Pas pleurer : le paradis entrevu et perdu

Par Carmenrob

Pas pleurer de Lydie Salvayre, prix Goncourt 2014, est à la fois dense et concis. En 279 pages aérées, l’auteure narre l’expérience de la guerre civile espagnole telle que racontée par sa mère. La guerre d’Espagne : ces mots diffusent immanquablement une odeur de poudre et de sang. Pourtant, du sang, il y en a bien peu dans le récit de Montse puisque ses souvenirs s’émoussent après l’été de 1936, cet été fabuleux, ce feu d’artifice dans la grisaille d’une villageoise espagnole de l’avant-guerre dont le futur se résume au confinement au foyer, à l’éducation des enfants et à la soumission au mari et au curé. Tout juste âgée de quinze ans, Montse suit son frère à la ville et y découvre l’envers de son univers, la camaraderie, la liberté de mouvement, le plaisir tout simple de prendre un verre à la terrasse d’un café. Éblouie, elle le sera, tant par une douceur de vivre insoupçonnée que par un homme dont la rencontre imposera à sa vie une tournure dramatique.

1936, la guerre civile est imminente, mais dans le village de Montse, on en est encore aux discussions enflammées entre les camps qui vont bientôt se déchirer : les républicains composés de diverses factions de gauches — libertaires, socialistes, communistes — et les nationaux — les Phalanges, les militaires, les patrons, la droite — qui sous la poigne de Franco écraseront toute rébellion par une répression sauvage, entérinée par la hiérarchie ecclésiastique. « L’Église espagnole est devenue la Putain des militaires épurateurs », assène l’auteure.

Deux styles de narration s’entrecroisent pour nous faire partager les souvenirs de Montse, nonagénaire, réfugiée en France durant ce terrible conflit qui fera près d’un demi-million de victimes. L’auteure oscille avec fluidité entre le français maternel, bancal, coloré et émaillé d’espagnol, et une langue plus classique. La syntaxe est à l’avenant. S’entrelacent également deux sources mémorielles, celle des protagonistes du récit et celle de Bernanos, témoin des atrocités commises avec la complicité de l’Église espagnole et qui laissera éclater sa révolte dans les Grands cimetières sous la lune.

Le résultat en est heureux, complexe et nuancé. Les personnages se déclinent en un camaïeu d’émotions, de motivations, de comportements parfois contradictoires. Malgré un parti pris pour les républicains, on ne nous cache pas que les deux camps se rendent coupables de meurtres sordides et d’élimination sauvage des opposants. Si notre attachement va spontanément à Montse et à José, son frère épris de rêve libertaire, on éprouve tout de même de la sympathie pour le riche propriétaire terrien du village, lequel deviendra, contre toutes attentes, le beau-père de Montse. L’auteure donne à voir que les apparences sont souvent trompeuses et que l’être humain est capable de résilience.

J’ai pris un grand plaisir à lire ce livre et Montse habitera ma mémoire très longtemps. Le sujet qui n’est plus tout neuf est cependant abordé selon un angle fort original, tout comme la structure du récit et le style Lydie Salvayre. Mon seul agacement découle du choix éditorial de ne pas traduire les passages en espagnol (par ailleurs peu nombreux), le plus souvent incompréhensibles pour moi.

Un excellent bouquin qui nous plonge au cœur de l’Histoire.

Lydie Salvayre, Pas Pleurer, Seuil, Paris, 2014, 279 pages