Fraude fiscale : faire sauter le «verrou de Bercy»

Publié le 10 février 2015 par Blanchemanche
#fraudefiscale
Une République exemplaire, nous a-t-on promis. Le projet de loi, soumis au vote des sénateurs le 17 juillet et destiné à éteindre l’incendie Cahuzac, apporte bien quelques inflexions. Mais la confiance de nos concitoyens dans leurs institutions, durablement ébranlée, ne saurait être restaurée tant que perdurera dans notre pays une justice à deux vitesses. Celle des délinquants de droit commun, assurés pour un vol avec récidive de finir derrière les barreaux. Et celle des nantis et des grandes entreprises qui, quand ils volent la collectivité - car la fraude fiscale n’est rien moins que cela -, jouissent d’un traitement d’exception. Que«toutes les grosses fortunes négocient leurs impôts» (selon Henri  Guaino), est-ce tolérable ?Faisons l’hypothèse qu’un nouveau ministre soit passible de poursuites pour fraude fiscale. Pareille affaire parviendrait-elle un jour devant le juge ? Si le fisc en est saisi, il faut, passées les validations hiérarchiques, le feu vert du ministre du Budget pour transmission à la Commission des infractions fiscales (CIF). Curieusement, le nombre de dossiers déposés devant cette autorité plafonne depuis vingt ans : guère plus de mille, portant sur des montants significatifs, mais assez simples et bien ficelés pour faciliter les condamnations pénales. Exit, donc, les «petits» dossiers, même s’ils concernent des personnalités. Exit, aussi, les montages hypercomplexes des multinationales. La CIF, sans motiver sa décision, transmet (généralement) ou non les dossiers au procureur. Lequel, sous la tutelle directe du garde des Sceaux, nomme ou non un juge d’instruction pour mener une enquête indépendante. Le plus souvent, il ne le fait pas.En somme, un ministre serait mis en cause que deux de ses collègues et la CIF devraient donner leur aval avant que la justice ne s’en mêle ! Pareille confusion entre l’exécutif et le judiciaire est-elle acceptable en démocratie ? Pourquoi les dossiers fiscaux médiatisés de grands groupes transnationaux et de certains particuliers fortunés ne sont-ils pas parvenus à un juge d’instruction ? Serait-ce que l’épaisseur du carnet de chèques autorise à transiger avec Bercy là où le vulgum pecus subit les affres de la justice ? Sur la soixantaine de condamnations à une peine de prison ferme prononcées pour fraude fiscale, combien de gros poissons ?Le «verrou de Bercy» compte bien quelques adeptes. La fraude fiscale serait, dit-on, affaire trop complexe pour les magistrats. Les agents du fisc ont une expertise incomparable. Que personne ne nie. Mais les magistrats disposent de techniques spéciales d’enquête indispensables dans les affaires impliquant la criminalité organisée ou faisant intervenir sociétés écrans et logiciels comptables frauduleux.Le monopole de Bercy est-il une garantie de rentabilité ? Le ministère du Budget arbore la somme rondelette de 18 milliards d’euros en recouvrement en 2012. Dans l’état actuel des finances publiques, l’argument porte assurément. Pourtant, il pourrait être de courte vue. L’Etat est loin d’encaisser in fine la totalité des sommes en recouvrement. Et pour que la transaction soit à son avantage, encore faut-il que l’agent du fisc soit en position de force face au fraudeur. Or, que pèse-t-il devant la noria de conseillers fiscaux qui entourent les firmes transnationales ? Ceux-ci savent y faire : ils submergent l’importun de paperasse, lui donnent un os à ronger… et la société s’en sort le plus souvent avec un redressement symbolique par rapport aux profits évaporés offshore.Croit-on vraiment que les grands groupes cesseront de tricher tant qu’aucune condamnation pénale ne les dissuadera, par exemple, de manipuler les prix de transfert ? Les intermédiaires arrêteront-ils de conseiller et protéger les fraudeurs tant que l’impunité leur sera garantie ? Rappelons qu’en matière de blanchiment d’argent, il a fallu la mise en examen du PDG de la Société générale, en 2002, pour que les banques françaises prennent au sérieux le risque de recycler l’argent sale. Surtout, les schémas de fraude complexe (comme sur les quotas de carbone) impliquent parfois des organisations criminelles : peut-on tolérer que l’Etat transige avec des mafias ?Si l’exception culturelle a du bon, en matière de répression de la fraude fiscale le particularisme français est intenable. La CIF n’a aucune raison d’être. Les agents du fisc doivent pouvoir alerter le procureur dès qu’ils décèlent des indices laissant supposer une fraude aggravée. En cas de fraude en bande organisée, le juge doit être saisi d’office. Il doit aussi pouvoir enquêter sans l’accord préalable du ministre du Budget sur les faits de fraude qu’il détecte. Enfin, que le contentieux fiscal soit en grande partie géré à Bercy ne saurait dispenser les fraudeurs de la publicité des sanctions. Car dérober à la collectivité ses moyens n’est pas un sport : c’est une infraction pénale. A réprimer comme telle. Y compris par la confiscation du patrimoine. Il reste quelques jours aux sénateurs pour abolir les privilèges des fraudeurs.Christophe REGNARD Président de l’Union syndicale des magistrats,Charles PRATS Magistrat, membre du conseil scientifique du Conseil supérieur de la formation et de la recherche stratégiquesAntoine PEILLON Grand reporter à la Croix, auteur de "Ces 600 milliards qui manquent à la France"Françoise MARTRES Présidente du Syndicat de la magistratureChantal CUTAJAR Universitaire, directrice du groupe de recherches Actions sur la criminalité organiséeWilliam BOURDON Président de Sherpa Eric ALT Vice-président d’Anticor et coauteur de l’Esprit de corruption et Jean MERCKAERT Rédacteur en chef de Revue-Projet.com
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