Blast, la face noire de Manu Larcenet

Publié le 02 novembre 2014 par Classe De Fous

Un Univers poétique à part

Violence, solitude, sens de l'existence

Manu Larcenet raconte

En cette année 2014, un monument de la BD s'est achevé avec le terrible "Blast" de Manu Larcenet, publié chez Dargaud.
Quatrième tome d'une série qui devait en principe en comporter cinq, "Pourvu que les bouddhistes se trompent" clôt en finesse les intrigues soliloquantes de Polza Mancini, gras écrivain alcoolique, à la dérive depuis la mort de son père, et soupçonné de meurtre par deux flics qui, tout au long de l'histoire, le travaillent en garde à vue.
S’extirpant des sentiers battus du monde de la BD actuel, Manu Larcenet nous livre avec Blast : un récit obscur, une longue histoire (4 tomes d'environ 200 pages chacun), lancinante, lourde, avec ses horreurs, et ses moments de poésie pure.
Dans cette série, Manu Larcenet déploie une partie méconnue de son génie, celle de la noirceur et de la réflexion philosophique, lui qu'on connaissait à ses débuts pour son humour, notamment à travers sa participation aux dernières grandes années de Fluide Glacial, et son premier chef d'oeuvre, la série "Le combat ordinaire".
Se réclamant plus cinéphile que littéraire (et plus punk que rasta), ses références sont Jim Jarmusch et les Frères Cohen, d'où sans doute son envie réciproque de ne pas être affilié à un style, et de tenter d'autres approches graphiques, en fonction de ses histoires.
Bipolaire depuis son enfance, Manu Larcenet a donc lâché les chevaux pendant cinq ans, bien décidé à se faire violence, et mettant à nu de la sorte la maladie qu'il dit avoir désormais apprivoisée. Blast arrive donc à temps. L'auteur avouant lui-même qu'il était urgent pour lui de raconter ces terribles souvenirs - rien à voir cela étant avec des homicides ! - tant, avec le temps, la cicatrisation menaçait d'effacer les sensations désagréables et questions existentielles d'autrefois.
Ainsi, aussi étrange que cela puisse paraître aux lecteurs qui n'ont jamais vu ou entendu Larcenet, Blast est une série où l'auteur a mis beaucoup de lui-même, en exagérant c'est vrai, dimension spectaculaire oblige.

Déjà, au rang des personnages qui reviennent, il est préférable de penser que Manu a du faire appel à son imagination et à son sens dramatique, tant les mecs qui animent les albums semblent sortis des entrailles de la misère.
Polza Mancini, par exemple, est le personnage principal de la série. Un écrivain de 38 ans, une silhouette imposante, et une personnalité énigmatique. Toujours à nous balader, à nous raconter son histoire faite d'errances, de rencontres étonnantes, de drames qui se nouent. Il arrive qu'on s’identifie à ses questionnements, qu'on se retrouve dans sa folie, parfois de très près, et parfois pas du tout. Il est monstrueux, asocial, capable de violences intolérables pour lui et pour les autres, et tout à la fois pétri d’humanité, toujours à la recherche du "blast", cette sensation qui lui fait entrevoir l’intensité pure de la nature. Polza se fout de la normalité, des habitudes, de la société de consommation, des gens ! Il préfère la solitude, la nature, la marche, seuls havres où il lui soit possible de s’enfoncer dans ses noires réflexions. L'asile psychiatrique l'a cassé et a précipité sa chute. Il y a fait des rencontres sordides, qui ont conditionné sa destinée.
C'est le cas de Roland Oudinot, le père de la femme qu'il est soupçonné d'avoir assassiné. Sculpteur schizophrène, il lit "Les Mystères de Rapa Nui" à l'hôpital. J'ai aussi aimé : Bojan, un immigré serbe qui vit dans un camp appelé "La République Mange Misère", Jacky Jourdain, un violent dealer de campagne qui se fait appeler "Saint Jacky". Culte ! Et Vladimir et Ilitch, les affreux frangins marginaux et agressifs compulsifs.
Maintenant, avec ces personnages et le noir et blanc quasi-permanent de la BD, inutile de préciser que cet univers ne plaira pas à tous - naïfs s'abstenir ! N’empêche, une fois que le récit vous a accroché, vous dévorez les pages en même temps que vous vous faîtes dévorer par ces intrigues tantôt mystiques tantôt policières, pour finir par suivre l’histoire de Polza comme il l’a vécue lui-même : à la recherche de quelque chose de rare.
Polza et Bojan, compagnons de misère
Enfin, pour vous faire une idée de l'histoire, voici une courte présentation de chaque tome, dont je vous recommande la lecture de chacun...
Grasse Carcasse (Tome 1) raconte le début de la dramatique histoire de Polza, alias Grasse Carcasse, en garde à vue. Soupçonné de plusieurs crimes, il passe un contrat avec les policiers sans leur demander leur avis, assurant vouloir tout expliquer une fois qu'il leur aura raconter sa vie. Polza commence donc son récit par le jour où il a vu son père mourant, le jour de son premier blast - ce court instant de perfection, flash improbable, qui survient parfois, lorsque, oubliant sa graisse, il parvient à voler. Une expérience entre shoot d'héroïne et transe spirituelle, tellement inoubliable qu'il décide de tout laisser tomber et de partir en quête de ces blasts. Pendant ce temps-là, les flics, médusés, écoutent et continuent leur enquête.
Illustration d'un blast vécu par Polza Mancini
L'apocalypse selon Saint Jacky (Tome 2) : Toujours en garde à vue, Polza continue son récit et notamment sa rencontre avec Jacky, dealer de campagne. Carole Oudinot, toujours à l'hôpital, meurt des suites de ses blessures.
Quand Polza rencontre Jacky
La tête la première (Tome 3) : Alors que sa garde à vue continue et se durcit, Polza enchaîne. Il raconte son séjour en hôpital psychiatrique, ainsi que sa rencontre avec Roland Oudinot, père de la fille qu'il est soupçonné d'avoir assassinée.
Pourvu que les bouddhistes se trompent (Tome 4) : Fin de la série et de l'interrogatoire, les fils de l’intrigue se dénouent et les révélations finales sont à la hauteur du reste de l'œuvre. Surprenantes, sublimes, et toujours mystérieuses.

Pour conclure, grâce à un sens du rythme sidérant de créativité et de maîtrise, Manu Larcenet nous livre avec "Blast", une incroyable odyssée dans les noirceurs de l'âme humaine, où se côtoient silence, explosion, folie, deuil, amour, marginalité, solitude et quête; ou les affres de la nature humaine en quatre volumes.
Blast, la BD conseillée par Nino et Maya