Saint-Valentin est une ordure

Publié le 14 février 2015 par Guy Deridet

Je voudrais fêter le 14 février en racontant un secret. Disons que ce sera mon cadeau de Saint-Valentin. Une chronique de Paul Preciado, pas du tout dans l'air du temps, qu ne sera pas appréciée par les marchands du Temple.



CHRONIQUE «PHILOSOPHIQUES».

PAR PAUL PRECIADO

Cet été j’ai arrêté de croire à l’amour. A l’amour en couple. Ça n’a pas été un changement progressif. C’est arrivé comme un coup sec : l’agencement de mes idées a glissé et mon désir a été modifié. Ou peut-être que ce fut le contraire : je me suis surpris en train de désirer autrement et les idées ont implosé sous leur propre poids. Bien que je sois athée et méthodologiquement nominaliste, jusqu’alors l’amour avait résisté à l’herméneutique de la suspicion et aux attaques de la déconstruction. Du côté de la vertu, la rhétorique de l’amour avait tenu en moi comme un reste néoplatonicien. J’étais sans doute aussi sous l’influence des bluffs de saint Paul («Un amour plus grand que l’amour») que les catholiques lisent dans les mariages - sans qu’on sache s’il s’agit de mots d’encouragement, ou de sorts jetés. Pas suffisamment éloignés de saint Paul, nous étions habitués à parler, dans les politiques gay, lesbiennes et trans du «droit à aimer». Et voilà comment le fluide normatif de l’amour coulait en nous, les parias du système sexe-genre. Tout a commencé quand je me suis séparé de la personne avec laquelle j’avais imaginé vivre pour toujours - je suis allé avec elle jusqu’aux dernières conséquences de l’idéologie de l’amour, j’ai embrassé tous les effets secondaires de sa logique discursive. Mais je n’aurais jamais imaginé faire du champ de douleur créé par cette rupture un appareil de vérification servant à démolir mes matinées.
 

Plus encore, la sensation de faillite aurait pu nourrir l’utopie. Mais ce sont les conversations avec mes amis proches et pas si proches qui m’ont conduit à démanteler l’hypothèse de l’amour. Les données empiriques recueillies ont été comparables à celles d’une étude sur le terrain, à la Feyeraben, permettant de démentir l’amour plutôt que de le prouver. En parlant avec eux de ma rupture, beaucoup d’amis ont exprimé leur désir caché de se séparer et, en même temps, leur manque de courage pour le faire. Ils m’ont raconté qu’ils avaient arrêté de baiser depuis longtemps ou qu’ils avaient des amants en secret. Evoquant la personne qu’ils étaient supposés aimer, ils manifestaient une rancune infinie, comme si leur couple était un réservoir illimité de frustration et d’ennui. J’étais perplexe en les écoutant : je pensais qu’ils feraient mieux de se séparer alors que nous, au contraire, nous aurions dû rester ensemble. Mais, nous nous sommes séparés et ils ont continué à être en couple. Ils ont choisi l’amour comme pulsion de mort. Nous avons décidé de ne pas croire en cet amour pour le sauver de l’institution couple. Nous avons choisi la liberté à la place de l’amour. Platon était un filou, Saint-Valentin une ordure et saint Paul un pubard. Une âme coupée en deux moitiés qui se retrouvent et se rejoignent ? Et si au lieu d’être coupée symétriquement, l’âme était coupée en deux morceaux inégaux ? Et si l’âme était coupée en 12 568 minuscules fragments ? Et si l’âme n’était pas divisible ? Et si l’âme n’existait pas ?
 

Puis, un matin de juin, je me suis levé avec une seule idée en tête : l’amour est un drone. Alors que je pensais déjà à changer mon prénom pour Paul, je me suis vu en train de sampler une version punk de la «Lettre aux Corinthiens». Je copie directement mon cahier de juin comme si je retranscrivais les mots d’un étranger : «L’amour est cruel. L’amour est égoïste. L’amour ne comprend pas la douleur d’autrui. L’amour frappe toujours sur l’autre joue. L’amour casse. L’amour est grossier. Un sécateur est l’amour. L’amour est mensonger. L’amour est fallacieux. L’amour est avide. Un banquier est l’amour. L’amour est paresseux. L’amour est jaloux. L’amour veut tout. Une pompe d’extraction est l’amour. L’amour est vorace. L’amour est abstrait. Un algorithme est l’amour. L’amour est mesquin. Un croc est l’amour. Léviathan est l’amour. L’amour est arrogant. L’amour brûle. Une arme biologique est l’amour. L’amour est agressif. L’amour cogne. Une roquette à sous-munition est l’amour. Un fouet est l’amour. L’amour est capricieux. L’amour est impatient. L’amour ne connaît pas la modération. L’amour est vaniteux. L’amour est un drone. Et Saint-Valentin est un GI qui s’amuse à tirer sur un écran.» L’amour n’est pas un sentiment. C’est une technologie de gouvernement des corps, une politique de gestion du désir dont l’objectif est de capturer la puissance d’agir et de jouir de deux machines vivantes pour les mettre au service de la reproduction sociale. L’amour est une forêt en flammes de laquelle tu ne pourrais échapper sans te brûler les pieds. Le feu et la peau calcinés sont les promesses de Saint-Valentin. Prends-les et fuis. Avec précarité, nous essayons d’inventer d’autres technologies de production de subjectivité. Paradoxalement, maintenant que je ne crois plus en l’amour, pour la première fois, je suis prêt à aimer : de manière contingente, finie, immanente, anormale. Je sens que je commence à apprendre à mourir. Joyeuse Saint-Valentin !
 

Paul Preciado est philosophe, directeur du Programme d’études indépendantes musée d’Art contemporain de Barcelone (Macba). Cette chronique est assurée en alternance par Sandra Laugier, Michaël Fœssel, Paul Preciado et Frédéric Worms.


Source : Libé du 13 février