A saisir : 124 000 dollars le m2

Publié le 10 mars 2015 par Aelezig

Article de Vanity Faire - février 2015 

Après le drame du 11 septembre, la frénésie immobilière a de nouveau saisi New York. Toujours plus hauts, plus chers, plus sophistiqués, les gratte-ciel récemment construits pulvérisent tous les records. Paul Golderberg retrace cette course folle réservée aux plus fortunés.

Ces temps-ci, il n'y a pas que les femmes qui sont trop riches ou trop minces. On peut dire la même chose des gratte-ciel, du moins de ceux qui poussent en ce moment à New York, bien plus hauts, plus fins et infiniment plus chers que leurs prédécesseurs. Rares sont ceux qui regrettent l'époque où les immeubles de luxe étaient de grossières dalles de béton. La nouvelle génération des logements pour riches propose des tours comme on n'en a jamais vues. Le 432 Park, l'un des derniers gratte-ciel mis en chantier à Manhattan, au coin de la 56e Rue et de Park Avenue, comptera 96 étages et dépassera de 45 mètres l'Empire State Building. Il sera même plus haut que le dernier étage occupé du récent One World Trade Center. Mais déjà la construction d'un autre immeuble de luxe encore plus immense dans la 57e rue, au 225 West, a commencé fin 2014.

432 Park

Ces immeubles modifient le paysage urbain des quartiers de Midtown et de Lower Manhattan. Ils transforment radicalement la ligne d'horizon - la fameuse skyline. Deux nouvelles tours résidentielles de luxe s'élèvent dans le quartier de TriBeCa et ce n'est qu'un début. Les plus importants changements ont lieu à Midtown, dans les pâtés de maisons situés entre la 51e et la 60e Rue, où sept nouvelles copropriétés sont en chantier - dont déjà quatre dans la seule 57e Rue, qui commence à ressembler à un profond canyon aux parois vertigineuses. (Et je n'évoque que les immeubles annoncés officiellement. Plusieurs autres seraient en projet, notamment une tour censée abriter le premier hôtel Sept Etoiles de New York en lieu et place de la vénérable librairie Rizzoli qui doit rouvrir au printemps).

Dans ce tsunami subsiste un miracle : l'incroyable finesse de ces gratte-ciel. De loin, ils ressemblent à des aiguilles, plus qu'à des cubes. Ce qu'ils prennent à la rue, ils le rendent à l'horizon défiguré par les encombrants immeubles de bureaux qui ont proliféré à Midtown et Lower Manhattan. Ces nouveaux gratte-ciel ne vont certes pas transformer New York en une version design et transparente de San Gimignano, en Toscane, "la ville aux belles tours", mais ils contribueront à rendre la skyline spectaculaire tout en projetant des ombres fines.

Ces ombres ne sont pas sans importance puisque les immeubles sont construits aux abords de Central Park et forment au-dessus du jardin un arc qui s'étend du sud-est au sud-ouest, parallèle à la trajectoire du soleil. Quelle que soit la saison, la partie sud du parc sera encore plus sombre qu'elle ne l'est déjà. Et vu la finesse des nouvelles tours, le parc finira probablement zébré.

L'ombre la plus inquiétante est d'ordre économique et social. Si on cherche un symbole édifiant de l'inégalité des revenus à New York, pas la peine d'aller au-delà de la 57e Rue. Ces appartements sont chers, même pour la ville, parce qu'ils sont construits pour la population la plus riche du monde, des gens originaires du Proche-Orient, de Chine, d'Amérique latine et qui naviguent entre Londres, Shanghai, Sao Paolo et Moscou comme s'ils allaient de Brooklyn à Manhattan. Il y a toujours eu de riches nomades avec l'avènement des jets privés, mais depuis une dizaine d'années, les promoteurs se sont mis à concevoir des immeubles rien que pour eux. Le complexe Time Warner Center, près de Columbus Circle, achevé en 2004, a été le premier, à New York, à cibler ce marché de riches copropriétés avec des vues spectaculaires et des prix exceptionnellement élevés. Ce phénomène est global : Londres possède le One Hyde Park, Hong Kong le Cullinan et l'Opus. Mais avec sa 57e Rue relookée, New York entre dans la cour des grands et place le quartier de Midtown au niveau de Shanghai ou de Hong Kong, des villes conçues non plus pour leurs habitants mais pour une infime minorité de passage.

Pourtant, New York a une longue tradition d'étroits gratte-ciel : le Flatiron Building (achevé en 1902), le Singer Building (bâti en 1908 et désormais détruit), la Metropolitan Life Tower (1909) et le Woolworth Building (1913). A cette époque, les gratte-ciel ne pouvaient pas être trop volumineux pour ne pas trop s'éloigner des fenêtres mais avec l'arrivée des néons, des climatisations et des baies vitrées, la mode a viré aux vastes open spaces. Loger les gens dans le ciel de New York n'a jamais été aussi lucratif. Un immeuble résidentiel requiert bien moins d'ascenseurs qu'un immeuble de bureaux et ses armées de travailleurs. Et les acheteurs sont prêts à débourser des sommes colossales pour avoir une vue, notamment sur Central Park ; ils paieront plus cher encore pour un appartement seul à l'étage. Si vous empilez un grand nombre de logements (pas d'un ou deux par palier) en offrant à tous une vue sur le parc, vous vous retrouvez vite avec une tour incroyablement élancée à quelques rues de Central Park.

"Ces édifices immenses et très étroits sont une nouvelle forme de gratte-ciel", explique Carol Willis, la fondatrice et directrice du Musée du Gratte-ciel, à la pointe sud de Manhattan. Le 432 Park a été dessiné par l'architecte uruguayen Rafael Vinoly. Chacun de ses 104 appartements occupe un étage complet ou un demi-étage. Et le penthouse du 96e est le lieu résidentiel le plus élevé du continent américain. Cet appartement terrasse a déjà été vendu à un acheteur anonyme pour 95 millions de dollars (76 millions d'euros), soit près de 124 000 dollars le mètre carré. Le prix moyen dans l'immeuble est de 75 000 dollars le mètre carré, soit trois fois les prix pratiqués pour les appartements de luxe à Manhattan en 2013. En échange d'une telle somme, les résidents de 432 Park disposent d'une vue plongeante sur le Chrysler Building et sur à peu près tout le reste de Midtown, y compris leur voisins du One 57.

Cette tour a attiré l'attention lorsqu'un groupe d'investissement dirigé par le financier Bill Ackman a acheté l'un des appartements d'un étage, pour 90 millions de dollars (72 millions d'euros). Elle s'est aussi fait remarquer en 2012 lors du passage de l'ouragan Sandy, quand la grue du chantier a menacé de s'écraser, obligeant à évacuer sept pâtés de maisons. Le promoteur de la tour, Gary Barnett, avait passé dix ans à viabiliser le site et en 2005, il a demandé à l'architecte français Christian de Portzamparc de lui soumettre un plan. Bien avant la mode des buildings géants, le marché de l'immobilier new-yorkais a été sensible au design et fait appel aux plus grands architectes - Richard Meier, Jacques Herzog et Pierre de Meuron, Frank Gehry, Jean Nouvel ou Robert A.M. Stern. A ces prix, c'est quasiment une nécessité. De la même manière, certaines femmes dépenseront 3000 ou 4000 dollars pour une robe à condition qu'elle soit signée d'un créateur célèbre.

En termes d'architectures, un tel calcul n'est pas toujours concluant. On ne rend pas un vêtement quelconque exceptionnel en lui collant une étiquette de marque. Le premier immeuble de Portzamparc à New York, la tour de verre sculptée de LMVH, avait été célébrée. Pour le One 57, l'idée était de créer une mince tour de verre censée figurer une cascade. A l'arrivée, elle n'est plus qu'une composition étriquée de verre de différentes nuances de bleu et gris, rayée sur certains côtés, mouchetée sur d'autres. Si sa hauteur et sa finesse en font un bâtiment adapté aux rues new-yorkaises, son revêtement criard évoque davantage Las Vegas.

Identités secrètes

Barnett, le promoteur, m'a emmené visiter le penthouse au sommet de la tour One 57. C'était une journée particulièrement froide et claire. La vue sur le parc n'avait rien à voir avec celle des 30e ou 40e étages des autres immeubles auxquels je suis habitué. Au 90e, on se sent vraiment connecté au ciel et à la terre. La ville s'étale sous nos yeux comme une carte. Les immenses baies vitrées ne ressemblent plus à des cadres photos mais à de grandes portes ouvertes sur le monde. A l'intérieur, de hauts plafonds et des grandes pièces donnent le sentiment qu'on n'est plus dans un appartement conventionnel. La vue est à 180° avec un dégagement somptueux au nord jusqu'au pont Tappan Zee.

One 57

Portzamparc a terminé la première version de ses plans au début de la crise de 2008 alors que le marché de l'immobilier stagnait. Barnett, un ancien diamantaire dont les manières discrètes cachent un tempérament de joueur, était certain que le marché repartirait et que la plupart des promoteurs se retrouveraient ainsi sans rien à vendre. Il serait alors le seul à sortir la tête de l'eau à la fin de la crise, l'unique promoteur à proposer des appartements de luxe flambant neufs. "On avait commencé à creuser un trou dans le sol, il fallait bien continuer !" me dit-il pour justifier sa précipitation. Son raisonnement manquait de discernement car les cycles de l'immmobilier suivent en général ceux de la croissance. A une période où même les plus beaux appartements de la ville ne trouvaient pas preneurs, mettre sur le marché des logements encore plus chers relevait de la pure folie. Barnett ne s'adressait pas aux acheteurs classiques dont les moyens dépendent des cycles économiques. Il savait que ses appartements du One 57 deviendraient des biens d'investissement, vendus à des sociétés civiles immobilières créées pour de riches propriétaires soucieux de garder leur identité secrète, des gens du monde entier qui passeraient, au mieux, quelques semaines par an sur place. Il imaginait vendre occasionnellement un appartement à un couple ou à une famille qui auraient sciemment choisi le lieu où ils aimeraient se réveiller chaque matin, non loin de leur travail et de l'école des enfants. Mais ces gens qui feraient du One 57 leur résidence principale resteraient relativement rares.

Jusqu'à présent, les bâtiments résidentiels haut de gamme à New York étaient de respectacles immeubles en copropriété - les "condos" situés sur les axes historiques comme la 5e Avenue, Park Avenue et Central Park West. Comment expliquer qu'une tour récente, qui ne peut pas se targuer ni de l'histoire ni de l'aura de ces prestigieuses adresses soit vendue à des prix bien plus élevés ? Ces nouveaux acquéreurs sont de drôles d'animaux : ils n'achètent pas un simple appartement mais des parts dans une société propriétaire de l'immeuble. Chacun d'entre eux doit se soumettre à une série complexe d'entretiens et de déclarations fiscales avant de recevoir l'assentiment du syndicat de copropriété. Dans un condo traditionnel, impossible de cacher son identité en achetant un appartement au nom d'une société civile immobilière. Les gratte-ciel nouvelle génération sont précisément des lieux parfaits pour les spéculateurs qui veulent placer leur argent en toute discrétion. Ils sont d'autant plus prisés que l'immobilier new-yorkais a longtemps été considéré beaucoup plus sûr et meilleur marché que le reste du monde. Malgré leur prix, ces nouvelles tours sont plus abordables qu'à Hong Kong et à Londres. Jonathan J. Miller, expert immobilier, a justement décrit ces immeubles comme "l'équivalent des coffres-forts de banque en plein ciel, où les propriétaires peuvent déposer leurs objets de valeur et qu'ils ne visitent que très rarement."

Puis que ses appartements seraient vendus à des gens insensibles à la crise, Barnett a décidé de ne pas attendre la reprise économique pour lancer le projet. Ses partenaires financiers l'ont suivi et Barnett a jeté les fondations de de la tour One 57 en 2010 quand le reste du marché de l'immobilier touchait le fond. Portzamparc, contraint par une situation économique délicate, a dû modifier ses plans et simplifier ses façades. Ce compromis esthétique ne s'est pourtant pas accompagné de concessions fiancières. Initialement, le prix moyen au mètre carré du One 57 était de 63 365 dollars (50 000 euros) mais les ventes ont tellement explosé que le promoteur a augmenté ses prix plusieurs fois durant la construction de la tour.

Barnett a toujours refusé de négocier et les futurs acheteurs n'ont jamais été autorisés à pénétrer à l'intérieur du bâtiment pendant sa réalisation. Ils ont dû se contenter de plans, de maquettes grandeur nature des cuisines, des salles de bain ainsi que de posters géants des vues. Le tout était exposé à deux pâtés de maisons du chantier dans une salle des ventes décorée du même marbre que le One 57. Dans un tel luxe, l'idée même de négocier les prix aurait paru inconvenant. La visite commençait par la projection d'un film montrant des chutes d'eau qui prenaient peu à peu la forme de l'immeuble, clin d'oeil à la cascade imaginée par Portzamparc. Ensuite l'acquéreur potentiel entrait dans une galerie où trônait un modèle réduit de la tour mesurant 2 mètres de haut. Enfin, s'il paraissait sérieux, il était invité à voir les showrooms des cuisines et des salles de bains. Objectif : exciter l'imagination avant de passer du rêve à la réalité.

Ainsi, un grand nombre d'acheteurs a signé sur la base d'un simple plan, comme cette Chinoise qui a offert un "modeste" pied-à-terre (de seulement 6,5 millions de dollars) à sa fille de 2 ans. Deux investisseurs, l'un de Hong Kong, l'autre de Montréal, tous deux à l'origine du succès des marques Michael Kors et Tommy Hilfiger, ont dépensé 50 millions de dollars (40 millions d'euros) pour un appartement seul à l'étage. Le célèbre gestionnaire de fonds spéculatifs Bill Ackman a créé un consortium d'investisseurs pour acquérir un énorme duplex de six chambres, doté d'un jardin d'hiver aux 75 et 76e étages. Il espèrent probablement que, dans quelques années, cet appartement vaudra plusieurs fois les 90 millions de dollars (72 millions d'euros) dépensés.

Face au succès de Barnett et de son gratte-ciel, les autres promoteurs ont cherché à trattraper leur retard. Barnett a décidé de renouveler l'expérience à un pâté de maisons, dans un immeuble situé au 225 West de la 57e Rue qui accueillera aussi un grand magasin Nordstrom. Cette tour, dessinée par les architectes de Chicago Adrian Smith et Gordon Gill, sera elle aussi en verre, mais plus anguleuse. De son côté, Steven Roth, de Vornado, l'un des groupes immobiliers les plus actifs de New York, a embauché Robert A. M. Stern, le pape de l'architecture traditionnelle et le concepteur du 15 Central Park West, pour faire les plans d'une tour immense qui sera située juste au nord de celle de Barnett. Les premières esquisses de la tour Vornado montrent une version plus étroite et allongée dans style néo-art déco.

Le projet de Vornado a pourtant failli faire échoeur celui de Barnett, et réciproquement. C'est le genre d'histoire qui montre à quel point le marché immobilier new-yorkais tient autant du combat à mort que de la partie d'échecs. En 2005, Barnet veut acquérir l'ensemble du site nécessaire à la construction de sa future tour Nordstrom. La même année, Roth achète un vieil immeuble résidentiel occupé par des locataires au 220 Central Park South, afin de le démolir pour y construire sa tour. Problème : si Roth érige une tour à cet endroit, celle-ci va obstruer la vue nord de celle de Barnett. Ce dernier s'arrange donc pour reprendre le bail du parking de la tour convoitée par Vornado ainsi qu'une petite portion de terrain en plein milieu du site. Pendant plus de sept ans, Barnett refusera de les revendre à Roth, empêchant ce dernier de viabiliser le site, même après avoir vidé l'immeuble de ses locataires en vue de sa démolition. Roth est allé jusqu'à intenter un procès à Barnett pour qu'il rende le parking, en vain.

La situation est resté bloquée jusqu'à l'automne 2013, lorsque les deux hommes, peu disposés à renoncer à leurs bénéfices ont trouvé un accord. Vornado a versé à la société de Barnett 194 millions de dollars (155 millions d'euros) pour racheter la portion de terrain, quelques droits de développents supplémentaires, avant d'accepter de décaler sa tour à l'extrême ouest du site de Central Park South. En contre-partie, Barnett a consenti à déplacer la sienne afin de laisser une vue relativement dégagée sur le parc. Mais l'immeuble de Barnett ainsi déplacé dominait l'un des monuments les plus distingués de la ville, l'Art Students League, conçu en 1892. Saisie, la commission de préservation des monuments historiques de New York a finalement décidé qu'une tour de 426 mètres de haut jaillissant au-dessus de la League ne menacerait pas cette dernière. Dans un article du New York Times, le critique d'art Michael Kimmelman a comparé les deux bâtiments à "un géant levant un pied et s'apprêtant à écrabouiller un caniche".

Béton sensuel

Précurseur de ces nouveaux gratte-ciel, le One 57 a été la cible privilégiée des critiques et Barnett, d'ordinaire très discret, est monté au créneau. Il est le seul promoteur à avoir participé à un débat public sur ce thème en février 2014, se jetant dans la fosse aux lions sous l'oeil méfiant de 425 personnes consternées, voire radicalement opposées. Il a aussi publié dans le New York Observer un article dans lequel il proclamait que sa tour "allait générer plus d'un milliard de dollars de bénéfices en transactions immobilières, réservations hôtelières et autres taxes".

On peut considérer que ces vertigineux gratte-ciel sont plus une affaire de gros sous que d'esthétique. Les façades du One 57 et du 432 Park le confirment mais leurs intérieurs ont été conçus selon des critères exigeants : une immense hauteur sous plafond, pièces somptueuses, vues grandioses... Les concepteurs ont réalisé qu'à plus de 86 000 dollars (69 000 uros) le mètre carré, ils ne pouvaient pas se contenter des chambres étriquées et des décorations bon marché qu'ils proposent d'habitude. Comme le dit Barnett, "à 40 ou 50 millions de dollars, ils en ont pour leur argent." (Heureusement !) "Ces gens n'ont pas envie d'être entassés dans des petites boîtes", ajoute-t-il. Les deux bâtiments disposent ainsi d'élégantes salles de bains, du sur-mesure, et des cuisines spectaculaires qui semblent illustrer l'adage new-yorkais selon lequel mieux une cuisine est équipée, moins elle est utilisée.

Le One 57 est tape-à-l'oeil, le 432 Park de Vinoly sophistiqué. Sa façade est un quadrillage minimaliste de béton lissé. Dvant ce bâtiment, on pense immédiatement à Tadao Ando, l'architecte japonais célèbre pour son habileté à rendre le béton encore plus sensuel et somptueux que le marbre. Pour la plupart des gens néanmoins, ça reste du béton, et il faut saluer l'audace de Macklowe qui ne s'est pas plié au goût des nouveaux riches. Il faut dire qu'il a été à bonne école. Son propre appartement de l'hôtel Plaza a été conçu par le regretté Charles Gwathmey qui lui a transmis une obsession du détail plus courant chez un architecte que chez un promoteur guidé par le profit. Pour le 432 Park, Macklowe n'a pas regardé à la dépense. Sa philosophie a été d'investir autant que nécessaire puis d'exiger ensuite des sommes astronomiques, comme les 74,5 millions de dollars (60 millions d'euros) pour l'appartement du 87e étage ou les 30,75 millions de dollars (25 millions d'euros) pour un appartement trois chambres au 64e étage.

Nordstrom Tower - 217/227 West

Sa tour est une pure figure géométrique : la base, un carré parfait, les angles droits, les parois sans aucun défaut, les quatre façades identiques, quadrillées de grandes fenêtres. Si elles n'avaient pas de vitres, le bâtiment ressemblerait à l'une des tours sculptées de Sol LeWitt.

Macklowe prétend vendre, avec sa tour, le mélange de la sobriété et de l'opulence, pas évident. Il a mis au point une campagne encore plus sophistiquée que celle du One 57. Dans l'immense salle des ventes situées au sein de l'immeuble General Motors, ll a installé les décors, les cuisines, les salles de bain. Il a conçu un site Web en anglais, en russe, en portugais, en chinois, en français, en italien, où défilent les images des appartements et des photos prises de cinq étages différents. Point d'orgue : le film d'ambiance gorgé de luxueuses images qui appellent tout un imaginaire - les manoirs anglais, les jets privés - transposé au 432 Park, avec en fond sonore la chanson de Mama Cass Dream a little dream of me. Jamais la sobriété n'a semblé aussi distinguées, pour ne pas dire décadente.

La tour, construite à la place de l'ancien hôtel Drake, est totalement disporportionnée ; elle n'est pas la seule. De l'autre côté de la rue, en diagonale, se trouve le premier immeuble résidentiel très haut et très étroit de New York : le Ritz, construit en 1925, 41 étages et 165 mètres de haut. C'est certainement cette tour ouvragée qui a inspiré Ayn Rand dans son roman La source vive lorsqu'elle décrit avec dédain "un palais de la Renaissance fait de caoutchouc et étiré jusqu'à mesurer quarante étages".

Vornado Tower

Dans le quartier de la 57 Rue, deux autres tours récentes font preuve d'un effort architectural tout aussi louable. La première, au 53 West sur la 53e Rue, la tour Verre, dessinée par Jean Nouvel, est voisine du célèbre MoMA, le musée d'art moderne. La seconde, située au 111 West sur la 57e, conçue par le cabinet SHoP, sera la plus fine et probablement la plus élégante : près de 411 mètres de haut sur une base de seulement 18 mètres de large. Récemment, son promoteur Michael Stern s'est fait remarquer en transformant un central téléphonique de style art déco sur la 18e Rue en un édifice excessivement prisé : la tour Walker. Passionné par l'histoire de l'architecture new-yorkaise (il a nommé sa tour en hommage à l'architecte originel du central : Ralph Walker), Stern semble assez bien parti pour laisser une trace.

Les façades nord et sud de la nouvelle tour seront essentiellement en verre, les murs côtés est et ouest revêtus de bronze et de terre cuite. Les deux architectes de SHoP, Gregg Pasquarelli et Vishaan Chakrabarti, ont déclaré qu'ils désiraient créer une oeuvre propre à New York, "qui serait l'ADN de cette ville, impensable dans le paysage urbain de Shanghai ou de Hong Kong". Sa face nord, avec vue sur le parc, s'élèvera tout droit ; sa face sud en escalier déclinera plus doucement. Le tout donnera l'impression d'un mur de verre effilé. C'est une subtile réinterprétation de l'éternel building en pièce montée, un must à New York. De tous les gratte-ciel de la ville, il est le seul qui s'affine pour quasiment disparaître dans le ciel.

Ces tours infligent à la fameuse skyline le même choc que la tour du Ritz dans les années 1920, lorsque vivre au quarantième étage paraissait encore insensé. Quel que soit leur impact sur New York, elles auront certainement aussi un effet sur la minorité de nantis qui logeront dans ces luxueux nids suspendus, loin du commun des mortels.

Le bonheur s'achète-t-il avec la hauteur ? Quelques années après l'ouverture du Ritz, quand les tours Waldorf se sont élevées plus haut encore, Cole Porter s'est offert un appartement dans le ciel de New York. Visiblement, l'ivresse des hauteurs ne lui a pas apporté la félicité. Il en a tiré une chanson : Down in the depths (On the ninetieth floor) - "effondré dans les profondeurs du quatre-ving-dixième étage."