Au cinéma : «Selma»

Publié le 11 mars 2015 par Masemainecinema @WilliamCinephil

Selma a repris cette année le rôle habituel de Leonardo DiCaprio : le nommé aux Oscars qui a perdu d’avance, et c’est vraiment trop injuste. Présent dans deux catégories, meilleur film et meilleure chanson, le biopic n’a pas eu droit aux honneurs pour ses acteurs, son scénario et surtout sa réalisatrice, une femme noire. Dans un contexte national difficile pour les droits des noirs-américains -les récents scandales de jeunes noirs non-armés tués par la police ont ravivé les tensions aux Etats-Unis- l’oubli d’un film sur un moment décisif du mouvement des Civil Rights a fait d’autant plus scandale.

Mais au-delà de cet aspect médiatique, le film d’Ava DuVernay présente des enjeux importants. Il raconte comment, le 7 mars 1965, des hommes et des femmes noirs décident de marcher de Selma à Montgomery, en traversant l’Alabama, un des États américains les plus racistes. Ils veulent obtenir le droit de vote réel des Noirs, qui existe en théorie mais leur est refusé par l’administration blanche ségrégationniste du sud des Etats-Unis.

La première marche donnera lieu au « Bloody Sunday » : les 600 manifestants sont repoussés dans le sang sur le pont Edmund Pettus. Mais les médias sont là et les images font le tour du pays, ce qui va peu à peu faire changer la donne. En parallèle, le film montre le face à face entre Martin Luther King, à la tête du mouvement non-violent pour les droits civiques, et le président Lyndon B. Johnson, qui finira par faire passer le « Voting Right Act ».

La réalisation est celle d’un biopic classique, sans fioritures. Elle est avant tout là pour porter le moment historique, le symbole. Pourtant, au moment de montrer la marche finale, celle qui a conduit 25 000 personnes à Montgomery, Ava DuVernay choisit pour la seule et unique fois de faire appel à des images d’archives. Comme si l’évènement lui-même s’effaçait face à la préparation, l’aspect politique et surtout les implications d’un tel mouvement.

Car Selma est avant tout un film sur les inégalités raciales, et sur les luttes qu’elles provoquent. Trois minutes après le début du long-métrage, le ton est brutalement donné : on ne fait pas dans l’implicite et l’allusion quand on parle de la violence raciale. Le choix d’éviter les images d’archives pour le « Bloody Sunday » est d’ailleurs significatif. Au-delà de la probable mauvaise visibilité due aux fumigènes, les violences policières sont beaucoup plus frappantes et impressionnantes lorsque elles sont tournées de près et mettent en scène les acteurs que l’on suit depuis le début. Le bruit des matraques sur les crânes, les courses poursuites perdues d’avance et les insultes blessantes mettent rapidement le spectateur mal à l’aise devant certaines scènes angoissantes.

D’autant plus que ces scènes font douloureusement écho aux récents évènements. Si la marche a eu finalement lieu et le droit de vote a enfin été appliqué, les inégalités ne sont pas finies, et les violences policières encore moins. La date de sortie du film, fin 2014 aux Etats-Unis, n’est pas anodine. Et la chanson oscarisée « Glory », de John Legend et Common, que l’on entend au générique, apporte une très belle conclusion au long-métrage, tout en évoquant Rosa Parks ou le drame de Ferguson : la volonté d’inscrire le récit de cet événement majeur dans une lutte globale est bien présente. Selma devient alors un bel exemple de ce que le cinéma peut apporter à l’Histoire : un intelligibilité et un rendu concret d’évènements abstraits et lointains, voire une élévation au rang de symbole.

La bande-originale est d’ailleurs excellente, entre les compositions du nouveau-venu Jason Moran, et une compilation de grand titres du gospel, de la soul ou du jazz. Otis Redding, Martha Bass ou encore Odetta, « la voix du Mouvement pour les droits civiques » peuvent ainsi être entendus. Quant à « Glory », on regrette presque qu’elle ne soit présente qu’au générique, même si sa place en conclusion apporte un aspect en plus au film. Avec la belle photographie lumineuse de Bradford Young, la BO souligne à la fois l’aspect dramatique et l’espoir prudent du scénario.

Selma, présente par ailleurs un portrait intéressant et subtil de Martin Luther King, au-delà de l’icône historique, au-delà du « I have a dream ». On y voit le pasteur dans un moment difficile, où les encouragements de ceux à qui il en prodiguait hier lui sont nécessaires. Le père de famille angoissé, l’activiste un peu manipulateur -King avait bien compris l’intérêt de la médiatisation d’un tel mouvement-, le chef parfois contesté, l’invité récurrent à la Maison Blanche, l’humain qui doute : ce sont tous les aspects du personnage tel que l’interprète David Oyelowo. L’acteur, au jeu impeccable, apporte au Dr King le charisme et les failles que l’homme possédait sans doute. Il est secondé par un très bon casting : mention spéciale à Carmen Ejogo, qui interprète Coretta Scott King, à Stephan James dans le rôle du jeune John Lewis, et à Tom Wilkinson, excellent président Johnson, surtout dans les rencontres avec le Dr King.

Selma est un beau film qui fait écho à l’actualité, un biopic assez classique, où la réalisation est mise au service de l’évènement historique et d’un portrait peu vu de Martin Luther King.

Selma. De Ava DuVernay. Avec David Oyelowo, Carmen Ejogo, Tom Wilkinson, Lorraine Toussaint, Giovanni Ribisi, Common, Cuba Gooding Jr., Tim Roth, Oprah Winfrey, …

Sortie le 11 mars 2015.