Mais ce travail sur l'espace de la représentation (et l'affranchissement des lois académiques de l'imitation de la nature qui en résulte) doit toujours se donner pour but d'atteindre une nouvelle intensité de l'image. Il ne faut pas seulement, comme l'écrivait De Chirico, " dépouiller l'art de ce qu'il pourrait encore contenir de routine, de règle, de tendance à un sujet, et... donner des sensations qu'on ne connaissait pas avant ".
La référence à l'art des primitifs - ou plutôt à ce mélange chaotique d'objets africains, asiatiques, ou océaniens qui, au début du siècle, passait encore, à Paris et ailleurs, sous le nom d'art nègre, devient, dès le début du siècle dernier, une des modalités essentielles de la tentative de ces artistes d'atteindre cette intensité émotionnelle . Carlo Severi.l'Empathie Primitiviste
pendant le Siècle des Lumières, lequel coïncida avec le début d'une période d'expansion coloniale européenne sans précédent. De fait, le colonialisme est au cœur des théories sur le primitivisme. L'entreprise coloniale des XVIII
Le primitivisme, comme beaucoup de contestation d'un modèle, le conserve pourtant en l'inversant simplement : l'existence de la " sauvagerie " n'est pas remise en cause mais perd son sens péjoratif en devenant l'idéal d'une vie simple proche de la nature, à l'encontre des méfaits dénoncés de la civilisation.
Dans ce cadre, le terme trouva un emploi dans l'art pour décrire des tendances qui se retrouvent pratiquement tout au long de son évolution, du symbolisme et de l'Art nouveau, des années 1890, avec Gauguin surtout, à l'expressionnisme abstrait américain des années 1940. L'art " primitif " ou " tribal " aurait été ainsi découvert et promu aux alentours de 1905 par un groupe d'artistes français connus sous le nom de Fauves : Matisse, Derain et Vlaminck. Mais en fait l'histoire de l'art montre que le " primitivisme déborde largement le simple empreint d'images et de styles à l'Afrique et à l'Océanie .Outre que l'Occident lui-même avait depuis longtemps la conviction de posséder ses propres primitifs : les populations paysannes, les enfants et les fous, la fascination pour les sujets " exotiques " - comme c'est le cas dans la peinture orientaliste - existait depuis le XIXe siècle jusqu'à Matisse et au-delà.
Il faut à cet égard bien noter la confusion, en histoire de l'art, du terme primitif :il était employé bien avant la période considérée pour connoter des artistes traditionnellement considérés comme les précurseurs d'un nouvel art, des artistes qui avaient la fois provoqué une rupture avec la tradition passée et jeté les bases sur lesquelles une nouvelle tradition pourrait se construire. (Matisse se réfère souvent aux " primitifs de cette catégorie comme Giotto au XIVe).
En art, toutefois, le primitivisme ne désigne pas un groupe d'artistes organisés comme tel, ni même un style identifiable ayant émergé à un moment historique donné ; il rassemble plutôt diverses réactions d'artistes de cette période aux idées sur le primitif.
" À mesure que les jeunes artistes vont découvrir à quel point l'art primitif transcende les limites de la " pensée magique ", comme on disait alors, dont il est issu, pour atteindre à une transmission intemporelle qui les bouleverse, ils vont renverser le processus d'actualisation de l'art savant. Contrairement à Manet, ils délaissent les occasions changeantes de la modernité comme sources de renouveau. La réflexion sur les pouvoirs de l'art primitif les rapproche de son " faire ", en les conduisant à dialoguer avec la matière, à extérioriser l'exécution et son donné brut, dégagé de la contingence de l'occasion.
Ce primitivisme recoupe ainsi l'emploi, du moins avant la guerre de 1914, du terme expressionnisme, qui a été couramment utilisé alors pour désigner, en dehors des révoltés allemands, les novateurs de France, les fauves, Rouault, mais aussi Picasso et les débuts du cubism, Derain, Matisse, pour des ressemblances d'ailleurs réelles dans l'aspect volontairement fruste de leurs œuvres construites sur des déformations appuyées, des couleurs hurlantes. Ce développement d'une nouvelle contre-culture est en effet européen.
Un des premiers effets de l'essor de la contre-culture après 1900 se lit dans l'accès qu'apportent, aux anticipations des artistes qui incarnent les changements du regard, les expositions et les reproductions. Ce rattrapage en 1901 à Paris va de Daumier à Van Gogh (exposé au même moment à la Sécession berlinoise). Et le Salon d'automne, né en 1903, va le pratiquer de façon systématique, non seulement avec Cézanne, mais en y joignant Gauguin, Manet ou le Bain turc d'Ingres jusque-là inconnu. Si l'on y joint la révélation de la quasi-totalité de l'œuvre de Gauguin en 1906, les peintres vivant à Paris disposeront, en ces premières années du xxe siècle, d'une ampleur d'expositions sur les innovations modernes qui ne se renouvellera plus avant le dernier tiers du siècle " . Pierre Daix. Pour Une Histoire Culturelle De L'art Moderne.Odile Jacob
D'autre part, le primitivisme se révéla l'occasion pour de nombreux artistes d'exprimer de plus en plus leur mécontentement par rapport à leur société ou leur civilisation , d'où le désir et la nostalgie d'une vie qu'ils pensaient plus simple .
"
Dans le premier groupe on trouve les artistes qui se sont concentrés sur les émotions et les passions fondamentales, sur les situations cruciales de la vie, se servant de ces événements comme du sujet de leurs tableaux. Ceci en soi ne ferait pas d'eux des primitivistes, c'est plutôt leur désir de présenter ces sujets directement, avec aussi peu de "distance psychique" que possible, de réduire le tableau à une scène unique, dominante, qui ne sera pas analysée comme une composition formelle d'éléments divers, mais absorbera le spectateur ou sera absorbée par lui de façon directe et indifférenciée. Dans ce but ils emploient des moyens techniques qui, dans leur rudesse et leur brutalité, sont supposés être primitifs. La scène présentée peut être soit plus sauvage soit plus idyllique, dans les deux cas elle veut être simple et dominante.
Le mythe Gauguin entraina en effet un nouvel exotisme ,différent du pittoresque oriental du XIXème ou de l'art japonais .Plus que la découverte d'un espace géographique(beaucoup de voyages étaient simplement rêvés), il fut la découverte d'un " sauvage interieur " d'une force impulsive, d'un élément primaire de la nature caractéristique de l'animisme et des objets animistes rayonnants de forces et de mystères dans l'étrangeté de leurs formes.(mais on trouvait aussi cette force dans les icones ou dans les productions d'art populaires).
C'est l'image d'un paradis terrestre qui attira Gauguin ,encouragé par ses visites aux pavillons coloniaux de l''Exposition universelle de Paris de 1889 , à Tahiti à la fin du XIXe siècle .Il fut ainsi le modèle le plus célèbre de l'artiste moderne qui rechercha ce qu'il croyait être des lieux et des peuples " primitifs " en dehors de l'Europe en s'efforçant de partager le mode de vie " primitif", tout d'abord dans les Caraïbes puis par la suite dans les mers du Sud, à Tahiti et aux îles Marquises. Il avait été le rechercher d'abord auprès des paysans bretons à Pont-Aven où séjournaient déjà des colonies d'artistes européens, après avoir projeté de se rendre à Madagascar et en Afrique.
" La vie est pour rien pour celui qui veut vivre comme les habitants. La chasse seule vous donne facilement la nourriture [...]. En conséquence, je vais, si me affaire est faite, [...] vivre libre et faire de l'art. [...]. La femme là-bas est pour ainsi dire obligatoire, ce qui me donnera modèle tous les jours. Et je vous promets que la femme malgache a un cœur tout aussi bien qu'une Française avec beaucoup moins de calculs. "
Gauguin fut donc le seul, parmi les principaux artistes, à avoir réellement vécu pendant longtemps dans des endroits où on produisait de l'art primitif. Il en subit parfois très directement l'influence dans ses gravures sur bois et ses sculptures.Le primitivisme des jeunes peintres eut sa source plutôt chez les antiquaires et les musées comme le Trocadéro ou encore dans les expositions. Ainsi, Matisse voyagea au Maroc et à Tahiti mais Matisse ou Picasso ne trouvent pas dans le voyage la même recherche que Gauguin, même si le premier affirme qu'il eut la révélation de l'orient au Maroc et que ses différents voyages l'inspirèrent (mais l'orientalisme n'est pas le primitivisme).
" Quand Matisse est mort, il m'a laissé en héritage ses odalisques,
et c'est mon idée de l'orient, bien que je n'y sois jamais allé." P.Picasso.
" L'ivresse des pays comme Tahiti est possible sur le cerveau d'un homme en formation chez lequel les différentes jouissances se confondent ( c'est-à-dire quand il a senti la rondeur voluptueuse d'une tahitienne, il s'imagine que le ciel est plus clair ). Mais quand l'homme est formé, organisé, avec le cerveau ordonné, il ne fait plus ces confusions et il sait davantage d'où lui vient son euphorie, sa dilatation. " H.Matisse
La grande rétrospective de Gauguin au Salon d'automne de 1906 joua le rôle important de catalyseur. Elle conduisit à un intérêt marqué pour le style simple et sans apprêt de ses bois gravés, et, au cours des années qui suivirent, plusieurs des artistes de la jeune génération - notamment Derain, Matisse et Picasso - s'essayèrent à la taille directe d'une manière qui rappelle Gauguin.
Cette rencontre d'un nouveau type et le bouleversement des mentalités fut rendue possibles par la floraison des musées fin 19ème siècle, comme celui d'ethnographie du Trocadéro ou du musée de Tervuren à Bruxelles : là des artistes d'avant-garde vont venir se " frotter l'œil " ou réaliser pourquoi ils étaient peintre ou sculpteur selon le mot de Picasso
L'artiste catalan, a raconté le choc subi au musée du Trocadéro : j'ai compris que c'était important, il m'arrivait quelque chose...pourquoi sculpter comme ça et pas autrement ? Ils n'étaient pas cubistes tout de même puisque le cubisme n'existait pas ! "
Vlaminck Derain, Matisse, commencent des collections ; Guillaume Apollinaire qui possède un fétiche Nkonde défend l'art africain dans ses articles et prédit : " les arts des pays lointains auront droit de cité au Louvre comme les autres chefs d'œuvre de l'art occidental "
De même pénétrer dans l'atelier d'André Breton c'est pénétrer dans un antre ou il juxtaposait et faisait dialoguer les objets de l'univers entier, dont il désirait " s'approprier les pouvoirs ". Y cohabitaient donc des œuvres de Miro, Dali, Giacometti... avec des œuvres d'arts populaires, des racines et des minéraux et des masques et statues, océaniens, précolombiens, amérindiens...A.Jouffroy écrit à propos du " Mur " d'A.Breton : " objets qui constituaient tout autre chose qu'un musée privé, tout autre chose que la collection d'un grand amateur, mais le manifeste patent, visible, tangible d'une volonté de dépassement de toutes les catégories esthétiques telles qu'on les conçoit en occident seul....un palais de la découverte, au-delà de toutes les frontières, de toutes les idéologies...la découverte plus que surréaliste du formidable vrac du monde.... "
Le primitif " recouvrait alors un sens très général, référant aussi bien aux objets des peuples exotiques qu'aux figures rupestres de l'ère paléolithique, aux dessins d'enfants, à la peinture paysanne. Du reste, les fervents d'art nègre étaient aussi le plus souvent des amateurs de tableaux naïfs. En juillet 1914" Apollinaire ne manque pas d'observer que l'art populaire est partout " dans une bonne passe ", qu'il est recherché par les marchands et par les musées. Le critique Waldemar George écrit : " C'est en raison même de la filiation étroite qui existe entre le folklore plastique et les arts barbares ou archaïques que les expressions du génie populaire jouissent de nos jours d'une vogue sans précédent. " [...] L'artiste populaire d'aujourd'hui est un barbare au même titre que l'était le sculpteur africain. Sans doute n'atteint-il pas, dans le plan de la perfection technique, le stade du Congolais. Sans doute n'a-t-il pas son esprit créateur. Mais il s'apparente à lui (il s'apparente bien davantage aux primitifs chrétiens, aux peintres des catastrophes romaines) par sa vision du monde
En 1935, revenant sur les premières années du XX e siècle, Matisse donne implicitement raison à Cari Einstein quand il impute l'émergence de ce " primitif " à l'évolution de la peinture .Il note simplement que l'art moderne " art d'invention " a plus d'affinité avec l'art primitif qu'avec celui de la Renaissance. Pour sa part, indique-t-il, il recherchait alors une stylisation, une pureté des lignes. La tradition était plutôt tenue en disgrâce ", rappelle-t-il, et la réduction de la forme " à ses contours géométriques fondamentaux ", dont Seurat s'était fait le champion, était la grande innovation.
Autrement dit, la simplification des formes, la mise en cause de leur assemblage conventionnel, la " déformation " étaient dans l'esprit du temps aux alentours de 1900. La découverte de l'" art nègre " n'est venue qu'appuyer une orientation déjà manifeste dans tout un pan de la peinture occidentale. Beaucoup de jeunes artistes européens, dans les deux dernières décennies, avaient perçu confusément la nécessité d'un changement dans les valeurs plastiques. Ils avaient pris conscience que les formes avaient besoin d'être rénovées, réinventées. Les sujets, les modes de représentation, les techniques de l'art occidental s'étaient dégradés en procédés. Il fallait donc avoir le courage, ainsi que le dit Matisse ,de " retrouver la pureté des moyens ".
En ce sens, la rencontre avec l'art africain et sa reconnaissance nécessitaient toute une préparation culturelle.Si l'art nègre devient brusquement si important entre 1903 et 1905, pour Vlaminck et pour Nolde, pour Kirchner et pour Derain, et ensuite pour Cubistes, Surréalistes, et peintres abstraits, c'est qu'il entre en contact avec un courant, souterrain mais persistant, de la pensée européenne. L'art nègre, en tant qu'objet de pensée pour les artistes, surgit en écho de ce courant de pensée, où la réflexion d'un certain nombre de philosophes, anthropologues et psychologues du XIX e siècle a joué un rôle crucial.
objets tribaux en tant que tels ne se prêtaient pas à une appropriation directe de la part des peintres. La sculpture tribale consistait presque entièrement en des figures isolées, taillées directement dans le bois, faisant ainsi usage de ce qui était considéré au début de ce siècle comme un matériau "primitif " et mettant en œuvre celui-ci selon une technique elle aussi " primitive " (la taille directe2). Tandis que les peintres pouvaient adapter à leurs besoins les motifs et le système de représentation des estampes japonaises et des reliefs du Sud-Est asiatique avec quelque aisance, en revanche ni les motifs ni les principes structuraux de l'art tribal ne pouvaient être facilement assimilés aux traditions occidentales, fondées sur les conventions de l'espace pictural de la Renaissance et les canons de la représentation qui remontaient à l'Antiquité. Non seulement l'art tribal comprenait essentiellement des figures isolées, mais il présentait également la restructuration la plus radicale du corps humain à laquelle l'artiste occidental avait jamais été confronté...
.... Les sujets de l'art africain étaient par ailleurs incompris. Celui-ci semblait dénué de contenu narratif, contrairement à l'art chinois ou japonais, dont on pouvait retracer le développement historique et qui comportaient, outre leur aspect fréquemment discursif, un répertoire d'attributs et de symboles assez bien connus. A l'opposé, les figures africaines n'étaient impliquées dans aucune activité reconnaissable ; elles restaient étrangères aux occupations ordinaires de l'homme, au temps et à l'espace habituels. Ainsi, mis à part ce qu'on regardait comme leur aspect " déformé, hideux6 ", et donc " barbare ", elles suscitaient un sentiment puissant de mystère.
Jack D. Flam. Matisse Et Les fauves. Dans. W.Rubin.Le Primitivisme Dans L'art Du 20 L'art africain était également étranger au temps d'une autre façon importante, dans la mesure où, au début de ce siècle, son développement historique restait inconnu ; il semblait ainsi exister dans une sorte de vide temporel. Ses créateurs anonymes et leurs cultures inexplorées avaient ainsi pu échapper à la tyrannie de l'historicisme du XIXe siècle - bien que, selon les théories évolutionnistes en vogue, on les considérât cependant comme la représentation du " commencement " du développement de l'homme . " ème Siècle