Réflexion sur l'espérance. A propos notamment du livre de Garaudy "Le projet espérance". Par Pierre Masset

Par Roger Garaudy A Contre-Nuit


Prenant occasion de la parution récente en traduction française

du Principe Espérance (tome I) du philosophe marxiste Ernst

Bloch *, faisant d'autre part le rapprochement avec la Théologie

dans la préface de la troisième édition allemande, que ce livre

doit beaucoup au Principe Espérance de Bloch, le présent article

veut être une réflexion sur l'espérance. Le livre récent de Roger

[Robert laffont éditeur, NDLR] de notre temps. L'espérance comme le désespoir ont été
s'inscrit lui aussi dans cettemême perspective. Marxiste, chrétienne,
ou tout simplement humaine,l'espérance est une des grandes questions,
peut-être la grandequestion, englobante et universelle, que se pose l'homme
vécus dans tous

les temps. Mais il appartient peut-être à notre époque de penser

l'espérance. C'est pourquoi, laissant de côté les pratiques vécues -

politiques, scientifiques, artistiques, économiques ou autres - qui

peuvent toutes engendrer selon les cas soit l'espérance soit le

désespoir, nous nous en tiendrons ici au niveau des doctrines. De

1. Le Principe Espérance, tome I, Paris. Gallimard, 1976, 529 p. Les trois

tomes comprendront au total quelque 1.600 pages. En langue allemande. Des

Prinzip Hoffrmng a été édité en 1954 à Berlin-Est et en 1959 à Francfort.

2 . Théologie der Hoffnung, Munich, 1964. En traduction française, la

Théolo gie de L'espérance a paru à Paris {Cerf - Manie) en 1970 (395 p. ; en appendice,

p. 367-395, un débat avec Ern. Bloch). En 1973 ont été publiés la 3" édition, mise

a jour, de la Théologie de l'espérance - nous citerons cette édition - et dans

un volume II, Débats, la traduction partielle de Diskussion ùber die

" Théologie der Hoffung " ainsi que des études de M. Ma&sard, H. Mottu et P. Eyt.

3. Paris, R. Laffont. 1976. - Dans cet article nous utiliserons les sigles

suivants : Pro. = GARAUDY. Le Projet Espérance. - [...]

ce point de vue, si l'on met à part les diverses formes d'humanisme

rationaliste, dont le point d'aboutissement paraît être le nihilisme

et le désespoir structuralistes, il semble qu'il n'y ait à l'heure actuelle,

pour nous parler d'espérance, que le marxisme et le christianisme.

L'espérance marxiste a son origine chez Marx lui-même, dans

ce désir profond qui est le sien de libérer l'homme de " l'exploitation

capitaliste ", de le " désaliéner ", et d'instaurer une société où

" le libre développement de chacun sera la condition du libre développement

de tous ", Contrairement à ce que disent certains,

comme Althusser, il ne semble pas qu'il y ait deux Marx, le jeune

Marx des Manuscrits et le Marx adulte du Capital, qui serait

le vrai Marx ; ce dernier ignorerait les thèmes humanistes, et donc

l'espérance. En réalité, si les points d'insistance sont différents

chez l'un et chez l'autre, l'espoir de désaliéner l'homme est justement

ce qui les unit. Si le Marx du Capital en est venu à une

analyse serrée des conditions de vie des hommes et des mécanismes

économiques de la société capitaliste, c'est bien parce qu'il

ne s'agit pas chez lui d'un simple voeu platonique ; l'espérance

a chez Marx le visage de la volonté, bien décidée, par l'analyse

de la situation concrète et par la mise en oeuvre de la révolution

prolétarienne, à faire aboutir le projet de l'espérance. Le marxisme

a, dans son ensemble, hérité de cette espérance. Toutefois certains

penseurs marxistes manifestent à son endroit une particulière estime.

Dans son ouvrage Le Projet Espérance comme dans toute son

oeuvre antérieure, R. Garaudy prône l'avènement d'une société

libérée de la croissance économique sauvage et des injustices sociales

qu'elle entraîne, d'une société socialisée et autogestionnaire, où tous

et chacun seraient créateurs, en commun, de l'histoire humaine, et

sur tous les plans à la fois : économique, social, politique et culturel.

Ce projet, dit-il. n'est pas utopique. Il repose sur une conception

de l'homme, selon laquelle le possible chez l'homme fait partie du

réel, le possible est déjà du réel ; l'homme est dépassement et

transcendance, rupture avec le donné et projection dans l'avenir.

La transcendance est ici " cette dimension de l'homme prenant

conscience qu'il n'a pas d'autre essence que son avenir et qu'il

vit d'être inachevé" (Pro. 182). Dès lors, l'histoire, pour être

vraiment humaine, doit être en rupture avec l'ordre établi et tous

les déterminismes prétendument scientifiques, elle doit être l'oeuvre

de l'homme conscient de son pouvoir créateur. Elle est une création

et une résurrection perpétuelles. Cette conception de l'homme et

de la société se fonde en dernier ressort, et Garaudy en convient,

''sur un postulat, sur un acte de foi ''. Elle fait de la transcendance

de l'homme " sa dimension première, fondamentale " (Pro. 184-185),

une transcendance purement horizontale, dans la ligne d'un avenir

C'est précisément cette anthropologie qui constitue le point faible

de la conception que Garaudy se fait du monde, et en particulier

de sa conception de l'espérance. Cette croyance en l'homme, en

sa créativité, cette confiance en l'homme et en l'avenir ne repose

sur rien. Ce n'est certes pas l'expérience du passé (de l'homme

ou de l'histoire) qui permet d'escompter un avenir aussi prometteur

- et d'ailleurs l'espérance se veut ici, par définition, rupture

avec le passé. Ce n'est pas non plus une puissance divine quelconque,

qui ne saurait trouver place dans l'univers garaudyen.

Ce n'est pas davantage la Nature ni la Matière, comme c'est le

cas chez Ernt Bloch, et déjà chez Engels ; ni ces succédanés de

la Nature que seraient " une dialectique historique conçue comme

cas particulier d'une dialectique de la nature " ou encore le fameux

"sens de l'histoire" (Pro- 181).

Cette foi en l'homme, cette confiance en l'espérance, ne repose

donc que sur elle-même. Elle est le fait d'un " choix, irremplaçable,

indémontrable" (Pro. 184). Elle s'identifie à la prise de conscience

de l'homme comme transcendance et créativité. Il nous semble

toutefois que si la transcendance est simplement la " présence de

l'avenir dans l'homme ", la " dimension prophétique de la vie ".

comme le dit Garaudy (Pro. 185). Rien ne nous autorise à espérer

que cet avenir sera bon, qu'il sera meilleur que le présent. Une

réflexion philosophique sur l'espérance ne peut pas faire l'économie

de la valeur, notion qui manque cruellement à la philosophie de

Garaudy. la valeur qui permet seule de déterminer la bonté de

la chose espérée ainsi que la vérité de l'espérance. La créativité

peut engendrer la destruction aussi bien que la création. La transcendance

peut être, selon la profonde distinction de Jean Wahl.

transascendance aussi bien que transdescendance. Garaudy veut

travailler à l'avènement d'un monde où tous seraient poètes.

c'est-à-dire, d'après le sens étymologique du mot. où tous seraient

créateurs. Peut-être est-ce un poète, mais au sens ordinaire du

mot, qui parle ici : un poète comme créateur de mots, comme

créateur de beauté ; mais la beauté n'est pas nécessairement vérité.

Garaudy est assurément un esthète, en même temps qu'un moraliste,

mais seule la dimension métaphysique peut fonder la vérité. L'espérance

est belle, oui. Mais n'est-elle pas illusion ? C'est tout le

problème philosophique de l'espérance. Garaudy ne l'a pas abordé,

pas plus dans ce dernier ouvrage que dans toute son œuvre

Nous n'avons reproduit que la partie de l'article qui traitait directement du livre de Garaudy.NDLR