[note de lecture] Mateja Bizjak Petit, "Alice aux mille bras", par Jean Miniac

Par Florence Trocmé

Je voudrais pour commencer prendre le chemin d'une lente lecture d'Alice aux mille bras, en sa page 11 : 
 
 
affamée 
 
je cherche de la farine 
dans les côtes du vieux moulin 
 
à quatre pattes 
je gratte avec ma langue 
 
je souffle dans les fentes 
 
je goûte les planches âpres 
le visage de plus en plus enfariné 
 
l'histoire devenant ronde 
le corps entier s'allonge sur le sol 
 
retrouvant le passage 
 
Un poème nous donne à voir le visage de son auteur. Et, comme un visage, il se donne et se refuse en même temps. Des irisations, des tremblements y affleurent. Mais de quel sens sont-ils porteurs ? 
Mateja Bizjak Petit est née en 1969 à Ljubljana, en Slovénie, alors partie intégrante de la Yougoslavie socialiste. Ce passé lointain, aussi mystérieux et fascinant qu'une Atlantide engloutie, imprègne toujours les fibres les plus secrètes de notre auteur : Alice aux mille bras en recueille les harmoniques subtiles, diffuses et pourtant bien réelles. Marionnettiste dès l'âge de onze ans, elle a plus tard étudié la dramaturgie à l'Académie du théâtre, de la radio, du film et de la télévision de Ljubljana. Elle vit en France depuis 1992 et dirige actuellement le Centre de créations pour l'enfance de Tinqueux ainsi que la Maison de la poésie qui s'y rattache, où elle s'emploie notamment à faire connaître, avec une inventive énergie, les poètes slovènes contemporains. Poète elle-même et traductrice du français en slovène, elle a publié un premier recueil en 2005. Celui-ci, non traduit en français à ce jour (il gagnerait à l'être), nous introduit au cœur d'un drame intérieur, avec son titre à double entente, Le ti, “Seulement toi”, mais aussi, si l'on réunit ces deux mots en un seul, Leti, “Il vole”, allusion voilée de l'auteur à son père disparu dans un accident d'avion alors qu'elle était encore enfant. Le ti, c'est la cartographie d'une âme aux prises avec l'insondable auquel elle tente d'opposer en chacune de ses pages, comme autant de fragiles garde-fous, un dispositif scénique minutieusement agencé, avec ses étonnantes didascalies introductives, empruntées aux circonstances les plus humbles de la vie, et ses non moins étonnantes et immuables didascalies conclusives où la sérénité apparente du ton semble mimer quelque cérémonial secret : Pokimam in se nasmehnem, “J'acquiesce et je souris”, un peu comme si l'auteur se disait à elle-même, derrière cette sobriété de surface : “S'il te plaît, ne pleure pas !...” Mais les larmes irriguent les non-dits qui trouent le canevas textuel lorsque celui-ci présente, guidé par une main à la fois enfantine et sûre, les éléments du traumatisme originel, fût-il transposé : “Le pommier fleurit / Vole l'abeille – vole, vole / La pomme tombe.” 
On voit donc tout ce que cet art subtil doit à celui de la marionnettiste et de la dramaturge : un art où les mots, les objets deviennent les protagonistes d'un drame, d'une scène mentale
 
Ces prémisses étant posées, voilà qui nous ramène tout naturellement à Alice aux mille bras
L'origine territoriale d'un poète n'est pas anodine. Ne sommes-nous pas pétris par des effets de mémoire qui nous précèdent ? On sent – à condition de donner à ce terme une valeur extensive – les affleurements d'un terroir dans le poème cité en ouverture de cet article. On y voit également à l'œuvre un fait très particulier – il concerne d'ailleurs tout le recueil – : les poèmes qui le composent sont régis par une double instance. La première, écrite en caractères gras, enchâsse la seconde. Comme dans une fugue de Bach, ces deux voix peuvent s'écouter de façon autonome – la première “enjambe” pour ainsi dire la deuxième : n'y a-t-il pas là un signe ? Un appel ? – ; mais en même temps, l'auteur organise entre l'une et l'autre de subtils chassés-croisés, et dans ces rapprochements, ces effets de “frottement”, les vers sont susceptibles de prendre des significations inattendues. “Oh, ce tendre égarement / je bascule à l'intérieur” confie ailleurs Mateja. On ne saurait mieux dire : autant de pistes offertes à l'interprétation ; autant de marques d'opacité. Comme un visage, donc, le poème se donne et se retire en même temps. 
Ce mouvement oscillatoire doit nous permettre de mieux appréhender la forme bipolaire, si aisément identifiable, qui “travaille” les poèmes d'Alice aux mille bras. À l'évidence, cette forme n'est pas concertée ; elle n'est nullement préméditée. Je serais pour ma part enclin à y voir plutôt la réfraction d'une hantise. “Je souffle dans les fentes.” La position centrale de ce vers – telle une arête au milieu d'un corps – doit nous alerter. Fentes, failles, béances – et on pourrait y ajouter tous les autres indices, récurrents dans le recueil, de dématérialisation – : c'est tout cela que le “double récit” institué par l'auteur a charge de mimer, pour mieux le contrarier : car il faut rapprocher les bords de la plaie. En vérité, ces poèmes si rigoureusement construits tournent le dos au formalisme. Ce sont des rituels de conjuration. 
Une émotion secrète les parcourt. Les irrigue, comme du sang qui bat et circule sous la peau (on le devine sans le voir) ; ou comme une présence – perdue, regrettée, espérée – dont on n'apercevrait que faiblement les contours “derrière le drap tendu”. Cette silhouette estompée suggère au lecteur le motif d'une douleur profonde. Est-il besoin d'en dire plus ? Les explications biographiques que j'ai données plus haut doivent nous inciter à présent à épouser la discrétion du poète. On peut certes parler à son propos de contention tonale : retenir sa voix (pour ne pas laisser échapper ses sanglots) ; mais le contenu de la parenthèse est éminemment perceptible. 
 
là-bas 
 
au rez-de-chaussée papa 
il y a des étoiles qui brillent sur mon ballon 
 
il y a des larmes de tournesols desséchés 
dans les poches de ton pantalon 
 
chez moi 
 
il y a des petites maisons 
avec des escaliers en colimaçon 
 
il y a de la crème couleur crème et des arcades vertes 
le paradis avec le vélo sous le balcon 
 
j'y songe souvent 
 
“J'y songe souvent…” Dirons-nous que ces vers sont autant de traces d'être que Mateja, avec une enfantine patience, oppose à l'irrémédiable ? Dans un autre (très beau) poème du recueil, elle écrit : “Avec les cendres nous / nous dessinons des ponts.” Comment mieux dire, du sein même du néant qui nous guette, la béance conjurée et la perpective de “retrouver le passage” ? N'y a-t-il pas là la promesse d'une victoire ? Au point où elle en est de son cheminement poétique, Mateja nous apparaît au milieu du gué,  – “entre deux rives” –, et ses poèmes se tiennent dans cet entre-deux. Le dire, c'est admettre que “le paradis avec le vélo sous le balcon”, l'auteur continue et continuera d'y attacher ses pas. C'est ce que nous pouvons lui souhaiter de mieux. 

[Jean Miniac] 
 
 
Mateja Bizjak Petit, Alice aux mille bras (poèmes traduits du slovène par l'auteur et Valérie Rouzeau, revus avec Pierre Soletti), Rafael de Surtis & Les Écrits des Forges, novembre 2014, 60 pages, 15 €. 
 
 
Une première édition de ce livre en version bilingue slovène/français a paru aux éditions KUD France Prešeren, Ljubljana, 2009. 
Du même auteur, on lira en outre avec profit Le ti (“Seulement toi”), Mariborska literarna družba, Maribor, 2005.