[Note de lecture] "Crâniennes", d'Emmanuel Laugier, par Isabelle Lévesque

Par Florence Trocmé

 
L’adjectif seul, féminin pluriel. On y adjoint. Rien. Tout ce qui touche à
Sur la couverture, vue aérienne d’une planète aride. Qu’est-ce ? Un crâne. Vu de l’extérieur. Au premier plan, le frontal. Au second,  les deux pariétaux. Les sutures des os dessinent ce qui ressemble à première vue à des cours d’eau asséchés. Des numéros indiquent des endroits précis, dont certains doubles, mais la légende manque. 
Le titre même du livre confirme qu’il s’agit bien de cela. Une boîte crânienne. Et le lecteur s’attend à en trouver plusieurs puisque ce titre est pluriel. S’agirait-il d’une vanité ? d’un memento mori ? 
 
Trois épigraphes réunissant : « [l]a boîte crânienne » (Beckett), « [l]e cerveau adhère au crâne » (Penone) qui a « l’émail de supposer » (Messagier). Où c’est dans : les parois suscitées par l’adjectif, comme un débordement, une noyade (diluvienne). À l’origine duquel : « crâniennes : [ne dit rien] ».  
On part d’un mot. Voire. D’ « un pavot rouge ». Sa couleur collée aux parois (pas poreuses). Poème 1 : le tâtonnement, l’approche dite par l’adverbe, « ça », puis une locution prépositionnelle, « en sorte de », approximative et incomplète, elle n’introduit rien. Il faut commencer : de « la phrase simple » à « la phrase tourne » du second texte. Difficilement : les fondations, « une bande de terre noire » et « des animaux tardifs veillent », le temps passé – défoncé –, une « tête à phrase », sur le péril d’une expression refondée (tête à queue), longe le crâne. Le noir se reproduit, se répète. L’enfance en sabots, « cerceau à la main loin dans le maroc ».  
Ce qui ponctue ? La coupe, le vers, section calquée sur le bord du crâne approché de la couverture du livre. Crâniennes.  
Si on bute sur le titre, c’est qu’avant de lire, on cherche un terrain sémantique. Une piste pour l’adjectif lancé seul encore, en tête de vers comme en tête à queue. Figure de démolition : « bobine » à dérouler le temps qui comprend « l’autre jour un jour ». Pareillement le temps, ses repères tassés sur le même dévidoir. Où comment savoir ? Entre « terrain vague derrière », une localisation incertaine, spatiale ou temporelle ? On lit le même fil « de petits bandeaux de prose » (des phylactères ?), sans vocation spéciale. On tourne autour.  
 
On travaille sur du vivant aux parois desquelles on ne se fie pas. Crâniennes. Rien n’est sûr, rien n’est noir ? Finalement : gris, en forme de « cheval », cela part (galop ?). Arrive en « [fable] ». La terre remonte dedans, les équivalences cheval/phrase construisent le poème, les marionnettes du réel ? Ainsi font. Qui entend ? La phrase reprend : 
 
« cassant de vieilles branches 
juste ça 
fait traces au tympan 
et infuse dans la tête » 
 
Mécanique à variable : pousse, cesse, repart. Tente. Rebrousse : 
 
« un nuagement la rigueur d’une corde // la leçon qu’elle tord / et rince / (villon) » 
 
François Villon, après sa condamnation, écrivit ce quatrain : 
« Je suis François dont il me poise 
Né de Paris emprès Pontoise 
Et de la corde d’une toise 
Sçaura mon col que mon cul poise. » 
 
Dans la mort par pendaison, la corde est frontière entre tête et corps. Et la tête (plutôt que le cou) éprouve douloureusement le poids du corps. 
 
Nombre d’actions comparables à des ponctuations, espacements, « crâniennes / est aussi dans l’alinéa », on retrouve le bord écarté comme on retourne à la ligne, on couche 
la phrase, le vers. De « bobine » visuelle à « bande continue », on écoute. « [I]l y a »  de la fable ou du conte.  
Interrompu le vers : 
 
« au moment où je les 
voir jusque dans l’abandon ». 
 
De l’interrompu coule en vers in-conjugué. Change l’adjectif en verbe « avec conjugaison du singulier féminin /dans le s ». Après tout, « réversibles ». Une classe, une autre, un dérapage repu de mots qui changent de catégorie grammaticale. 
Bribe d’un poème de Gérard Manley Hopkins : « leaves me a lonely began ». Pierre Leyris, dans son anthologie de ce poète anglais(1), utilise justement ce vers pour dire la difficulté de traduire ses poèmes écrits dans une langue si personnelle. Il en présente d’abord une traduction littérale : « me laisse un esseulé commençai ». La première personne du parfait est devenue un substantif. Et comme cela lui semble difficilement admissible en français, il traduit : « me laisse à zéro, seul ». La langue de Crâniennes connaît également ces métamorphoses et inventions. 
 
Un circuit se dessine, d’un point à l’autre traverse le crâne et chemine. L’oreille donne accès à l’extérieur comme entendre (le poème). La tête, point d’équilibre du corps, s’entend dans sa fonction de « boussole ». Debout, tenu sur son corps, la colonne droite, c’est tout un fonctionnement étonnant qui mène au poème. 
Un mouvement va, retourne : « route », « pierres noires ravinées ». Quelque chose travaille et tourne ou revient, passant par l’herbe et les branches, du « vert » à l’ « été / jaunissant », « cela qui lui tient lieu de tête ». Mimétique texte : abrège (« mvt »), une progression télégraphique avec arrêt, « stop », « air », « conduit ». Cheminée cheminant dans le tunnel ou fil télégraphique à moins que « (ramassement) ». On n’évacue pas forcément, les sons. « [V]irage », le paysage traverse le canal de circulation crânien : tout y passe. Ou non. C’est selon, « dans un tremblé sans netteté ». L’unité sur la page devient serrée, les syntagmes entassés : trace faite lorsqu’on a appuyé (Crâniennes). C’est une impression, photographique, une gravure (involontaire). Elle peut disparaître couverte par une autre, elle peut 
rester. Jusqu’à devenir le personnage, le phantasme, l’être peuplé d’intentions en tête. Tout cela moins une cohérence, à certains moments : 
 
« crâniennes est ainsi 
que dire 
+++ » 
Que dire de plus ? Que dire disparus ? 
 
Strates de temps de conjugaison : inaccompli/ accompli (« de tout ce qui/aura/fera/l’aura/fait »). Un retour d’impression domine, « varech », reprise des pages antérieures où la Sicile, la plage, la course, le bord physiquement éprouvé dans la relation avec l’entour, l’extérieur, le paysage va vers le crâne et laisse une marque (poème ?) ou disparaît.  
 
Portant en lui « la mort de Claude », le poète écrit dans un poème dédié à Philippe Forest : 
 
« n’analysant pas 
la synthèse la vie 
en simple pourtant que fera demain 
pourtant pourtant 
sarinagara » 
 
Le dernier mot du poème est le titre d’un roman de Philippe Forest(2) qui cite ainsi un haïku de Kobayashi Issa dont l’évocation occupe la première grande partie du livre. Dans son prologue, il évoque la difficulté de traduire ce haïku. Il en donne d’abord une traduction littérale : « monde de rosée – c’est un monde de rosée – pourtant pourtant ». Puis il propose : « je savais ce monde – éphémère comme rosée – et pourtant pourtant ». Et enfin garde le mot « cependant ».  
Corinne Atlan et Zéno Bianu proposent : « Monde de rosée – rosée du monde – et pourtant » (3). Et Joan Titus-Carmel : « Ce monde de rosée – est un monde de rosée – pourtant et pourtant » (4).  
Difficile de trouver les mots et la syntaxe justes pour la traduction, mais aussi pour dire, tout simplement. Le monde est éphémère, nous dit Issa, et pourtant… Ou cependant… Pourtant quel ? 
Philippe Forest cite un autre texte du poète japonais voyant son épouse pleurer et s’accrocher au corps de leur enfant mort : « Et pourtant rien de ce que j’aurais pu faire n’aurait permis que se dénouent les liens de l’amour humain. »  
 
« crâniennes : [ne dit rien] »  
La boîte crânienne est cet espace vide dans lequel va se former le poème. Les sensations, les pensées tournent et se font suites de mots, comme rubans de tissu ou de varech, comme les tissus du cerveau qui, plis après plis, pli selon pli, disait Mallarmé, finissent par emplir la boîte. 
Le « crâne cube » est un origami composé de plusieurs carrés de papiers que l’on plie et replie, puis assemble afin de former un cube. Comme le livre se forme, poème après poème, de janvier 2003 à décembre 2012. Dix ans pour cent poèmes. Dix au carré. 
Alors, qu’est-ce que les « crâniennes » ? C’est le livre que voici. Ce sont les poèmes qui le composent. C’est aussi la mémoire (féminin singulier) : 
 
« crâniennes fait un peu ça 
: elle enregistre lentement tout ce qui se passe ici 
ici même où 
il n’y a rien à voir : des ravines par ex. 
par terre dans un tremblé sans netteté 
hachent la mémoire 
toujours l’image du gravier revient 
et se mêle en un fondu enchaîné » 
 
Crâniennes
« enregistre » comme un film (pas numérique), ruban noir qui s’enroule et plaque image sur image. Souvenirs de lieux (le Rhône, le Maroc, une plage de Sicile, Nice, Londres, Chicago, lac Léman…), de lectures (Gérard Manley Hopkins, Philippe Forest, Jacques Dupin, Francis Ponge, Emily Dickinson, Henri Michaux, Jean-Michel Reynard…), amis parfois disparus… Crâniennes « enregistre » : 
 
« des fils tressés dans la mémoire 
de sorte que 
pachyderme tu 
es 
massivement porté 
devant 
où seul 
il y a 
il y a » 
 
Revenir à Guillaume Apollinaire superposant les images et les temps : 
 
« Il y a des petits ponts épatants 
[…] 
Il y a six soldats qui s'amusent comme des fous 
Il y a mes yeux qui cherchent ton image 
 
Il y a un petit bois charmant sur la colline  
Et un vieux territorial pisse quand nous passons 
Il y a un poète qui rêve au ptit Lou 
Il y a une batterie dans une forêt 
Il y a un berger qui paît ses moutons 
Il y a ma vie qui t'appartient 
Il y a mon porte-plume réservoir qui court qui court 
Il y a un rideau de peupliers délicat délicat 
Il y a toute ma vie passée qui est bien passée 
Il y a des rues étroites à Menton où nous nous sommes aimés » (5) 
 
Alors crâniennes, ce « porte-plume réservoir qui court qui court ». 
 
Se déplace alors, se déplace toujours même sans mouvement extérieur puisque sur le bord du crâne, en, travaille à inscrire ou pas. Pourtant pas un jour n’est un autre, ce qui disloque le dire, c’est chercher à faire sortir/entendre. Crânienne disloque le tout des vers coupés qui se heurtent en courtes syllabes (cognent au crâne). Entre recul « dans le coin de tête le plus /lointain » pour comprendre le temps coupé entre hier / aujourd’hui, « pschitt ». 
 
[Isabelle Lévesque]
 
 
Emmanuel Laugier, Crâniennes, Éditions Argol, 2014 – 120 pages, 16 € 
 

1Gérard Manley Hopkins, Poèmes et proses, Traduit de l’anglais et présenté par Pierre Leyris –Éditions du Seuil, 1980. 
2Philippe Forest, Sarinagara – Éditions Gallimard, 2004. 
3Haiku, Anthologie du poème court japonais, Présentation, choix et traduction de Corinne Atlan et Zéno Bianu – Poésie/Gallimard, 2002. 
4Issa, Haiku, Traduits du japonais par Joan Titus-Carmel – Éditions Verdier, 1994. 
5Guillaume Apollinaire, Poèmes à Lou – Gallimard, 1965.