LILLE : OH ! TRÉSORS - 5. EXPOSITION SÉSOSTRIS III : LE LINTEAU DE MÉDAMOUD (Louvre E 13983) : UN ROI OFFRANT

Publié le 02 décembre 2014 par Rl1948

      Construire un temple consiste à enfermer une parcelle du divin sur la terre des vivants ; il s'agit ensuite d'entretenir cette force qui assure la prospérité du pays. D'autre part, ce précieux réceptacle, préservé des assauts du mal par un arsenal magique, garantit l'intégrité de l'Égypte entière, car la divinité installée dans cet inexpugnable univers en réduction est douée d'ubiquité.

(...)

     Dans la maison du dieu, le roi est le médiateur entre les hommes et celui-ci. C'est lui seul qui édifie les constructions sacrées et qui les fait vivre par des offrandes quotidiennes.

Sylvie  CAUVILLE

L'offrande aux dieux dans le temple égyptien

Louvain, Peeters, 2011

p. 5.

     Après nous être longuement arrêtés la semaine dernière, vous et moi amis visiteurs, devant deux statues de Sésostris III, souverain de la XIIème dynastie égyptienne remarquablement mis à l'honneur, ici, au Palais des Beaux-Arts de Lille ; après avoir admiré ses "portraits" qui, contrairement à ce qui est avancé depuis tant d'années, ne sont en rien réalistes, en rien représentatifs de ses états psychologiques mais dénotent plutôt sa volonté de médiatiser une idéologie précise quant à la nature du pouvoir royal - la littérature de l'époque l'a me semble-t-il bien prouvé ! -, en donnant de lui l'image d'un "père" vigilant à l'endroit de son peuple, poursuivons aujourd'hui, voulez-vous, nos découvertes des fondations du temple lagide à Médamoud par l'égyptologue français Fernand Bisson de la Roque en nous attardant sur un troisième monument, exhumé quant à lui en 1927 et, qu'en partage de fouilles, obtint du Gouvernement égyptien le Musée du Louvre, en 1930, où il porte désormais le numéro d'inventaire E 13983.

     Aux fins d'admirer cette Arlésienne des terres nilotiques que j'ai ici à plusieurs reprises évoquée, il est à présent grand temps de nous diriger vers le mur du fond de cette portion de salle, vers cet autre des chefs-d'oeuvre que recèle l'exposition : un long bloc de pierre calcaire que les égyptologues sont désormais convenus d'appeler LE  linteau de Médamoud,  

 

 (© Louvre - Ch. Décamps)

et qui, à l'instar des statues du souverain, va lui aussi faire mentir bien des analyses antérieures, à commencer par la plus énigmatique d'entre elle à mes yeux puisqu'elle provient du site internet officiel du Musée du Louvre, supposée rédigée par un égyptologue - enfin, j'aimerais le croire ! - et qui, indépendamment du fait qu'elle fait encore et toujours la part belle à la notion de "réalisme" dans le chef de l'artiste - mais à ce sujet, j'ai suffisamment gloser ces derniers mardis -, avance que :

      " Le roi porte une tête de faucon couronnée de deux plumes droites ornées du double uraeus. "

    Une rapide et néanmoins consciencieuse observation de l'oeuvre vous permettra comme à moi de constater que le roi n'arbore à aucun moment semblable coiffe ... réservée en réalité au dieu Montou, sur lequel il me sera donné de revenir la semaine prochaine. En outre, un précieux coup d'oeil sur les hiéroglyphes encadrant les figures corroborera sans conteste notre première vérification visuelle.

     Sur eux, je me prononcerai dans quelques instants ...

     Pour l'heure, et pour consentir à un certain ordre, abordons quelques données techniques.

     Ce n'est malheureusement pas l'impression que donne la photo ci-avant, - de sorte que j'invite instamment tous ceux qui n'ont pas encore eu l'heur de l'admirer au Louvre de se rendre à Lille jusqu'au 25 janvier, date après laquelle, je présume, il rentrera dans ses murs des bords de Seine -, mais ce dessus de la "porte du magasin de l'offrande divine", comme il est encore erronément indiqué dans le catalogue de l'exposition, mesure 2, 26 mètres de longueur, 1, 07 de hauteur et 13, 5 centimètres d'épaisseur.

     Erronément

     Oui, selon moi. Ou plus précisément selon des mensurations relevées in situ par Clément Robichon, l'architecte de la mission - donc au tournant des années trente, déjà ! -, précision rapportée dans un article rédigé par le Conservateur du Département égyptien du Louvre, Charles Boreux, en 1932 (article référencé dans la bibliographie infrapaginale) qui indique que ce monument ne peut s'adapter à la dite porte ; et donc en surmontait une autre.

     Cette distinction, amis visiteurs, est-elle à vos yeux prépondérante ? Peut-être pas. Sauf qu'à partir du moment où preuves mathématiques il existe que le linteau du Louvre et la porte du magasin des offrandes divines du temple du Moyen Empire ne peuvent être compatibles, je ne comprends pas bien la raison pour laquelle, depuis plus de 80 ans, les égyptologues n'ont pas encore rétabli la vérité historique et revu leur appellation.

     Peut-être n'est-ce pas pour eux prépondérant ...  

     Permettez-moi maintenant, avant de prendre vraiment connaissance de la scène que nous avons devant nous, d'attirer plus spécifiquement votre attention sur la technique qu'utilisa le lapicide.

     

     Il vous faut savoir que depuis l'Ancien Empire, essentiellement deux procédés coexistèrent en Égypte dans l'art de la gravure : le bas-relief et le relief en creux.

     Tous les deux pouvaient indifféremment se retrouver sur un petit monument ou sur l’immense surface d’un mur de temple. Mais ce ne fut pas avec la même indifférence qu'ils furent plébiscités par les artistes : en règle générale, la gravure en relief servait au décor intérieur des bâtiments, tandis que celle en creux au décor extérieur.

   Une raison, toute simple à l’évidence, motivait le graveur quant au choix du procédé à utiliser, une raison inhérente à l’environnement auquel l’oeuvre était destinée : une gravure en creux, exposée en plein air, donc aux rayons du soleil, à l’intense luminosité du jour favorisant les jeux d’ombre et de lumière, ressortait nettement mieux qu’un léger relief. D’autant plus que ce creux pouvait entamer la pierre jusqu’à 2, 5 cm de profondeur.

      Tout au contraire, le bas-relief, à l’intérieur d’un bâtiment, où l’éclairage est relativement réduit, apparaissait beaucoup mieux que le creux.

   Ces considérations, ressortissant en fait au domaine de la physique, amenèrent tout naturellement les artistes à élever le procédé en convention. C’est ainsi que le relief en creux employé dans un décor se trouvant à l’intérieur d’un temple signifie que l’on doit considérer la scène comme se déroulant au dehors. Inversement, l’emploi, dans le même décor, de la technique du bas-relief impose que l’on comprenne que la scène se passe à l’intérieur. Et il n’est absolument pas rare que sur la même oeuvre, on retrouve entremêlés les deux types de gravure.

     Ce qui lui confère une lecture d’autant plus pointue.

     Quant à "notre" linteau, son relief dans le creux s'impose puisque, surmontant une porte monumentale qui permettait l'accès aux ruelles desservant vraisemblablement le quartier des magasins, il "prenait" loisiblement le soleil ...

     Analysons la scène figurée ... en prenant d'abord connaissance de la description qu'en donne l'égyptologue français Etienne Drioton (1889-1961) qui, en tant qu'épigraphiste relevant de la mission de l'I.F.A.O., participa aux fouilles de Médamoud :

     " (C'est) une magnifique dalle de calcaire fin, de 1,25 m de hauteur sur 2, 25 m de largeur et 40 centimètres d'épaisseur."

     Bizarre, n'est-il pas, quand on compare avec les mensurations fournies par le catalogue de l'exposition ?

     E. Drioton poursuit :

     "La composition de sa décoration est rigoureusement symétrique. Comme il devait surmonter une porte située dans l'axe du temple, du côté où elle débouchait vers le sanctuaire, le roi, qui est censé entrer par cette porte, est figuré deux fois au centre, adossé à l'axe ;  Montou, vers qui il se dirige, lui fait face aux deux extrémités du tableau, personnage hiéracocéphale portant double uraeus au front et la tête surmontée par le disque solaire accolé à deux grandes rémiges. Sésostris III lui présente à droite un gâteau allongé, à gauche un pain conique. 

     Approchons-nous maintenant de la vitrine et examinons le monument : avant toute chose, convenez que ce qui ressort et offre à l'ensemble sa superbe harmonie, c'est sa parfaite symétrie.

(© Louvre - Ch. Décamps)

     La scène est délimitée, dans sa partie supérieure, par le signe hiéroglyphique du ciel et, dans sa partie inférieure, par la ligne de sol.

     De part et d'autre d'un axe constitué de deux colonnes de textes, marquant le centre même de la composition, un personnage coiffé d'une perruque et vêtu d'un pagne tend quelque chose, manifestement en guise d'offrande. Qui est-il ?

     Pour répondre à cette question, reportons-nous à chacun des cartouches gravés au-dessus de sa tête : vous y lirez aisément son prénom, car je vous l'ai appris il y a peu : Khakaourê.

      Vous remarquerez d'emblée, par rapport aux cartouches, que d'un côté comme de l'autre, figure la même formulation, au demeurant classique : Le dieu parfait, Maître du Double-Pays (les 5 signes disposés avant le cartouche) et doué de vie (les deux venant après), mais inversée. Cela s'explique - et sur cette consigne aussi j'ai souvent insisté lors de nos rendez-vous au Louvre -, par le fait qu'ils se lisent en allant dans la direction du visage royal : donc, de droite vers la gauche, pour ce qui concerne la portion droite du linteau ; et bien évidemment, de gauche vers la droite, dans la portion de gauche. 

     Et tant qu'à "enseigner" des rudiments de la langue hiéroglyphique égyptienne du Moyen Empire, permettez-moi un instant encore de revenir sur la disposition des signes à l'intérieur des cartouches pour indiquer que si vous suiviez scrupuleusement la "leçon" que je viens de vous prodiguer, vous devriez lire, dans l'ordre des signes : "Rê - Kha - Kaou", puisque le disque solaire Rê est bien le premier des cinq qui composent l'appellation royale.

     Vous êtes là en fait en présence d'une exception à la règle que je viens d'évoquer et qui consiste, par pure politesse protocolaire, par pure révérence vis-à-vis d'une déité, d'obligatoirement noter son nom avant tout autre signe ; inversion graphique que les égyptologues nomment "antéposition honorifique".    

     Chapeautant la scène en son milieu, en dessous de la représentation du ciel, vous trouverez le disque solaire aux ailes éployées en guise de protection du souverain : Celui de Béhédet, indiquent de part et d'autre les quatre hiéroglyphes à la pointe de l'aile. Il s'agit de la dénomination de l'Horus d'Edfou.

    Nous avons donc vu qu'adossé à un axe vertical constitué de deux colonnes de textes, marquant le centre même de la composition, Sésostris III tend quelque chose à quelqu'un, manifestement en guise d'offrande.

     Pour comprendre de quoi exactement il s'agit, tournons-nous vers les textes précédant le souverain qui nous permettront d'appréhender l'oblation effectuée :    

à gauche :  Consacrer un pain blanc ;

et à droite : Offrir le "shât" (pâtisserie)

     Les mentions optatives concernant le roi - chaque fois une colonne - sont, quant à elles, inscrites dans son dos et forment, je l'ai indiqué, le mitan de la composition.

     À gauche, nous lisons :  Que l'environnent toute protection et toute vie. Qu'il soit doué de vie, de stabilité et de pouvoir, comme Rê, à jamais.

     Et à droite : Qu'il soit en tête des kaou de tous les vivants, à jamais.

     Voilà pour ce qui, dans un premier temps, concerne le geste royal.

     Alors que tout à l'heure, j'épinglai la symétrie parfaite qui émane de ce chef-d'oeuvre, j'aimerais, avant de nous quitter, amis visiteurs, que vous vous approchiez davantage de la vitrine et que vous y observiez attentivement le visage du roi. N'y a-t-il rien, qui vous étonne ?, qui vous interpelle ?

(© Thomas LEVIVIER - "La Croix du Nord")

     Pardon ? Je n'ai pas bien entendu ...

  

     Oui, c'est l'évidence même, Mademoiselle : il est flagrant qu'à gauche, le roi présente un faciès lisse, volontairement juvénile alors qu'à droite, il semble bien plus âgé. 

     Voici donc qu'à l'instar de la ronde-bosse que nous avons analysée mardi dernier, apparaît sur ce linteau la même volonté de médiatisation idéologique : Sésostris III tout à la fois souverain à la force physique indiscutable, comme souvent seule la jeunesse l'autorise ; et souverain sage, vigilant, à l'écoute de son peuple, comme souvent seule la vieillesse le permet.

     A moins qu'un artiste ait exécuté deux "portraits réalistes" du souverain : jeune, à gauche, puis quand le roi a vieilli, 20 ou 30 ans plus tard, que le même artiste ou plus vraisemblablement un confrère plus jeune retouche le relief en donnant au roi le visage ridé de droite. 

     (C'était la théorie avancée par Charles Boreux !)

     Non ! Restons sérieux ! Voilà une preuve supplémentaire, si tant est qu'il en fallût une, amis visiteurs, que ce pseudo-réalisme que voulurent voir certains égyptologues dans l'art du "portrait" au Moyen Empire, était bel et bien une grossière erreur. En revanche, preuve supplémentaire d'un message de propagande politique souhaité : nul doute à mes yeux !  

   

     Quoi qu'il en soit : à qui Sésostris III fait-il donc offrande ?

     C'est ce que je me propose de vous expliquer le 2 décembre prochain pour autant que ne se soit pas affaibli l'intérêt que vous portez à cette oeuvre de grande beauté et, surtout, que ne vous rebute pas trop mes quelques incursions dans la langue hiéroglyphique égyptienne.

     A mardi ? 

BIBLIOGRAPHIE

BOREUX  Charles

A propos d'un linteau représentant Sésostris III trouvé à Médamoud (Haute-Égypte), dans Monuments Piot,  Tome 32, Paris, Librairie Ernest Leroux, 1932, pp. 1-20.

DRIOTON  Etienne

Envois récents d'Égypte, dans Bulletin des Musées de France, 2ème année, n° 12, Décembre 1930, pp. 262 sqq.