèse enchantée qui donne son nom au roman ; ce coup de foudre qui laisse sous-entendre que tout n'est pas perdu, alors qu'il va en fait causer sa perte. Ce court interlude heureux détonne d'autant plus a posteriori lorsqu'on referme le livre, dans l'ensemble d'une grande noirceur. Ce qui suivra, mais on n'en dira pas plus car il s'en passe des choses après, c'est d'abord la folie paranoiaque du mari qui ressurgit en découvrant l'escapade de sa femme, retranscrit sous forme de longs monologues terrifiants et captivants, des invectives brutales et sidérantes au rendu tellement réaliste qu'on en vient à craindre qu'il ne se matérialise devant nous.


A titre d'exemple et pour donner le ton de la folie et du harcèlement quotidien qu'est devenue leur relation conjugale, citons ici ce passage – pour bien clarifier qu'il n'est pas forcément besoin de violence physique pour briser quelqu'un et faire de sa vie un enfer.


"Tout était quadrillé, rationnel, répertorié, anticipé et planifié, sans aucun sens de l'improvisation et du mouvement, du spontané, de l'instinctif, du poétique. Sans aucun sens de la vie et du bonheur. Si [elle] allait boire un thé dans une brasserie du centre-ville, avait raconté Bénédicte, […], elle devait rapporter à la maison le ticket de sa consommation, afin que son mari puisse en enregistrer le montant dans son ordinateur personnel. […] Il rentrait dans son ordinateur les montants de toutes les dépenses du ménage, de quelque nature qu'elles soient, y compris un pain au chocolat ou une sucette, si bien que [son] existence avait été canalisée en permanence par les murailles de ce couloir budgétaire névrotique, sans qu'il lui soit possible de faire la moindre incartade"
Eric Reinhardt maintient un vibrant crescendo dans la description de cet enfer domestique, ne nous en dévoilant que bien peu au début, pour finir en de terribles révélations qui prennent toute leur ampleur après s'être tant familiarisé et attaché à Bénédicte Ombredanne. Les premières scènes sont racontées par Bénédicte Ombredanne à l'auteur, puis le narrateur changera au cours du roman pour nous révéler la genèse et la fin de cette histoire tragique ; Eric Reinhardt (vrai ou fictif?) n'ayant de première main que le récit des années 2006-2008.


Le récit se déroule en véritables "scènes", que j'imaginais immédiatement dans leur possible traduction théâtrale: unité de lieu correspondant aux "actes", nombre de protagonistes toujours restreints, dialogues ou discours indirects principalement. Une pièce que je m'empresserais d'aller voir si elle était montée !
On referme le livre soufflé, après l'avoir dévoré d'une traite malgré son imposante stature.

A lire absolument !  

L'amour et les forêts, d'Eric Reinhardt chez Gallimard