Le bonheur est-il toujours une idée neuve ? La réponse de Badiou dans son nouveau livre "Métaphysique du bonheur réel"

Par Alaindependant

«Toute philosophie, même et surtout si elle est étayée

par des savoirs scientifiques complexes, des oeuvres d'art

novatrices, des politiques révolutionnaires, des amours

intenses, est une métaphysique du bonheur, ou bien elle

ne vaut pas une heure de peine. Car pourquoi imposer à la

pensée et à la vie les redoutables épreuves de la démonstration,

de la logique générale des pensées, de l'intelligence

des formalismes, de la lecture attentive des poèmes

récents, de l'engagement risqué dans des manifestations

de masse, des amours sans garantie, si ce n'est parce que

tout cela est nécessaire pour qu'existe enfin la vraie vie,

celle dont Rimbaud dit qu'elle est absente, et dont nous

soutenons, nous philosophes, que rebutent toutes les

formes du scepticisme, du cynisme, du relativisme et de

la vaine ironie du non-dupe, qu'absente elle ne peut jamais

l'être totalement, la vraie vie ? Ce livre donne ma propre

version de cette certitude.

Il s'agit dans cet opuscule de dégager la voie pour que le

stratège en philosophie puisse dire à chacun : "Voilà de quoi

te convaincre que penser contre les opinions et au service

de quelques vérités, loin d'être l'exercice ingrat et vain que

tu imagines, est le chemin le plus court pour la vraie vie,

laquelle, quand elle existe, se signale par un incomparable

bonheur" ».

Alain Badiou, né en 1937, professeur émérite de l'École normale

supérieure, est un des principaux philosophes français contemporains.

Auteur d'un système philosophique développé dans ses

grands traités : L'être et l'événement (Seuil, 1988), puis

Logiques des mondes (Seuil, 2006), il prépare actuellement le

troisième volume de ce magnum opus dont le titre sera : L'Immanence

des vérités. Romancier, dramaturge, il est également un

penseur engagé, intervenant régulièrement dans le débat public.

 

4EME DE COUVERTURE


 

EXTRAIT :

La philosophie, pour moi, est cette discipline de pensée,

cette discipline singulière, qui part de la conviction

qu'il y a des vérités. De là, elle est conduite vers un impératif,

une vision de la vie. Quelle est cette vision ? Ce qui

a valeur pour un individu humain, ce qui lui délivre une

vie véritable et oriente son existence, c'est d'avoir part

à ces vérités. Cela suppose la construction, très compliquée,

d'un appareil à discerner les vérités, appareil qui

permette de circuler au milieu d'elles, de les compossibiliser.

Tout cela sur le mode de la contemporanéité.

La philosophie est ce trajet. Elle va donc de la vie,

qui propose l'existence des vérités, à la vie qui fait de

cette existence un principe, une norme, une expérience.

Que nous donne l'époque dans laquelle nous vivons ?

Qu'est-ce qu'elle est ? Quelles sont les choses qui y ont

de la valeur ? Quelles sont les choses qui n'y ont pas

de valeur ? La philosophie propose un tri dans la confusion

de l'expérience, d'où elle tire une orientation. Cette

élévation de la confusion à l'orientation est l'opération

philosophique par excellence et sa didactique propre.

Cela suppose un concept de la vérité. Cette « vérité »

peut très bien recevoir un autre nom. Ainsi, dans toute

une partie de l'oeuvre de Deleuze, ce que nous appelons

ici « la vérité » s'est appelé « le sens ». Je peux identifier,

dans n'importe quelle philosophie, ce que j'aurais,

moi, nommé « vérité ». Cela peut être nommé « Bien »,

« esprit », « force active », « noumène »... Je choisis

« vérité » parce que j'assume le classicisme.

Il faut donc un tri, et pour cela il faut une machine

à trier, c'est-à-dire un concept de vérité. Il faut montrer

que cette vérité existe vraiment, mais qu'il n'y a pas pour

autant de miracle et qu'il n'est pas nécessaire d'avoir des

dispositifs transcendants. Certaines philosophies tiennent

à ces dispositifs transcendants. Mais ce n'est nullement

ma voie. On revient alors à la question simple, la question

initiale : Qu'est-ce que vivre ? Qu'est-ce qu'une vie

digne et intense, non réductible aux stricts paramètres

animaux ? Une vie que signale l'affect dont il est ici

question, l'affect du bonheur réel ?

Je pense que la philosophie doit inclure, à la fois

dans sa conception et dans sa proposition, la conviction

que la vraie vie peut être expérimentée en immanence.

Quelque chose doit signaler la vraie vie de l'intérieur

d'elle-même, pas seulement comme un impératif extérieur,

comme un impératif kantien. Cela relève d'un

affect lequel signale, indique, en immanence, que la

vie vaut la peine d'être vécue. Il y a chez Aristote une

formule que j'aime beaucoup et que je reprends volontiers

: « Vivre en immortel ». Il y a d'autres noms pour

cet affect : « béatitude » chez Spinoza, « joie » chez

Pascal, « Surhomme » chez Nietzsche, « sainteté »

chez Bergson, « respect » chez Kant... Je crois qu'il

y a un affect de la vraie vie, et je lui donne le nom

le plus simple, celui de bonheur . Cet affect n'a pas de

composante sacrificielle. Rien de négatif n'est exigé. Il

n'y a pas, comme dans les religions, de sacrifice dont

la récompense est demain et ailleurs. Cet affect est le

sentiment affirmatif d'une dilatation de l'individu, dès

lors qu'il co-appartient au sujet d'une vérité.

J'ai compris assez récemment l'incroyable obstination

de Platon à démontrer que le philosophe est heureux.

Le philosophe est plus heureux que tous ceux qu'on

croit plus heureux que lui, les riches, les jouisseurs, les

tyrans... Platon y revient sans cesse. Il nous livre d'innombrables

démonstrations de ce point : seul est véritablement

heureux celui qui vit sous le signe de l'Idée,

et c'est le plus heureux de tous. Ce que cela signifie est

assez clair : le philosophe expérimentera, de l'intérieur

de sa vie, ce qu'est la vraie vie.

La philosophie, c'est donc trois choses. C'est un diagnostic

de l'époque : qu'est-ce que l'époque propose ?

C'est une construction, à partir de cette proposition

contemporaine, d'un concept de vérité. C'est enfin une

expérience existentielle relative à la vraie vie. L'unité des

trois, c'est la philosophie.

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Dépôt légal - 1™ édition : 2015, janvier

© Presses Universitaires de France, 2015

6, avenue Reille, F-75014 Paris

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