La fabrique des garçons

Publié le 19 novembre 2014 par Soseducation

Dans les deux volumes de “La Fabrique des garçons”, Sylvie Ayral, professeur agrégée et docteur en sciences de l’éducation, et Yves Raibaud, géographe, maître de conférence à l’université Bordeaux III et chargé de mission pour l’égalité hommes-femmes, enquêtent sur la façon dont la société impose la virilité aux garçons dès leur plus jeune âge. Entretien.

Comment fonctionne la “fabrique des garçons” ?

Sylvie Ayral – S’il y a eu beaucoup de travaux sur les femmes dans une approche féministe, il y en a encore trop peu sur les hommes et sur la manière dont se construit leur identité masculine. Dès leur plus jeune âge, on éduque les garçons à l’agressivité, la compétition, à refouler le “je” au profit du “nous” du groupe de pairs, à masquer leurs émotions, à ne pas pleurer. C’est le prix à payer pour pouvoir dominer, plus tard, presque toutes les sphères de la vie publique. Malheureusement ils en subissent et en font payer les conséquences : 96,5 % de la population pénitentiaire est masculine ; 69 % des tués en voiture sont des hommes [40 % des femmes tuées sont des passagères]; 78 % des personnes SDF sont des hommes et 35 % des femmes qui le sont ont fui un conjoint violent ; 83,6 % des auteurs de crimes conjugaux sont des hommes; 80 % des personnes décédées par overdose sont des hommes, 75 % des personnes décédées par suicide sont des hommes.

Notre travail consiste à décrypter comment les garçons s’emparent ou non des figures d’hommes virils et dominants auxquelles on les expose. A l’école par exemple, ils subissent une double injonction: on leur dit qu’il faut être obéissants, qu’il faut s’appliquer, mais s’ils sont trop sages, leurs camarades vont les traiter d’intellos, de “gonzesse” ou même, comme on l’entend fréquemment en ce moment, de “soumis”. Implicitement, on s’attend à ce que les garçons soient indisciplinés, rebelles, fumistes. Cette pression exercée par les pairs et naturalisée par l’école (“les garçons sont naturellement plus turbulents, moins appliqués, etc.” entend-on régulièrement) entraîne le fait qu’ils sont quatre fois plus souvent punis que les filles, se retrouvent plus souvent en échec scolaire. Ils sont poussés à investir dans leur scolarité les matières à “haute valeur virile ajoutée” – les maths, le sport, la technologie – et à rejeter ce qui serait le “domaine des femmes” – la littérature, les arts plastiques. La mixité, qui est pourtant un grand pas en avant, ne suffit pas à réduire ces différences puisque les garçons se construisent en se distinguant hiérarchiquement de tout ce qui est féminin.

Vous décrivez, en définitive, une “fabrique de machos” ?

Yves Raibaud – Non, tous les garçons ne sont pas machos. Mais tous sont encouragés à aller vers certaines activités. Un garçon ne va pas choisir l’équitation comme loisir car il sait que c’est une activité à 80 % féminine. Il aura peur d’être moqué, de se faire traiter de “pédé”. C’est le cas aussi de la gymnastique, et encore plus de la danse. Les garçons doivent tenir leur rang, ne pas perdre la face devant les leaders qui rassemblent autour d’eux un groupe solidaire dans le harcèlement d’un plus faible désigné comme “la gonzesse” ou “le pédé”. Le machisme comme le sexisme ou l’homophobie (qui est une forme de sexisme car on déteste tout ce qui est féminin chez un garçon) sont les travers de cette virilité exacerbée.

Quelle est la solution ?

Sylvie Ayral – L’enjeu est de faire une école qui offre aux garçons et aux filles l’éventail le plus large possible de possibilités. Encourager les filles à faire du sport ou à investir les matières scientifiques et technologiques, certes, mais aussi faire chanter et danser les garçons, développer les occasions de leur permettre d’exprimer leurs émotions, de favoriser l’entraide plutôt que l’émulation et la performance. Donner une place à ces filles et ces garçons qui n’apparaissent pas, au départ, conformes aux normes de genre, “garçons manqués” ou “efféminés” ; celles et ceux qui ne savent ou ne veulent pas choisir l’un ou l’autre sexe, celles et ceux qui imaginent des relations amoureuses différentes… D’autres méthodes bien connues participent également à dénouer ces tensions : diminuer voire tendre à supprimer les sanctions (dont les garçons s’emparent pour affirmer leur virilité), limiter les notes et les classements, promouvoir des activités sportives mixtes non compétitives, développer les ateliers philo, etc.

Vous vous êtes également intéressés aux loisirs…

Yves Raibaud – La vie des garçons ne s’arrête pas à la sortie de l’école. Les enfants passent presque autant de temps dans des activités périscolaires, incluant les vacances, qu’à l’école. Nous avons réuni des recherches qui s’intéressent aux centres de loisir, aux séjours qu’on appelait autrefois les colonies de vacances, aux maisons de quartiers, aux activités choisies dans le domaine du sport et des pratiques culturelles et artistiques. Le premier constat est que si filles et garçons sont presque à égalité dans les activités périscolaires à la fin de l’école primaire, les filles décrochent massivement à partir de la sixième. D’où ce chiffre alarmant, issues de recherches faites à Bordeaux et Toulouse : les loisirs destinés aux jeunes, organisés ou subventionnés par les municipalités, profitent à deux fois plus de garçons que de filles, toutes activités confondues. Et si l’on considère que les loisirs masculins sont toujours plus coûteux que ceux des filles, on arrive à ce résultat incroyable : pour 4 euros d’argent public dépensés pour les enfants et les jeunes, 3 euros le sont pour les garçons et 1 pour les filles !

Dans ces recherches, nous analysons les mécanismes psychologiques et sociologiques qui font que filles et garçons ont des choix plus ou moins imposés : les filles à la danse ou au piano, les garçons au foot ou à la batterie. Mais nous analysons aussi les mécanismes implicites qui favorisent les garçons plus que les filles. Dans nos entretiens avec des élus ou des responsables de service jeunesse, le skate, le hip-hop, le graf, le rock apparaissent comme des activités importantes, qui permettent aux jeunes de canaliser leur violence, de s’intégrer, de vivre leur adolescence le mieux possible. Le fait que ces activités soient à presque 100 % masculines n’est jamais envisagé, pas plus que le faible niveau de subventionnement de la danse, de la gym, du twirling bâton, de l’équitation qui sont les activités choisies majoritairement par les filles. Les municipalités ont investi massivement ces trente dernières années dans des terrains de sport d’accès libre (skateparks, citystades) qui sont exclusivement occupés par les garçons. Cherchez l’équivalent pour les filles. Et s’il existe, ne reproduit on pas implicitement l’antique partage de l’espace : les garçons dehors, les filles à l’intérieur ou à la maison ?

Y a-t-il eu une évolution positive ces dernières années ?

Sylvie Ayral – Non. Le sentiment qu’il y a une évolution est largement partagé. On dit qu’il y a de plus en plus de filles qui font du skate, du foot, du rock, mais nos comptages montrent des statistiques très stables, avec des différences notables cependant dans les villes qui ont fait de l’égalité femmes hommes un axe de leur projet politique.

Avez-vous dressé un comparatif avec d’autres pays ?

Sylvie Ayral – Certains pays ont développé des politiques publiques en matière d’égalité à l’école, dans la ville où dans les loisirs. C’est le cas des pays scandinaves pour l’éducation ; au Québec pour rendre les villes plus mixtes et moins inquiétantes pour les femmes. Cuba comme les ex-pays communistes ont longtemps encouragé les pratiques socioculturelles, le sport féminin, les corps de ballets, les conservatoire de musique et d’arts. Si l’on excepte le modèle scandinave, en Europe les différences se jouent plutôt sur les villes. Vienne, Berlin, Barcelone ont mené, chacune à leur manière, des politiques d’égalité. Le département de la Gironde a mis en place une politique transversale pour la mixité filles-garçons. Des villes comme Rennes ou Bordeaux, en signant la charte européenne sur l’égalité femmes hommes, s’engagent à mettre en place des actions sur le long terme pour réduire les inégalités.

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