Lucien Sève, l'importance redonnée au matérialisme philosophique...

Par Alaindependant

« On voit combien les objections du spiritualisme, ancien mais surtout moderne, y compris celles constantes d’un Luc Ferry, relèvent d’un préjugé indigent, fondé à la fois sur une grave ignorance scientifique (mais c’était aussi le cas de Sartre, malgré son talent) et sur le refus de penser philosophiquement avec la science. C’est là un point décisif (ou l’on retrouve la dialectique) qui oblige la philosophie à cesser de vouloir légiférer sur le réel toute seule, en tout cas au plan théorique (au plan pratique ou moral, c’est autre chose selon moi), et qui lui assigne comme tâche de dégager ou expliciter le sens philosophique implicite des sciences pour nous faire comprendre, à un niveau proprement réflexif, il est vrai, ce que sont le monde et l’homme. »

On sait que, si Lucien Sève prend la plume, ce n'est pas pour ne rien dire d'intéressant, sinon de passionnant. Aussi, essayons de percevoir ce dernier Sève au travers de la lecture qu'en a faite Yvon Quiniou.

Michel Peyret


Lafauteadiderot.net

Le matérialisme réhabilité : Lucien Sève

Yvon Quiniou a lu le dernier livre de Lucien Sève, " La philosophie ? "

Il n’est pas question de résumer en quelques lignes un livre aussi volumineux que La philosophie ?(près de 700 pages) que vient de publier Lucien Sève à La Dispute. D’autant que son propos aborde aussi bien ce qu’il y a de « philosophique » chez Marx malgré son dépassement revendiqué de la « philosophie » entendue comme spéculation, que les catégories qui sont à l’œuvre dans sa pensée scientifique (historique, sociale, économique et anthropologique) ou encore la dialectique sans laquelle, selon Sève, on ne saurait comprendre la réalité, toute réalité.

Je retiendrai quant à moi l’importance qu’il donne ou plutôt redonne au matérialisme philosophique, ce courant de pensée dominé tout au long de l’histoire de la philosophie, depuis Platon à Hegel en passant par Descartes, Berkeley, Hume, Kant (et j’en oublie) jusqu’à aujourd’hui avec la phénoménologie qui refuse d’admettre que la conscience humaine puisse être une production du monde matériel sous prétexte qu’elle en a conscience. Courant dominé, mais aussi méprisé et même, il faut le savoir, carrément interdit d’enseignement au 19ème siècle par Victor Cousin, puis Victor Duruy pour cause de proximité avec l’irréligion. Qu’il ait été méprisé tient cependant, en partie tout au moins, au fait que peu l’ont élaboré au niveau philosophique qu’il mérite. Or c’est cette élaboration d’une exceptionnelle qualité que nous présente ce livre dans une de ses parties la plus juste et la plus profonde.

Mais d’abord, qu’est-ce que le matérialisme ? Disons, pour simplifier, que c’est une attitude intellectuelle qui part du principe que la matière est première par rapport à la pensée humaine (ou l’esprit, ou la conscience), qu’elle l’a donc précédée dans le temps et qu’elle l’a produite. Elle n’est par conséquent qu’une forme de la matière en évolution, parvenue à un haut niveau de complexité, sans transcendance ontologique vis-à-vis d’elle comme le postulent pourtant toutes les formes d’idéalisme philosophique.

Mais dire cela ne suffit pas car, comme y insiste justement Sève, on ne pense pas seul, hors histoire et hors société. Une genèse matérialiste recevable de la pensée suppose donc qu’on y associe tous les processus « culturels », eux aussi matériels, qui l’ont façonnée : le langage, les rapports interindividuels et sociaux, la production matérielle dans la mesure où elle libère l’homme pour l’activité intellectuelle, les catégories de pensée formées dans l’histoire, les acquis scientifiques et les techniques qui à la fois les réalisent et, de plus en plus, les rendent concrètement possibles. La liste n’est pas close, mais elle montre que le fait de penser, à ces deux points de vue de sa genèse, s’il constitue bien un élément subjectif, est aussi une réalité objective (« objectale » dit-il) dont la source est matérielle, au sens large du terme, qu’il est donc immanent au monde, qu’il en provient.

Reste que cette historicité (matérielle) de la pensée ne doit pas nous faire oublier son origine naturelle, l’homme, avec ses potentialités biologiques propres, étant issu d’une évolution des espèces que le darwinisme a désormais établie : elle l’a doté d’un cerveau dont l’histoire sociale qui a suivi a activé les capacités par un effet de rétroaction de l’historique (produit) sur le biologique (donné). Il n’empêche : c’est bien la matière dont le monde est fait, initialement non pensante, qui a produit la pensée à travers toute une série de phases dont la science est en train de rendre compte.

Or c’est ici que l’on ne peut qu’admirer l’« esquisse » de cette genèse que Sève nous propose sur la base d’une information scientifique pointue (p. 447-455) : partant de l’idée que la conscience est un « rapport à quelque chose » qui nous le représente subjectivement, il nous montre la naissance de ce rapport au niveau infinitésimal de la microphysique lorsqu’une individualité matérielle réagit à une autre et en porte la marque ; en un sens, on peut voir dans cette « marque » l’anticipation minuscule et métaphorique d’une perception qui enregistre activement le rapport à une autre individualité matérielle. De degré en degré, en passant bien évidemment par l’évolution du vivant et ses rapports actifs à son milieu (voir à nouveau Darwin avec sa sélection naturelle), on assiste à l’émergence progressive d’une pensée, accompagnée d’un « soi », à partir d’un point de départ d’où elle était absente, et qui est désormais apte à penser le monde, dont elle vient, pour le connaître et se connaître en lui.

On voit combien les objections du spiritualisme, ancien mais surtout moderne, y compris celles constantes d’un Luc Ferry, relèvent d’un préjugé indigent, fondé à la fois sur une grave ignorance scientifique (mais c’était aussi le cas de Sartre, malgré son talent) et sur le refus de penser philosophiquement avec la science. C’est là un point décisif (ou l’on retrouve la dialectique) qui oblige la philosophie à cesser de vouloir légiférer sur le réel toute seule, en tout cas au plan théorique (au plan pratique ou moral, c’est autre chose selon moi), et qui lui assigne comme tâche de dégager ou expliciter le sens philosophique implicite des sciences pour nous faire comprendre, à un niveau proprement réflexif, il est vrai, ce que sont le monde et l’homme.

Encore faut-il être sûr que la science nous fait connaître l’essence des choses, fussent-elles mouvantes et contradictoires. Ici aussi l’apport de Sève est crucial : il réhabilite ce concept d’essence en matérialiste (ce n’est pas une Idée platonicienne ni une lubie de l’esprit dépassant les phénomènes) et, tout autant, il nous montre que la connaissance scientifique est une connaissance objective, qui nous révèle ou découvre cette essence d’un monde hors de nous (mais qui nous inclut), malgré tous les procès actifs qui la constituent subjectivement… mais qui s’annulent, en quelque sorte, dans son résultat.

C’est dire qu’il faut reprendre à nouveaux frais la catégorie-métaphore de « reflet », quitte à la démétaphoriser (et encore…), ce que ne fait pas vraiment l’auteur, lui préférant, à tort selon moi (c’est ma seule critique), la catégorie de « représentation », mais avec la même conséquence : la science reflète ou représente ce que sont les choses et ne les construit pas comme le voudrait un relativisme généralisé portant sur la connaissance autant que sur la réalité elle-même (voir Foucault, Rorty, etc.), omniprésent dans l’épistémologie actuelle et qui fait le désespoir d’un Jacques Bouveresse, grand rationaliste s’il en est et partisan intransigeant d’un « réalisme cognitif » inséparable d’un réalisme ontologique.

Dit autrement, qui tient compte de l’importance spécifique de l’activité de connaissance : c’est par ses productions théoriques que la pensée connaissante est apte à re-produire en nous le monde qui est hors de nous – et Marx l’avait déjà indiqué à propos de la méthode de l’économie politique. Quelle preuve en avons-nous, me direz-vous ? Elle est très simple, quoique générale et portant sur le long terme : la pratique, à savoir le pouvoir que la connaissance scientifique nous confère sur le déterminisme du réel dès lors que nous connaissons les lois de son déploiement et que avons trouvé une technique ou un mode d’action pour y intervenir. C’est cette relation savoir-pouvoir fondamentale qui oppose la connaissance à l’impuissance à laquelle nous condamnent à la fois l’ignorance, la simple croyance, l’erreur et l’illusion.

Et c’est pourquoi le matérialisme est important, pour nous hommes : il est le seul courant de pensée capable de nous permettre de concevoir une liberté humaine effective, non celle, fictive du libre arbitre, mais celle, réelle, de la puissance que nous pouvons exercer sur nos vies dès lors que nous connaissons les déterminismes multiples qui pèsent sur elles et les empêchent de s’épanouir. La liberté, individuelle et collective, est à ce prix, que toutes les métaphysiques idéalistes, ouvertes ou masquées, ignorent ou veulent ignorer.

C’est dire, pour conclure, que le matérialisme philosophique ne repose pas aujourd’hui sur un principe (comme je l’ai trop rapidement suggéré au début) ou sur un postulat : il est scientifiquement fondé ou justifié et, sauf malhonnêteté ou préjugé idéologique, c’est-à-dire politique, on ne saurait s’y soustraire : il est désormais intellectuellement contraignant

La philosophie ?, La Dispute, 2004, 7005 pages, 40 euros.