La beauté indomptable

Publié le 18 décembre 2014 par Arsobispo

Montmartre, 1914, Picasso admire quelques dessins et demande à rencontrer l’auteur. Il s’agit d’un jeune mexicain nommé Manuel Rodriguez Lozano qui dessine depuis peu de temps dans un style très personnel et révélant un talent prometteur. Lozano lui explique qu’il se consacre à ce loisir, plus par désœuvrement que par passion. Il vient d’arriver en France avec sa femme qui désirait retrouver Paris où elle avait vécu entre 1897 et 1905. Le couple réside d’ailleurs chez sa belle famille. Je ne veux pas croire que son épouse, Maria Del Carmen Mondragon Valseca fut présente le jour de cette rencontre. Picasso n’aurait alors même pas jeté un œil aux dessins du jeune Manuel Rodriguez Lozano. Carmen était si belle qu’elle aurait envoûté le génial peintre et qu’il l’aurait aussitôt couchée sur une toile sinon dans son lit. L’artiste dans le couple, c’est elle. Du moins pour l’heure. Lozano n’a sans doute pris les pinceaux que pour l’imiter, ou pour attirer son attention. Finalement, il s’est pris au jeu. D’autant que Picasso lui offre, lors de cette entrevue, une lithographie qu’il dédicace ainsi « Au merveilleux dessinateur Manuel Rodriguez Lozano ». De quoi motiver une âme déjà passablement mégalomane et rendre folle de rage la belle Carmen.

autoportrait de Manuel Rodriguez Lozano à Paris

La vie du couple cahote sous les soubresauts de l’amour et de la haine. Carmen ne supporte guère les affinités masculines auxquelles cède si souvent son époux. Elle est exigeante et son quotidien est fait d’un perpétuel affrontement entre époux qu’alimente un anticonformiste effréné. Avec son mari comme avec ses proches ; sa mère, si soumise, son père, le général Mondragon dont elle méprise l’autoritarisme, le statut social et son implication dans le coup d’état de Viétano Huerta. C’est pourtant chez ses parents, exilés en France, que Carmen et son époux ont été obligés de trouver refuge en 1914.

Portrait de Carmen Mondragon

Ils viennent de fuir Mexico craignant sans doute que Huerta ne se serve d’eux pour ramener le général Mondragon[1] au Mexique afin de le supprimer. Depuis, Carmen fuit le quotidien familial et fréquente les milieux artistiques montmartrois, Picasso donc, mais aussi Matisse et Jean Cassou. Elle traine derrière elle cet époux tout autant lunatique et iconoclaste qu’elle, mais probablement moins soumis à la passion qu’elle et moins intéressé par la découverte d’œuvres artistiques que par la rencontre de leurs jeunes auteurs.

En 1897, Carmen  encore enfant[2], avait suivi son père[3] en mission à Paris afin d’y étudier le français. Elle écrivit plus tard ces vers :

“Cuando era niña
en la noche de París
Veía yo desde Neully
la torre Eiffel
Y creía que las luces
Hacían feliz a la gente
Y que no se acostaban
Para ver a las estrellas
Subir al cielo negro
Lloraba antes de dormirme
Porque sentía el placer
Venir con las estrellas
De la noche”

Lorsqu’elle retourna, adolescente au Mexique en 1905, elle parlait couramment français. Elle y avait surtout acquis une autonomie qui se heurta bien vite aux règles strictes de la vie familiale. Mexico n’était pas Paris. L’insouciance et la liberté avaient fait long feu cédant la place à une chape d’intolérance et de règles policées imposées tant par la société que par ses parents. Pour y échapper, elle s’était mariée le 6 août 1913 alors qu’elle n’avait que vingt ans avec Manuel, alors cadet militaire, qui, au fil du temps, préféra quitter l’uniforme pour le costume de fils de bonne famille, et tant pis s’il s’agissait non pas de la sienne mais celle de sa belle famille. Il était aussi anticonformiste qu’elle et c’est ce trait de caractère commun qui les a uni plus qu’un improbable amour. Ce mariage était plus une fuite d’un milieu honni qu’un aboutissement. Le mariage fut célébré en grande pompe. Carmen apparait telle l’offrande résignée d’un rite refusé. Il existe plusieurs photos de cette union. Aucune ne la montre souriante. C’est à cette époque que Carmen se réfugia dans l’écriture et la peinture.

Maintenant, de nouveau à Paris, Carmen s’échappait des milieux famillial et marital en rejoignant Diego Rivera et d’autres artistes, tous autant épris de liberté qu’elle. Lorsque débuta la Première Guerre mondiale et que les troupes allemandes menacèrent Paris, le général Mondragon, ne voulant prendre aucun risque, décida de mettre sa famille à l’abri en Espagne, à San-Sébastian. Carmen n’eut d’autre choix que de suivre ses parents à contre cœur, son époux - refusant de divorcer, soutenu dans cette décision par ses propres beaux-parents - toujours à ses basques. Elle accepta néanmoins ce purgatoire, réfrénant son indépendance et sa rébellion. Elle écrit “no he vencido con libertad la vida, teniendo derecho a gustar de los placeres, estando destinada a ser vendida como los esclavos, a un marido”. Un enfant vint au monde, mais il décède peu après, dans son sommeil d’après les dernières recherches historiques. Manuel accuse toutefois son épouse de l’avoir laissé tomber à terre lors d’une dispute. Cela en dit long sur leurs relations. Le désespoir de Carmen est intense. Le général Mondragon refuse que les époux se séparent, prétextant le scandale et l’expulsion.

En 1921, abandonnant la famille, ils retournent tout deux au Mexique, où sous l’impulsion de José Vasconcelos, ministre de l’instruction publique et du nouveau Président Alvaro Obregon, émergeait une vive renaissance culturelle incarnée par le mouvement muraliste de Diégo Rivéra, Jose Clémenté Orozso et David Alfaro Siquéiros. Carmen se mêle aux nombreux mouvements artistiques et culturels. Son corps n’est pas en reste de son esprit et elle multiplie les aventures sexuelles. Elle écrit : “Mi cuerpo y mi espíritu tienen siempre loca sed de esos mundos nuevos que voy buscando sin cesar y de las cosas o los individuos que tienen siempre nuevos rostros bajo la influencia de mi espíritu, es una inquietud creadora que juega con esos mundos que voy creando”. Elle ne dédaigne pas également poser, aussi bien pour son mari que pour d’autres. Manuel n’est pas jaloux et de toute façon, Carmen se fout bien de son avis. Elle empoigne la liberté à bras le corps. C’est une époque où l’on ne parlait pas de la libération de la femme et pourtant elle y était acquise, plus sûrement que dans les années 60 puisqu’elle n’y faisait pas débat. Certes, les femmes n’avaient pas le droit de vote mais elles brisaient les moules et les conventions sans éveiller d’autres protestations que celles de l’église. Elles étaient nombreuses à l’avoir compris ; Frida Kahlo, Clementina Otero, Nellie Campobello, Tina Modotti, Guadalupe (Pita) Amor, Antonieta Rivas Mercado, Lupe Marin, Lupe Rivas Cacho, Maria Dolores Asúnsolo (Dolores del Río ). Et parmi toutes, Carmen est la plus libre, la plus audacieuse, la plus rebelle.

Manuel Lozano pa Tina Modotti 1928

En 1921, ils ont tous deux l’honneur pour la première fois d’exposer quatre tableaux à La Academia de San Carlos. Je ne sais pas quels tableaux Carmen présente. Manuel de son côté expose "Tiempos Mejores", "A Fuerza De Arrastrarme", et notamment un portrait de son épouse « retrato de mi esposa ». Un autre, « El abandonado » éclaire quelque peu leur relation commune. Carmen y est resplendissante de beauté, et l’œuvre laisse transparaître le sentiment d’un auteur profondément amoureux mais délaissé. Il émane toutefois du regard de Carmen cette désormais habituelle tristesse.

Portrait de Carmen au regard triste réalisé par Lozano

Carmen ne cache pas ses aventures extraconjugales. Elle pose pour Diégo Rivera qui est, lui aussi, revenu au Mexique. Elle figure ainsi sur la fresque « La création » qu’il peint sur les murs de l’amphithéâtre Bolivar de l’Ecole Préparatoire de Justice, symbolisant la poésie érotique, aux côtés de la Justice (l’actrice Maria Dolores Asunsolo, plus connue sous le nom de Dolorès Del Rio), de la force intérieure (Guadalupe Morin, sa première épouse, que détrônera Frida kahlo), la Danse (la danseuse Lupe Riva Cacho), le Drame (L’actrice Graciela Gorbaloza), la Sagesse (la future diplomate Palma Guillén), la Prudence (Julieta Crespo de la Serna) et la trahison (l’indienne Luz Gonzales). Carmen devient – elle aussi -  la maitresse de l’insatiable peintre.

La création de Diego Rivera

El Teatro de los Insurgentes de Diego Rivera

El Teatro de los Insurgentes détail, Carmen soigne un blessé

Mais, le 22 juillet 1921, lors d’une fête, elle rencontre le célèbre peintre Gerardo Murillo, qui se faisait appeler le Docteur Atl[4]. Ce fut le coup de foudre. Il écrit : « J’étais plongé dans le mouvement de va et vient de la foule qui emplissait les salons quand devant moi s’ouvrit un abîme vert comme la mer, profond comme la mer : les yeux d’une femme. Je suis tombé dans cet abîme, instantanément, comme l’homme qui glisse d’en haut d’un rocher et se précipite dans l’océan. » Et elle de son côté lui répond : « Amor eterno amor Atl, la palpitación de mi corazón es el sonido de tu nombre, que amo con toda la frescura de mi juventud, único ser que adoro, moja los ojos de tu amada con el semen de tu vida, para que se sequen de pasión, quien no ha…y será, más que tuya. ». Une passion qu’elle vit totalement de tout son âme mais aussi de son corps : « Perfora con tu falo mi carne, perfora mis entrañas, desbarata todo mi ser, bebe toda mi sangre… y con la última gota que me quede escribiré esta palabra: te amo ».

Nahui Olin et le peintre Manuel Rodríguez Lozano 1913

Passionné d’alpinisme et fasciné par les volcans, Atl ne pouvait imaginer qu’il allait se frotter à une nature tout autant « volcanique ». C’est lui qui lui donnera une nouvelle identité qui va la rendre célèbre, « Nahui Olin » en référence au peuple aztèque. Le nahui Olin est une fleur Nahuatl à quatre pétales qui représente dans la culture méso-américaine la présence de Dieu, centre du temps et de l'espace. Mais encore, l’Olin, littéralement, est le mouvement du soleil. Quand il est accolé au nombre Nahui, il désigne alors ses quatre emplacements au firmament des cieux ; le changement accompagnant le mouvement, termes qui collent si bien à la nature de Carmen… ou plutôt et pour le restant de ses jours, Nahui. Cet intérêt pour la culture précolombienne les rapproche tous deux du milieu culturel artistique mexicain, qui s’intéressait à l’art, à la révolution, et aux peuples autochtones martyrisés par les espagnols. Tout comme l’ordre moral et politique venus d’Europe étouffent les aspirations des peuples autochtones, ce groupe d’intellectuels et d’artistes est persuadé qu’il faut retrouver les germes et les semences d’une culture indigène afin de créer ce réel nouveau monde aujourd’hui si galvaudé. A ce titre, elle et ses amis incarnent le renouveau culturel issu de la révolution au même titre que ses amies danseuses Nellie Campobello ou Maria Conesa Redo – la Gatita blanca[1] que José Guadalupe Posada a représentée dans un "mémento mori" dont le côté macabre cède la place à une touche explicitement érotique – ou photographes comme Edward Weston et Antonio Garduño qui, subjugués par sa beauté, lui demandent de poser. Mais elle n’est pas exclusivement une muse. Même lorsqu’elle se prête au jeu de la pose, on sent l’emprise et l’influence qu’elle exerce sur l’artiste. Elle n’existe pas seulement en temps que compagne, assistante ou partenaire de ceux qui la représentèrent et jamais comme l’objet que l’art interprète, quelque soit son génie, mais bien par elle-même et pour elle-même.

Photo du Dr Atl par Edward Weston 1924

Si Nahui était de nature passionnée, que dire du Docteur Atl ! Peintre, écrivain, scientifique, fondateur de journaux, il se passionnait pour tout et notamment de politique. Il se rangea du côté du Carranza, faisant partie de ses « bataillons rouges », et persuadant Siquérios de s’y enrôler. Il alla même jusqu’à diriger certaines de ses milices de l’état de Veracruz. Lorsque Carraza fut assassiné et qu’Obregon prit le pouvoir, Atl faillit être exécuté. Lorsque l’ordre de grâce d’Obregon arriva, Atl était déjà attaché au poteau d’exécution. Sa peine fut commuée en prison, de laquelle il réussit à s’échapper… Ses relations lui permirent d’éviter son statut d’évadé politique et finalement Vasconcelos lui attribua le couvent Merced pour en faire une galerie d’art. Bien qu’il écrivit des livres scientifiques et de la prose poétique, il continuait à peindre car c’est la vente de ses toiles qui le faisait vivre. Obsédé par la nature sauvage et sa force tellurique, il passe de longues périodes dans le Popocatepetl, l’Iztaccihuatl et le Pico de Orizaba. En 1943, il se précipite dans l'État du Michoacán, lorsque le feu émerge soudain d’un champ de maïs et donne naissance au volcan Paricutin. Il en peint l’évolution dans de nombreuses toiles et en raconte la genèse dans un livre "Comment est né et a grandi un volcan?" qu’il publié en 1950. Dans son journal il notera : « la vie m’a offert deux volcans : le Paricutin et Nahui ».

El Paricutin par le Docteur Atl

Il laissera les plus beaux portraits de Carmen. Et bien plus peintre de toile que muraliste, il présente également Nahui sur une fresque représentant le soleil et la lune.

Trois toiles du Dr Atl représentant Nahui

Mais nous n’en sommes pas là. Au contact d’Atl, Carmen se remit intensément à la prose, la poésie, et la peinture. Elle entreprenait une redécouverte de toutes les formes artistiques La grande force d’Atl fut de la révéler à elle-même.

En 1922, elle publia « Optica cerebral, poemas dinamicos » et remania ses écrits de jeunesse pour un livre publié l’année suivante « Câlinement, je suis dedans ». Tous deux, bien qu’osés, obtinrent un certain succès. Cela l’encouragea et elle reprit ses textes de sa période parisienne dans « A dix ans, sur mon pupitre » que publia en 1924 Editorial Cultura, un prestigieux éditeur de l’époque.

Elle vit alors pleinement ce présent, profitant de chaque instant, et, si elle ne peut en convaincre Atl, se persuadant de ce qu’elle est, de ce qu’elle représente : “Sé que mi belleza es superior a todas las bellezas que tú pudieras encontrar. Tus sentimientos de esteta los arrastró la belleza de mi cuerpo, el esplendor de mis ojos, la cadencia de mi ritmo al andar, el oro de mi cabellera, la furia de mi sexo, y ninguna otra belleza podría alejarte de mí”.

Mais l’amour se transforma en haine lorsque le Dr Atl cessa de limiter ses horizons  à sa compagne. Leur relation devint éprouvante, pour l’un comme pour l’autre. Les disputes devinrent de plus en plus fréquentes. L’acte d’amour se transformait en combat. Le Dr. Atl écrit dans son journal : “ La vie est devenue impossible.. La jalousie nous torture. Plus maître de moi, j’arrive à me contrôler, mais elle vit telle une tornade. Ce matin, deux gamines, après avoir quitté mon atelier, ont osé monter sur la terrasse pour contempler le panorama qu’il offre sur la ville, provoquant une terrible furie de Nahui, qui s’y trouvait. A peine les vit-elles, qu’elle se jeta sur elles. Elle tenta de les jeter du bord de la balustrade, avec l’intention de les pousser dans le vide. Je me suis interposé <…> cette première tempête annonçait la saison des pluies, des orages et de la foudre qui allait me foudroyer”.

Après sa rupture avec le docteur Atl, elle commence à poser pour un jeune photographe talentueux, Antonio Garduno, qui réalise un nombre considérable de photographies. Elle est alors au zénith de sa vie et comme toute fleur se fane, elle sait que la déchéance l’attend. Nahui organise dans son petit appartement du 18 rue du 5 février, une exposition de certaines des photos de Garduno . qui, toutes, la représentent nue en studio, ou sur une plage, dévoilant sur certaines son pubis, faisant voler en éclat un des derniers tabous d’alors.

L’une de ses rencontres amoureuses de cette periode nous est parvenue. Il se nomme Matias Santoyo. Il est peintre et caricaturiste. Elle couche sur la toile, vive et enjouée leur amour libertaire. Des formes fluides, enlacées, sur des fonds vaporeux et aériens. Elle y représente leur couple avec une telle originalité qu’on peut se demander si c’est ce nouvel amour ou le désir de se venger du Dr Atl qui lui donne une telle inspiration.  C’est à cette époque qu’elle est appelée par Hollywood. On lui propose le projet de film qu’aurait dirigé le célèbre Fred Niulo. Elle quitte Mexico, Matias, très connu aux USA, l’accompagne. Ils sont accueillis à l’égal des stars. La MGM a organisé une séance de prises de vues où elle apparait bien évidemment nue[2]. A la lecture des scénarii qui lui sont proposés, elle s’aperçoit alors que seule sa représentation d’icône sexuelle intéressait l’industrie cinématographique. Dégoûtée, elle met fin définitivement avec le cinéma d’une tirade « Hollywood est une merde ! ». Poser nue, pour Edward Weston ou mieux encore[3] pour Antonio Gurduño, ne la gênait aucunement à condition que ce fut pour l’art et non le sexe[4]. Elle se méfiait de l’amalgame communément fait notamment par la presse bigote. Lorsqu’elle avait réalisé en septembre 1927 l’exposition de ses nus photographiés par Garduño, le succès avait été largement terni par des articles de la presse catholique qui criaient au scandale. D’autant qu’elle affichait tout autant son corps que ses opinions politiques sulfureuses pour ces réactionnaires « de sacristies » en étant liée avec les communistes Siqueiros, Frida Kahlo, Diégo Rivéra, et autre Tina Modotti ou Dolorès Del Rio.

De retour au Mexique, elle met fin à sa relation avec Matias, trop accaparé par son travail pour la rejoindre à Mexico. Elle se remit à l’écriture et à la peinture avant d’entreprendre une redécouverte de toutes les formes artistiques Elle composa même deux concertos pour piano et orchestre malheureusement disparus. L’époque est alors secouée par les révolutions. Nahui ne s’y intéresse que peu. Sans demi-mesure, telle qu’à son habitude, Elle écrit : « Il me semblait que c’étaient toujours les mêmes charognes qui étaient au pouvoir et les pauvres toujours soumis, ceux d’en dessous, pour l’éternité… ».

Dans les années 30, elle tombe éperdument amoureuse d’un beau capitaine de vaisseau, Eugenio Agacino. Elle abandonne alors ses nombreuses activités artistiques pour s’y consacrer, exclusivement bien entendu. Elle s’installe à Veracruz. Epoque de voyages qu’elle entreprend pour le rejoindre lors de ses escales sur la côte Pacifique. Parfois, elle l’accompagne sur l’océan, dans les Caraïbes, à New-York et sur les côtes françaises et espagnoles. Elle donne à San Sebastian un récital de piano. A terre, la musique et la peinture comble le vide qu’engendrent les missions de son amant au-delà de l’océan. Elle expose ses dernières toiles dans un salon de l’hôtel Régis de Mexico, lieu de rencontres internationales

Presque tous ses portraits la montrent triste (comme d'ailleurs la plupart de ses photos), sauf, et cela montre l’étendue de son bonheur, les quelques toiles la représentant aux côtés de son ultime aimé.

Sa vie bascule fin 1934 lorsque son beau capitaine décède, la nuit de Noël, à bord de son bateau. Seule sur le quai, elle continue de l’attendre jusqu’au désespoir. Jusqu’à l’acceptation.

Elle ne résistera pas au déclin émotionnel. Il entraine une déchéance artistique et humaine. Nahui n’est plus. Lorsque l’incessante prostration lui laisse quelques instants de lucidité, elle réalise quelques toiles qu’elle vend pour une bouchée de pain. Elle réunit également quelques poèmes et textes à caractère scientifique[5] dans un livre « Energia Cosmica » En 1945, ses amis la convainquent de participer à une exposition collective au musée des Beaux-Arts en compagnie de José Clémente Orozco, Pablo O’Higgins, German Cueto et Gustavo Montoya.

La dernière photo de Nahui Olin

Elle prit un emploi d’enseignante d’arts plastiques dans une école. Mais sans grand succès, butant sur ses relations avec les enfants ; difficultés probablement liées au souvenir de celui qu’elle n’avait su protéger. Une subvention des Beaux-Arts lui permettra de vivre, chichement. Elle n’a plus la beauté de sa jeunesse mais ces yeux possèdent toujours l’éclat de sa détermination à conserver son indépendance même vis-à-vis de sa famille. Elle ne revoit plus ses anciens amis. Elle aspire au néant. Anonyme parmi les pauvres qu’elle défendait dans sa jeunesse. Fuyant lorsqu’on la reconnait. Elle accepte quelques emplois modestes afin de s’offrir une fois par mois un vrai repas. Le reste a peu d’importance. Elle erre à travers les rues allant des quartiers d’Alameda à San Juan de Letran, vêtue de haillons et suivie par quelques chats errants. La belle demeure familiale de la rue du Général-Cano est pillée. Qu’importe, elle la laisse de toute façon à l’abandon. Elle survit maintenant seule dans cette maison désormais vide hantée par quelques chats. Elle y dort vêtue seulement d’un drap sur lequel elle a peint le corps d’Eugenio Agacino. Ultime contact avec son dernier amant et son éternelle passion. Personne ne se souvient d’elle lorsqu’elle décède le 23 janvier 1978 enveloppée simplement de ce drap.

Nahui fut à jamais une artiste multiforme, volontaire mais fragile, déterminée mais vulnérable, éprise d’indépendance et de liberté absolue, parfois jusqu’à la folie. Des yeux de braise qui en firent le modèle des peintres de Montmartre comme ceux des muralistes. Également photographiée par Edward Weston, elle suivra la voie de Tina Modotti en se mettant à la poésie, la musique et la peinture. Ses tableaux éclatent de couleurs et proposent les plus beaux bleus que je connaisse. Vert et bleu, comme ses yeux magnifiques qui occulteront finalement son œuvre. Pourtant, certains d’eux rappellent Chagall ou Gauguin. Une femme d’une beauté époustouflante, longtemps modèle qui se libèrera par la poésie et la peinture[6]. En 1922, elle écrivait

...Y la confesión de las almas
se hace por los ojos
y la comunión
de espíritus a espíritus
y de seres a seres
por el pensamiento potente
desmedido e impenetrable

(extrait d’Amor involuntario, un des poèmes du recueil « Óptica cerebral »).

Jean Charlot, écrivit un long poème intitulé « XX Proses suivant la Psychoplastie de D. M. Rivera à l'usage des Aveugles et des Gens du Monde » en l’honneur de Diego Rivera pour l’inauguration de sa Création, la peinture murale réalisée dans l’Amphithéâtre de l’Ecole Nationale Préparatoire, de Mexico. Voici les vers consacrées à la « poésie érotique », donc à Nahui:

Toute offerte
ce qu'elle possède, mais surtout sa volonté aux mains de l'Autre, et sa plus secrète chair.
Elle s'est rangée du côté de l'homme, parce qu’elle est née du désir viril et de la volupté satisfaite.
Elle a le fard et l'artifice sans quoi rien ne dure, mais trop de science;
Du temps qu'on était petite fille, on croyait à l'amour;
on sait maintenant que la volupté réside dans la souffrance.
Amertume du sourire
effroi des yeux qui dénudent
coiffure savante, exténué du col
narine pincée déjà pour la mort : ivresse au goût de cendre.

 

Elena Poniatowska la décrit ainsi: “Que Nahui Olin eut la mer en ses yeux, ne fait aucun doute. Une eau salée se déplaçait derrière ses pupilles pour  acquérir la sérénité des eaux d’un lac ou déclencher une furieuse houle verte, ou une vague immense et menaçante. Vivre avec des déferlantes dans la tête n’a dut être facile ”.

Et voici d'autres tableaux d'autres peintres également subjugués par Nahui :

Attribué à Gustavo F. Silva 1918 Épreuve argentique d’époque rehaussée au pastel

Nahui sur un "Mural" de Xavier Guerrero

Nahui Olin par Matías Santoyo vers 1928.

Œuvres littéraires de Nahui Olin :

  • "Óptica cerebral", Eds. México Moderno, Mexico 1922.

  • "Câlinement, je suis dedans", Editorial Libreria Guillot - Mexico 1923

  • "A dix ans sur mon pupitre", Editorial Cultura - Mexico 1924

Ces deux œuvres avaient été initialement écrit en français

  •  "Nahui Olin", Imprenta Mundial - Mexico 1927
  • 'Energia cosmica", Botas Editor - Mexico 1937

Tous ses écrits ont été rassemblés avec quelques inédits par Rosas Lopátegui et Tomas Zurián, en un volume de 657 pages édité par la Universitad autonoma de Nuevo Leon en 1954. Malheureusement introuvable.

 Bibliographie :

Je ne connais que peu de livres qui parlent exclusivement de Nahui alors qu'il existe pas mal d'articles qui lui sont consacrés danzs diverses revues.

Le plus prolixe est sans doute Tomas Zurián, qui a eu la chance de rencontrer Nahui Olin peu avant son décès. Depuis, il n’a cessé de présenter la vie et l'œuvre de Nahui Olin qui même après sa mort, inspire toujours. Il a organisé et promu les trois expositions posthumes de ses œuvres. Et depuis lors. Il a consacré sa vie à la pleine rédemption de la vie et l'œuvre de sa muse. Il a participé à la somme que lui a consacrée Patricia Rosas Lopategui sous le titre « Nahui Olin, sin principio ni fin : vida, obra y varia invencion » précédemment cité.

  • "Nahui Olin : Opera varia", Instituto Nacional de Bellas Artes y Museo Estudio Diego Rivera - México 2000.
  • "Otra Venus calípiga" Luna Córnea 40, Centro de la Imagen - México 1994
  • "Amarse como los dioses : Nahui Olin y el Dr. Atl", Gaceta de Museos, tercera época, junio-septiembre 2007, número 41.
  • Avec Blanca Garduno, "Nahui Olin : Una mujer de los tiempos modernos", Instituto Nacional de Bellas Artes y Museo Estudio Diego Rivera - México 1992.
  • Avec Beatriz Zamorano Navarro, "Manuel Rodríguez Lozano", una revisión finisecular, México : INBA, Museo de Arte Moderno - México 1998.
  • Avec Lourdes Andrade "Nahui Ollin musa de pintores y de poetas" en México en el arte, núm 10, INBA-SEP, otoño 1985.

D'autres que Tomas Zurián, évidemment, se sont interessés à Nahuit.

Citons :

  • De Pascal Bonafoux, "Portraits of the Artist", Rizzoli - New York 1985
  • De Pino Cacucci, "Nahui", Christian Bourgois Editeur – Paris 2008
  • De Jacques Derrida, "Mémoirs of the Blind. The self-portrait ant other ruins", Chicago University Press - Chicago 1993
  • D'ADriana Malvido, "Nahui Olin, la mujer del sol", Diana - Mexico 1993 et « Nahui Olin", Editions Circe – Belval 2003.
  • d'Elena Poniatowska, "Tinisima", Editiones Era - Mexico 1992
  • d'Elena Poniatowska, "Las siete cabritas", Era - Mexico 2000

Pour finir, il est encore nécessaire de lire les souvenirs de ses proches qui parlent bien évidemment de celle que l'on ne peut oublier.

  • Gérardo Murillo (Dr Atl) "Gientes profanas en el convento" Ediciones Botas - México 1950.
  • Diego Rivera "Mi arte, mi vida" Editorial Herrero - México 1963
  • Edward Weston "The Daybooks of Edward Weston : Volume 1". Edited and with an Introduction by Nancy Newhall. Preface by Beaumont Newhall. Aperture, New York, 1990.


[1] Qui n’a rien à voir avec hello Kitty

[2] Ces photos ne seront jamais publiées au Etats-Unis. Seule la revue mexicaine « Ovaciones » les publiera quelques temps plus tard.

[3] Elle renia sur le tard le travail de Weston au contraire de celui de Garduño

[4] « J’ai un corps si beau que je ne pourrai jamais priver l’humanité du droit d’admirer cette œuvre » dit-elle.

[5] développant quelques intuitions géniales

[6] Nahui Olin, La Mujer Del Sol par Adriana Malvido