Angoulême 2015 : Interview de Wilfrid Lupano

Par Bande Dessinée Info

A l’occasion du festival d’Angoulême, j’ai eu le plaisir de rencontrer Wilfrid Lupano, un des plus grand scénariste de sa génération. Sa bonne humeur, son humour et ses jeux de mots étaient au rendez vous...

Qui es tu Wilfrid Lupano ?

J’aimerais bien le savoir, à ce jour je suis totalement incapable de te renseigner (il rit). J’ai 43 ans, j’habite dans le sud ouest de la France à Pau, j’ai deux enfants. Je fais de la bande dessinée depuis quinze ans (mon Dieu !), et j’ai aussi beaucoup travaillé la nuit dans les bars et les boites de nuit, pendant aussi quinze ans, parce que j’ai commencé jeune. C’est à peu près l’essentiel de mon CV, faire le con la nuit et faire des bandes dessinées par la suite. Pardon j’ai dis un gros mot, je ne me sens pas bien quand je dis un gros mot (rires...)

Comment t’es venue l’idée des vieux fourneaux ?

Alors l’idée des vieux fourneaux, c’est venu d’une envie commune avec Paul Cauuet, le dessinateur, avec qui j’avais déjà fait une série avant, qui s’appelait l’honneur des Tzarom, publiée chez Delcourt. Et on avait envie de retravailler ensemble après cette première série, et on a pris cinq minutes pour réfléchir sur ce qui nous tenait vraiment à cœur. On avait envie de se lancer dans une histoire beaucoup plus personnelle, ne pas faire du divertissement pour faire du divertissement, mais vraiment essayer de raconter quelque chose qui était proche de nous. Donc, on a mené cette réflexion d’abord chacun de son côté, et à notre grande surprise, on est arrivé au même résultat, qui est l’envie de parler de la génération de nos grands-parents, qui nous paraissaient être une génération incroyable. Nés juste avant la guerre, passer de l’époque où il n’y avait même pas encore de tracteurs à l’internet haut débit, c’est un saut technologique qu’aucune autre génération au monde n’a vécu, ça nous paraissait totalement fou.

On se trouve en présence d’une bande de vieux briscards, est ce que les vieux deviennent systématiquement sympathiques ?

Non. Mais par contre, je m’étais amusé à plusieurs reprises de constater que l’on a une forme d’indulgence. Plusieurs fois dans l’histoire récente, quand on a été recherché des anciens nazis, les caméras sont allées filmer dans la rue ces gens là chercher leur pain, et, il nous est absolument impossible de nous projeter. On nous montre une photo noir et blanc d’un jeune officier, en nous disant c’est lui, c’est une ordure, une pourriture. Et quand on voit ce petit vieux traîner des pieds en cherchant son pain, on arrive pas à le haïr, la connexion ne se fait pas, c’est une indulgence qui va avec la vieillesse. Mais il y a plein d’autres cas, avec Chirac par exemple. Je ne vais pas le comparer avec les anciens nazis, mais Chirac avait fait un truc super marrant. La seule fois où ils ont réussi à le traîner au tribunal, il a eu un trou de mémoire, un épisode d’Alzheimer paraît il ! Il a été relaxé et juste derrière, il a publié ses mémoires ! Apparemment la mémoire était revenue, c’est d’un cynisme absolu. Et ça j’ai toujours trouvé que c’était une force et une liberté de cet âge là, la justice est aussi un peu démunie face à des gens qui commettent des infractions à cet âge la, on ne met pas facilement un vieillard en prison, on n’arrive pas à s’y résoudre. J’ai trouvé que cet âge conférait une liberté, et nous ce qui nous intéressait c’était de parler du thème de la transmission, de l’héritage que laisse une génération à la suivante. Pas en terme de pécule à la banque, pas l’idée de l’héritage qu’on touche quand pépé est mort, mais plutôt quel monde nous ait laissé. C’une génération qui porte un regard sur l’autre, et inversement, et ça nous paraît être un enjeu d’aujourd’hui, un truc terriblement moderne.

Si on prend l’exemple de Garand-Servier dans le premier tome, un type qui a été franchement détestable toute sa vie, il apparaît ici avec une bonne dose de sympathie. Peut on vraiment tout leur pardonner ?

Bien sûr que non, on ne doit pas. Mais c’est vrai qu’au bout d’un moment, la notion de la sanction devient dérisoire, surtout que notre système de punition en occident est basé sur la privation des libertés pour une durée. C’est un rapport au temps, on va t’enlever des années de vie. Sur des gens qui sont déjà en fin de vie, ça n’a plus grand sens, ce n’est pas pour autant que la justice ne doit pas passer. C’est pour moi essentiel qu’on ne s’arrête pas à ces questions d’âge dans la justice, quand tu évoques Servier, il est inspiré par un autre Servier connu, qui de renvoi en renvoi, n’aura pas survécu à son procès et donc ne sera pas condamné. Pour autant, sans parler d’envoyer ce genre d’individus en prison, pour peu qu’il le mérite, le procès n’a pas eu lieu, et même si le procès avait prouvé sa culpabilité, doit on l’envoyer en prison alors qu’il a 87 ans ou 90 ans ? Non je ne le pense pas forcément, mais il faut que la justice dise à un moment, oui vous êtes coupable des faits qui vous sont reprochés et ils sont avérés, c’est essentiel, ne serait ce que pour indemniser les victimes, leur permettre de faire valoir leur droit, c’est important de reconnaître le crime, la sanction c’est autre chose. Donc non, ne pas tout leur pardonner mais en même temps ne pas éluder, voilà.

Le premier tome de la série était consacré à Antoine, le second à Pierrot, le troisième devrait être logiquement celui qui met en lumière Émile, peux tu nous en dire plus ?

Je peux en parler un peu dans des termes énigmatiques (il rit...) C’est un tome qui se passe beaucoup dans le village du sud ouest dans lequel ils ont grandi, qu’on voit régulièrement dans le tome 1 et dans le tome 2, là où habite Antoine et où est venue se réinstaller Sophie, la jeune fille. On est de retour dans ce village, et à l’occasion de ce qui arrive à Mimille, on va se replonger un petit peu dans leurs primes enfances, dans les vertes années de ces trois bambins. On va en apprendre aussi pas mal sur les années océaniques de Mimille, puisque il est celui des trois qui est parti au long court, qui a quitté ce village jeune pour aller vivre une autre vie qui l’a mené du coté de l’Océanie, de l’Australie etc... C’est le personnage mystérieux des trois jusqu’à présent, et on va lever un voile sur une partie de sa vie. On continue aussi à apprendre des choses sur Sophie, sa vie, sa famille et sur la façon dont elle se dépatouille de cet héritage encombrant qui lui tombe dessus à la fin du tome 1. Tous ces thèmes là continuent d’être développés dans le tome 3, qui s’appelle Celui qui part. Le tome 1 s’appelait Ceux qui restent, la boucle est bouclée.

Histoire réaliste, fiction, western, tu es un vrai touche à tout, comment peut on être un auteur si diversifié ?

C’est absolument naturel chez moi, je m’intéresse à absolument à tout donc à rien en particulier. Je n’ai pas de sujets de prédilection, je peux me passionné pour n’importe quoi. Tout peut m’inspirer un scénario, toutes les périodes historiques, la moindre profession, le moindre fait divers, la moindre anecdote dans des domaines aussi improbables que la science, la musique, la vie du plancton, j’en sais rien, ça m’intéresse. Je peux voir des reportages sans intérêt et me dire, wouah c’est génial, il faut faire un livre la-dessus ! J’essaie de devenir expert en tout, ce n’est pas simple ! (il rit...) J’ai tendance à lire plusieurs livres en même temps, je suis hyper bordélique dans ma façon de travailler, je pense que je serais totalement incapable de donner des cours de scénario, la façon dont je travaille c’est juste une honte ! (il rit encore...) On ne peut absolument pas montrer ça aux jeunes, je fais plein de documents différents, plein de copier-coller dans tous les sens, je ne sais absolument pas où je vais, et à la fin, je raboute des bouts, j’essaie de trouver des logiques. Et c’est ce joyeux bordel, qui à la fin, si tout se passe bien, donne un semblant de cohérence, mais ça passe parfois par des moments d’angoisse, sur certains scénarios j’ai l’impression de faire des grands sauts dans l’inconnu.Je me dis où tu vas mon pauvre ami, tu fais n’importe quoi. J’ai parfois du mal à me convaincre que je dois continuer à développer certains sujets. J’ai vachement de mal à parler des scénarios en cours, il faut vraiment que je sois archi content du truc pour oser le montrer, c’est des périodes que je vis seul. Je ne me force pas du tout à faire ça, c’est naturel, et c’est ce qui me maintient éveillé. Il y a des moments que je trouve laborieux dans la bande dessinée, on passe pas mal de temps sur les story-boards, sur les planches, sur les couleurs, il y a quand même un côté fabrication qui est long. J’ai l’impression que si j’enchaînais les séries heroic-fantasy, sous prétexte que j’en ai une qui a marché, je crois que je ne pourrais pas faire ça, je m’ennuierai très vite ! J’ai besoin de variété, quand je change de sujet j’essaie d’aller vers un truc que je n’ai encore jamais fait. Comme je ne l’ai encore jamais fait, je me sens totalement débutant, donc je reprends tout à zéro. Un western, par exemple, à priori je n’aime pas les western, alors comment en faire un qui soit en adéquation avec ce que j’en pense ? Je reprends les idées que j’ai, je ne m’embarrasse pas énormément de références, je ne mets pas à regarder pleins de westerns parce que je vais en écrire un !

Quelles sont tes influences ?

Je n’en ai pas tellement, ou alors elles n’ont aucun rapport. Par exemple, un sketch d’un comique peut m’influencer, parce que je trouve qu’il a un point de vue, une façon de regarder un sujet de manière intéressante. Un auteur classique peut m’influencer, je suis un inconditionnel de Dostoïevski par exemple, ça ne saute pas à la gueule dans mon oeuvre (il rit...), c’est quand même très très éloigné des préoccupations de la bande dessinée, mais moi j’y voit un rapport. Quand je lis du Dostoïevski, certaines façons qu’il a de dépeindre des personnages, certaines façons qu’il a d’entrer dans une histoire, je trouve cela inspirant. Mais la plupart du temps mon inspiration, c’est des trucs non narratifs, c’est l’actualité, les reportages, les peintres. Mes deux références en bandes dessinées, mais c’est d’une banalité à pleurer, c’est Goscinny d’un côté et Bill Watterson de l’autre. C’est à peu près l’essentiel de mon Panthéon, si je me dis quelles sont les BD que tu relis régulièrement de manière récurrente depuis des années, et, que tu restes ébahi par ce que tu viens de lire et que cela ne change pas avec le temps, ce sont les deux auteurs qui reviennent à coup sûr, que je trouve très au-dessus du lot.

Tu viens de remporter le prix de la FNAC (pour un océan d’amour NDLR), tu arrives à placer deux ouvrages dans la sélection d’Angoulême, comment vis tu un tel engouement ?

J’en suis d’abord très surpris en fait ! J’ai l’impression de faire systématiquement tous mes livres de la même façon, avec la même conviction, avec le même enthousiasme. Cette année c’est très particulier, deux bouquins qui sont sélectionnés, et qui sont sortis tous les deux cette année, mais il y en a un des deux, je l’ai écrit il y a huit ans, il s’agit d’Un océan d’amour, alors que le début de l’écriture des Vieux fourneaux date de deux ans. Du coup je ne peux pas même pas me dire que c’est parce que j’écris de mieux en mieux, cela n’a vraiment juste rien à voir avec ça ! Du coup c’est difficile d’en tirer des leçons, je suis juste ravi, mais j’ai du mal à réfléchir à tout ça. Je suis ravi aussi pour les dessinateurs qui me font confiance, parce que embarquer un dessinateur sur une série, c’est lui demander de nous consacrer plusieurs années de sa vie. Moi j’écris d’autres trucs à côté, mais un dessinateur peut rester quatre, cinq voir six ans sur une série ! C’est un gros cadeau qu’ils nous font, et tant qu’on pas la certitude que cela fonctionne, que cela plaît, qu’il y ait un public, on est stressé ! On se dit est ce que je ne suis pas en train de faire perdre son temps à quelqu’un qui a du talent. Ça va tout de suite mieux quand il y a un bon accueil, je me sens mieux vis à vis du dessinateur qui travaille sur mes scénarios.

Après un tel engouement, tes prochains albums seront attendus, quoi qu’ils le sont déjà ! As tu une appréhension par rapport à cela ?

C’est une connerie ! (il rit...) C’est toujours ce rapport étrange, entre le moment de la création et le moment de la publication. Il y a parfois des années qui s’écoulent et parfois cela va très vite. Ce sont des logiques classiques, tout à coup quelqu’un est sorti du lot, parfois de manière déraisonné, par un système médiatique d’accélération et se retrouve mis en avant, et directement derrière par voie de conséquence, il est attendu au tournant. Comme plein de gens l’ont encensé dans un premier temps, des gens vont le descendre dans un deuxième temps, cela me paraît être le truc logique. On ne va pas tarder à dire que j’écris moins bien qu’avant ou que j’ai pris le melon, je suppose que c’est pour bientôt, j’y suis relativement préparé ! (il rit...) Je ne vis pas cela du tout comme ça, je suis chez moi, je travaille seul, j’habite dans une petite ville en province, c’est rare les moments où l’on est confronté à cela. C’est un ou deux moments dans l’année, il y a un emballement médiatique parce qu’on sort un bouquin, tout le reste du temps je suis chez moi, j’écris, et de ce point de vue là il n’a pas grand chose qui change.

Quelles sont tes prochaines sorties ?

A la fin de l’année, je sors le tome 1 d’une nouvelle série chez Delcourt, ça s’appelle Traquemage, et c’est dessinée par l’extraordinaire Relom. C’est un auteur qui était avant chez Fluide Glacial et qui a fait notamment Andy et Gina, des trucs d’humour un peu trash. Sur Traquemage, il a changé complètement de style graphique, qui fait un truc d’une élégance. Pour autant c’est une série d’humour, c’est de la Rural-Fantasy, de l’Heroic-Fantasy rural ! Je m’amuse à dire que c’est comme si Raymond Depardon qui avait réalisé le Seigneur des anneaux ! (il rit...) Le personnage principal de cette aventure est un berger qui produit du fromage, c’est de l’humour un peu décalé, un peu con, on s’éclate vraiment sur cette série, et je trouve que les dessins et les couleurs sont magnifiques. Il y a aussi une troisième saison de Sept, toujours chez Delcourt, dont je fais le premier tome avec un dessinateur italien qui s’appelle Roberto Ali. Je me suis attaqué au mythique sept nains ! Personne n’osait y aller, je me suis donc désigné volontaire. Je me suis éclaté à revisiter le conte traditionnel mais en faisant des sept nains les personnages principaux, et en y collant des thèmes qui me sont chers. C’est à dire la lutte des classe et le féminisme pour revisiter ce conte dans lequel les femmes ont un rôle injustifiable aujourd’hui. Les femmes dans Blanche Neige, au secours quoi ! Entre la reine obsédée par sa beauté et Blanche Neige qui est une gourdasse qui fait le ménage, et à qui on dit à la fin "Tiens va épouser l’autre là-bas" et qui répond "Ah oui d’accord ok", c’est juste épouvantable en terme d’image de la femme. Je me suis amusé à tordre un peu tout cela pour que ce soit un peu moderne, et pour faire un vrai Sept, avec de l’aventure ! Dans un autre registre, chez Vents d’ouest, beaucoup moins basé sur l’humour, je fais une série qui s’appelle Communarde, c’est une trois one-shots avec trois dessinateurs différents sur les femmes de la commune de Paris. A chaque fois, un personnage principal féminin que l’on retrouve comme personnage secondaire dans les autres tomes. On peut lire cela dans l’ordre que l’on veut, en tout cas de manière indépendante. On traite du siège de la commune de Paris par les Prussiens, ce n’est pas une série sur la commune de Paris mais une série dans la commune de Paris. Elle prend la commune comme cadre historique, mais dans chaque album nous est raconté l’histoire d’une femme. On n’apprend pas la commune de Paris dans cette série, j’ai toujours eu l’impression pour avoir lu pas mal de BD historiques, que la BD se plantait à peu près à chaque fois qu’elle nous expliquait une période historique, je trouve qu’en général cela finit par être chiant. Je préfère me servir du contexte historique pour raconter une histoire, et, plutôt donner le goût au lecteur de s’intéresser à cette période historique, qui, en l’occurrence n’est pas super connue. C’est avant tout des parcours de femmes qui sont incroyables, parce que la commune de Paris est ce moment dans l’histoire de France où se constitue pour la première fois un mouvement officiel féministe, qui s’appelle l’union des femmes pour la défense de Paris et l’aide aux blessés, où les femmes vont avoir des revendications comme avoir le droit d’ouvrir des ateliers auto-gérés, l’égalité des salaires, la reconnaissance de l’union libre, l’école obligatoire pour les petites filles, le droit d’aller se battre avec les hommes sur les remparts, elles vont même faire peur aux plus progressiste des hommes de leur époque qui n’en veulent pas ! C’est à dire que même les communards qui font cette fameuse révolution, veulent bien le progrès social mais pas au point d’intégrer les femmes. Elles se retrouvent, une fois de plus, laisser pour compte d’un progrès qui prêtent pouvoir se faire sans elles, et, évidemment elles s’y refusent. La commune a été un moment très important dans l’histoire de la constitution du mouvement féministe mondial, les femmes se verront particulièrement réprimés à la fin de la commune de Paris, qui se terminent dans le sang à l’occasion de la semaine sanglante, où les troupes Françaises d’Adolphe Thiers réprime la commune par le feu, et les femmes paieront un lourd tribu à tout cela. C’est une période que je suis ravi de traiter en bande dessinée historique, c’est un bien grand mot, c’est romanesque avant tout.

Donc une année 2015 placée sous le signe des femmes ?

Du coup oui, pas mal ! Et du fromage de Cornebique ne l’oublions pas. Assez peu de femmes dans Traquemage, quoi qu’il y a une petite fée qui accompagne notre personnage principal, qui a un problème de boisson qui s’appelle la fée Pompette.

Un grand merci à Wilfrid pour ce moment partagé autour d’un café chez Dargaud et un très grand merci à Hélène Werlé et Clotilde Palluat qui ont permis cette rencontre.

Note personnelle : A l’heure de retranscrire ces lignes, l’album des Vieux Fourneaux a été récompensé par le prix du public du festival d’Angoulême ! Et, Wilfrid, si tu me lis, tu vois que j’avais raison !