L'odeur des pommes - plongée au coeur de l'extrême

Publié le 24 décembre 2014 par Joss Doszen

"Comme mon père était gros au moment de l’accouchement, il n’avait pas pu naitre comme les autres bébés et il avait fallu ouvrir le ventre d’Ouma. Après ça, elle n’avait pas pu avoir d’enfants, même si Oupa et elle auraient bien voulu en avoir d’autres. Mais nous ne l’avons su que bien plus tard, quand l’histoire des ciseaux a refait surface. Le docteur qui avait sorti Papa d’Ouma avait oublié des ciseaux en acier inoxydable dans le ventre."

J’ai découvert ce mois-ci la littérature Sud-Africaine en y allant avec des idées reçus. Je ne connaissais pas Mark Behr, et je ne serai certainement jamais allé cet auteur s’il ne s’était s’agit de chroniquer ce livre dans le cadre des rencontres "Palabres autour des arts" sur la littérature Sud-Africaine. Et mon année s’est trouvée illuminée par la lecture de "L’odeur des pommes", et j’en garde encore des séquelles émotionnelles.

« Frikkie dit que le mot Kaffir signifie ’crachat’, et Gloria dit toujours que les Kaffirs sont la lie de la terre. Un jour, Frikkie lui a dit qu’elle était à moitié Kaffir elle-même et elle a éclaté de rire en disant ’Jamais de la vie ! Il y a beaucoup de lait dans ce café ! »

Extrait de la chronique au cours des renconres PADA du 28 octobre :

Le petit Marnus Erasmus a 10 ans, et son esprit n’a pas de filtre. Il observe son environnement et nous mets, en spectateur d’un film d’horreur, en présence de cette famille de la bourgeoisie d’extrême droite afrikaners, et qui se trouve au cœur du nationalisme Boers. Par la voix de Marnus, enfant en adoration devant ce père, haut gradé de l’armé Sud-Africaine, nous voyons le cœur d’une famille qui vit l’apartheid du côté de l’oppresseur. Mais plus, que le rapport de la famille à son environnement (les divisions par les races, les pressions internationales…), il y a surtout la grande histoire dans la petite, en filigrane, ce que le gamin lui-même n’arrive pas à percevoir et que le lecteur "voit" : les indépendantes de tous bords, les interventions dans les guerres angolaises, l’édification des lois de plus en plus ségrégationnistes. La famille proche c’est Voorster, Bota ; les tenants de la politique de l’apartehid, et l’enfant Marnus, en éponge, boit et renvoi les pensées des proches, des adultes et surtout, nous montre, par sa voix, le monde vu par l’extrême droite Afrikaneers.

« Papa dit qu’une des problèmes, c’est que les meilleurs Noirs ont été pris par les marchands d’esclaves. Le sang qui est versé en Afrique est le sang des Noirs les plus stupides - raison pour laquelle on ne peut trouver nulle part un Noir bien éduqué. »

Le point, sans doute la plus marquant, c’est que l’on lit et l’on est mal à l’aise en se rendant compte que l’on s’attache à cette petite famille aimante. Le père est un homme droit, papa idéal et mari prévenant. La mère a sacrifié ses rêves pour sa vie de famille et assume ses frustrations. Marnus va à la pèche avec son père, joue avec sa sœur. Mais attention, l’écart est interdit. La tante "hippie gauchiste" est sans aucun remord exclue de la vie des Erasmus, la petite finira également par être bannie de la vie familiale. Elle est allée un an en étudiant en Hollande et a eu le "malheur" de voir autre chose. A son retour, son regard sur son père, sur son environnement a changé.

« Miss Engelbrecht a dit que ce n’était pas vrai. Ce n’était pas les Boers qui avaient tué tous les Bushmen, c’était les Xhosa. Elle a dit que les Xhosa était une nation horrible et que c’était eux qui volaient et terrorisaient les fermiers sur la frontière orientale, bien avant que les Zoulous du Natal aient cruellement assassiné les femmes boers et leurs enfants. »


Ce livre m’a mis dans les pas de "l’ennemi". Celui que l’on ne connait pas et dont on a le malheur de voir l’humanité alors que l’on aurait préféré qu’il restât un monstre froid. Mark Behr nous montre cette Afrique du Sud des blancs, non pas les hippies humanistes et autre défenseurs des droits de l’homme, non, ce serait trop simple, mais ces Boers qui estiment avoir conquis cette terre africaine par le sang – des anglais – qui méritent d’en avoir la jouissance exclusive.

« Mon père dit que l’histoire des Afrikaners, et aussi des Africaners du Tanganyka et du Kenya, est une histoire dont il faut être fier. Nous devons toujours nous en souvenir et nous assurer de la transmettre un jour à nos propres enfants. Le Premier ministre lui-même, Oncle John Vorster, a dit quelque chose de semblable à une question sur le problème des Couloureds. Oncle John a dit que les Couloureds ne pourraient jamais dire que nous leur avons fait ce que les Anglais ont fait aux Africaners. La lutte des Africaners pour l’autonomie et pour se libérer du joug de l’impérialisme britannique a été une noble lutte.
Mais à présent le Noirs essaient de faire à la République la même chose qu’ils ont fait au Tanganyika. Ils essaient de s’approprier tout ce que nous avons construit pendant des années, uniquement pour le détruire comme ils détruisent tout ce qui leur tombe entre les mains. De toutes les nations du monde, celles qui ont la peau noire sur le cul ont aussi les plus petits cerveaux. Même s’il est possible de sortir un Noir du bush, il est impossible de chasser le bush du Noir. »

J’ai été accroché par ce récit du début à la fin. Un livre dure, diaboliquement humain dans la monstruosité des idées, des propos qui sont déversées par la voix d’un enfant. L’écriture de Mark Behr est d’une puissance évocatrice incroyable. Il nous fait vivre les émotions de Marnus et nous fait percevoir ce que son esprit de gamin n’arrive pas à comprendre. Pour s’en convaincre, un exemple parmi tant d’autres, l’évocation de cette odeur de pourrie que sent l’ami Frikkie – un peu turbulence et cancre – de Marnus quand il touche, une à une, les pommes qui sont dans le panier, et Marnus ne sent pas cette odeur fétide. C’est la main qui pue. Le drame familial, dans le drame historique. Les larmes vous montent aux yeux. Magistral.

« Les Bantous sont encore plus abrutis que les Couloureds. Les Couloureds, heureusement, ont la chance d’avoir un peu de sang de marin dans les veines. Mais à présent il est tellement dilué qu’ils sont presque tous alcooliques et ils claquent tous leur salaire à se saouler pendant le week-end. »

On pourrait parler des heures de ce livre. L’analyser sous toutes les coutures, en faire, pages après pages, personnages après personnages, le sujet de plusieurs thèse sur notre humanité, "c’est le plus froid de tous les monstres froids" Nietzschéen et une incursion dans les Mister Hide qui habitent en chaque Docteur Jekyll que nous prétendons être. Pour ce coup-ci, je laisse juste parler l’émotion de lecture qui me tient encore, 3 semaines après avoir achevé la lecture de "L’odeur des pommes" du talentueux Mark Behr.


"L’odeur des pommes"

Mark Behr

Editions JC Lattès, 2010


Voir en ligne : PALABRES AUTOUR DU ROMAN : "L’odeur des pommes" de Mark Behr