Les porteurs de mots d’Hadaphaï

Publié le 03 décembre 2014 par Aicasc @aica_sc

LES  PORTEURS DE MOTS D’HABDAPHAI

Matilde Dos Santos

 Porteurs de mots, installation, galerie Tout Koulè, septembre 2014, photo MDS

 La rentrée culturelle en Martinique, septembre dernier, a été marquée par un solo show d’Habdaphaï qui n’avait pas fait d’individuelle sur l’île depuis 2011. La galerie Tout Koulè, aux Trois Ilets a donc eu la primeur de la série Porteurs de mots.

Belle exposition. Une scénographie classique, très clean, bien adaptée à l’espace, naturellement très lumineux de jour. Dans la plus petite des deux salles, Habdaphaï avait disposé des tableaux qui témoignent des débuts de la série, mettant en scène l’historique du signe entre 2011 et 2012. Dans la salle principale étaient exposés les travaux de 2013 et 2014. Au total plus d’une trentaine de pièces donnaient à voir la progression dans le traitement du thème.
La notion de progression est importante pour le peintre. Quand il commence à travailler un signe, il le manie en permanence. Il le griffonne sur tout ce qui lui tombe sur la main, quel que soit le lieu où qu’il se trouve, l’atelier bien sûr, mais aussi les bars, les restaurants, les salles d’attente. En ancien danseur, sa peinture est pur geste. Sa démarche est résolument abstraite dans la façon de poser la peinture, dans la vitalité et suffisance du geste. Le geste ample, qui alourdi le fond avec des effets de relief, posé d’un jet, sans réflexion préalable. Le geste fin et précis, qui délimite le signe, porté sur la toile d’un seul jet également.


Porteur de mots, Galerie Tout Koulè, photo MDS

  J’ai aimé spécialement les œuvres où le signe stand « alone », démonstration suffisante. Mais mes pièces préférées sont quatre figurines en terre cuite. Très fines et aériennes, avec quelque chose de comique et étrange, elles attirent le regard et la main. On aime les voir, on aimerait bien les toucher. On dirait des mini totems venus du fond des âges. Quatre sculptures, quatre finissions différentes. Et pour l’artiste, un chemin à explorer.

Terres cuites, exposition Porteurs de mots, septembre 2014, photo MDS

L’exposition aux Trois Ilets était annoncée comme une avant-première d’une exposition de l’artiste à Besançon. Il est donc tentant de mettre les deux expositions en regard l’une de l’autre.
En janvier 2014, l’Institut Supérieur des Beaux-Arts (ISBA) de Besançon, a reçu Habdaphaï pour une résidence d’artistes de 3 mois. De cette résidence a résulté une exposition à l’ISBA au mois de novembre, présentant des sculptures, des livres sculptures, des découpes et des fresques issues des recherches entreprises par l’artiste au début de l’année.

Atelier de l’artiste en résidence, en premier plan livre sculpture.

Courtoisie de l’artiste

Avec la série Porteurs de mots, Habdaphai s’intéresse au conteur de la nuit, celui qui avait la charge de faire partir l’esprit des morts. Mais de nos jours la place du conteur, la place du mort d’abord, n’est plus la même. Passé de son lit à la morgue, de l’encerclement de la famille-amis-alliés à la solitude froide des lieux impersonnels… la « cour » n’est pas là, le conteur non plus et du coup les rituels ne peuvent plus se réaliser autour de lui, lien brisé, place perdue, le conteur marronne, les esprits aussi…

Fresque, Institut Supérieur des Beaux-Arts de Besançon, photo Gabriel Vieille

La décomposition de ce monde ? Un conteur parcourant des espaces vides, portant des mots sans les échanger.
La recomposition du monde ? Ce même conteur, toujours chargé d’un entrelacs de mots, à créer, par sa simple présence, un nouveau cercle ; de là où il est, convoquer la cour, faire danser les esprits, régénérer la vie sociale.
Sur la tête du porteur les mots sont profusion. Des mots orientés comme des flèches, qui tournent spiralés autour d’eux-mêmes ou qui s’étirent dans toutes les directions. Du porteur on n‘aperçoit que les jambes qui prêtent à sourire, chancelantes sous la charge.
Le signe ressort souvent sur un fond chargé mais peu structuré. En contraste donc avec le formalisme habituel des toiles du peintre, qui sur d’autres séries allait jusqu’à quadriller la surface de ses œuvres définissant ainsi un espace quasi hiératique

Vue d’ensemble de l’exposition Habdaphai à l’ISBA, photo Gabriel Vieille

Le choix du signe comme moyen d’expression est récurrent dans l’œuvre de nombre d’artistes caribéens contemporains. Patricia Donatien aborde la question dans la spiritualité dans l’art caribéen (2006) en attirant l’attention sur le rapport à la religiosité syncrétiste, piste intéressante et à suivre. La production d’Habdaphaï est à comprendre dans cette filiation-là. Il a été très marqué par son expérience en Haïti, la rencontre avec les vévés. Ses signes racontent un vécut très biaisé par sa cosmogonie particulière. Ce qu’il dit est si bien caché dans ses signes, que parfois il les rapproche du public en leur donnant une image lisible, par exemple, le « Y » : pour l’artiste, ligne de capture, renvoyant à une arbalète, qu’un peu d’ombre transforme en corps de femme. L’œuvre d’Habdaphaï tourne autour de cette terre de Martinique, interrogeant ses contradictions, des réalités qui se côtoient et s’ignorent sans cesse. Et la résultante humaine de tout cela : un si gentil petit martiniquais titre de son exposition et performance, en 2000.

Fresque, Institut Supérieur des Beaux-Arts de Besançon, photo Gabriel Vieille

En 1999 l’exposition Habdaphai avec le siècle s’accompagnait d’un opuscule présentant des dessins en noir et blanc entrecoupés des textes du peintre, mi haïku, mi aphorisme, mi page de journal intime, assortis d’un répertoire de ses signes. On peut suivre l’évolution de cet alphabet depuis les années 80, jusqu’aux formes plongeantes en promenades singulières, en passant par la série indéniablement aboutie des porteurs de poissons et le très graphique Rhinoloup. Evolution en cercles. Les pas de maintenant sont posés sur les traces des pas d’avant. Pourtant chaque série introduit des signes ou des lectures nouvelles, de couleurs, des supports. Avec les porteurs de mots la boucle est bouclée. L’artiste, tel Ulysse, revient vers son centre.
L’éternel retour convient parfaitement à son univers primitif. La vie imite la vie dans la ronde des signes. Les porteurs de mots tiennent la main des lianes-tamarin des années 90. Roseau qui se plie mais ne rompt pas, signe d’une culture martiniquaise en expansion, cette liane-là, multipliée, repensée, emmêlée à l’infini, se transforme en un dédale de mots, un nouveau symbole non répertorié : le porteur de mots, une sorte de sherpa débordé par l’embrouillamini de mots qui envahissent sa tête.

Fresque, Institut Supérieur des Beaux-Arts de Besançon, photo Gabriel Vieille

En résidence à Besançon Habdaphaï a fait évoluer la série des porteurs de mots. Le résultat s’affiche sur des fresques somptueuses. Le porteur devient une entité aimantée qui infléchit les lignes du lieu, et attire à soi l’univers alentour. Le signe, comme l’artiste en performance, est un centre, qui créé autour de lui la cour et l’espace d’échange. Travaillant l’installation, Habdaphaï est venu aux découpes, à positionner le signe dans un interstice. A l’utiliser pour sculpter l’espace. Et à créer un environnement propice à l’expression du signe. Petit à petit le travail de découpe a envahi les livres sculptures et a entouré les porteurs, sacralisant le lieu occupé par le signe.

Détail installation Porteurs, vernissage, ISBA, novembre 2014

A l’ISBA Habdaphaï a présenté des sculptures de porteurs de mots en carton et en bois comme dans un petit théâtre d’objets, que l’on découvre derrière un rideau en papier dentelé, dans un espace dessiné par des ombres et des figurines un peu dansantes. J’aime la délicatesse et la fragilité de cette pièce. Les petites sculptures sont comme qui émoussées par l’étoffe ouvragée du rideau. Ce travail d’une finesse infinie a quelque chose de féminin et d’intime. Il évoque pour moi le temps et la patiente des travaux textiles. Tout ce blanc fait penser aussi à un autel de candomblé. Les sculptures disposées derrière le voile, à l‘abri des regards, le spectateur devient un peu voyeur. Comme lorsqu’on regarde par la fenêtre l’intérieur d’une maison de poupées. L’installation fluide est si finement achevée qu’on pourrait presque entendre le murmure des récits racontés par les porteurs. Une atmosphère particulière et épurée. Un nouveau tournant dans la production de l’artiste.

Installation porteurs de mots, détails, ISBA, 2014, photos Gabriel Vieille