[note de lecture] Elke de Rijcke, "Quarantaine", par Philippe Di Meo

Par Florence Trocmé

Constituant le début de Västerås (Le Cormier, 2012), mais paru ultérieurement, titre énigmatique et plurivoque, Quarantaine pose un éventail de résonances superposables comme autant de calques. N’évoque-t-il pas tout à la fois un âge de la vie, une mise à l’écart, un isolement et un ostracisme ? Soit, une dimension spatio-temporelle et l’allusion à un état. Qui plus est, la numérologie n’assigne-t-elle pas ce nombre à l’attente ? L’écrivain Giorgio Manganelli le rappelait tout récemment encore.  
 
Sans exception, les vers commencent sans majuscule initiale. De loin en loin, selon cette logique, un point final signale des segments de phrases morcelées pour nous en offrir des lambeaux inégalement diserts. Le vers y gagne en expressivité. Mystérieux, l’afflux vient donc de loin. D’on ne sait où. Quoi qu’il en soit d’un amont pour partie à déchiffrer dans son débord. En revanche, tranchant, le terme, ou fin de la période, est bien marqué par un point.   
 
Cet aspect de l’écriture poétique n’est pas le fruit d’un arbitraire, il nous révèle l’intensité et la profondeur insondable de la sensation, son inconnaissable temporalité, comme autant d’amples respirations dont le phrasé haletant s’efforce de poursuivre l’ininterrompu de sa manifestation. Une ressource se trouve ainsi entrevue, le staccato. Dans cet accidenté, la quête d’un équivalent lexical de l’affect y gagne une rare fraîcheur, celle qui distingue l’œuvre si originale d’Elke de Rijke, à l’écart des modes et des poncifs de l’heure.   
 
Dans le même temps, l’inscription de la vibration ne saurait être que partielle tant la palpitation des ressentis se continue à un rythme soutenu. Pulsation, battement, la brisure de la phrase - une douce brisure dépourvue de violence, l’« épine » douce et amère de Västerås - conjure un engorgement menaçant défiant sa transcription. Mais finalement, nous dit l’auteur, « c’est l’harmonie réconciliatrice des paradoxes qui l’emporte sur le côté amer ou violent de l’expérience et de l’écriture ». Alors, les vers en rafales se laissent concevoir comme autant de caresses. Caresses obtenues dans la plénitude du sentir, bonheur d’une densité comme enfantine, enjouée, indistinctement pétrie de tendresse pour tout créé enregistré par l’impression, et n’existant qu’à travers celle-ci. 
L’effilochage des périodes n’entame pas la sensation communiquée, elle en matérialise au contraire le rendu stylistique convaincant. Le lecteur appréhende cet aboutissement comme authentique dans la mesure où il s’offre comme un jamais-vu stylistique, ce pourquoi un halo d’innocence l’auréole. Pour cru que puisse être cet inouï. Car tout jugement s’avère suspendu. Donnons à voir ce mouvement : 
 
que du dos d’abord le pays.  
au plus rectiligne expire votre vert régulier qui barre. 
du noyé vous êtes le large, 
(…) 
Vous nous enlevez la vue, de quoi êtes-vous donc fait ce matin ? 
 
Le recours à un "vous" insistant prononcé par un "je" apparaissant, disparaissant, contribue à créer une étrangeté bienvenue. Tactile. Cet emploi rare dans la poésie contemporaine convoque en catimini le palimpseste de la poésie dite amoureuse de la tradition, dont Quarantaine peut être aussi envisagée comme la dernière résurgence. Omnidirectionnel, ce "vous" semble papillonner de-ci de-là comme autant de flèches (ou dards) d’un éros si généreusement accaparé par son surcroît. Piqûre après piqûre, de cible en cible. 
 
Le poète entend « obtenir une tonalité très lucide, mais qui ne soit pas sèche, qui soit tranchante et gaie dans le même temps, une écriture à froid qui maintient dans son germe l’explosion possible de la chaleur d’une expérience vécue ». De fait, à cette aune, éros et nature s’indifférencient. 
 
L’imbrication, ou chevauchements, des sensations contradictoires parvient à restituer les  pneuma d’un être, une femme en l’occurrence, et ses perceptions les plus sinueuses dans l’ordre de leur désordre. Ce pourquoi, peut-être, en leur sein, aucune hiérarchie n’est repérable : toutes les sensations se valent. Ne sont-elles pas flots et fluctuations irrépressibles ? D’où une gaîté imprégnant de bout en bout cette poésie. La joie de la sensation reçue semble implicitement conçue comme le sismographe d’un vécu, l’attestation d’un être au monde. Lieu où, reviviscences stylistique et humaine continuées, l’une comme l’autre confondent pour rebroder leurs sortilèges. 
 
[Philippe Di Meo] 
    
Elke de Rijcke, Quarantaine, Tarabuste Éditeur, 2014, 84 p, 11 €.