Prolégomènes à toute métaphysique moléculaire future, Nando Michaud…

Publié le 15 mars 2015 par Chatquilouche @chatquilouche

On y pense peu, mais la peau est le lieu où s’arrête l’individu et où commence le reste de l’univers.  En plus de juguler les pulsions expansionnistes de l’identité, cette membrane bloque l’intrusion de l’altérité.  Pourtant, elle est aussi zone d’osmose où des cerbères protéiniques régulent les échanges – rejetant ceci, admettant cela – qui font tourner la machine qu’est la vie.

Il est certain que le processus de complexi­fication qui a créé l’intelligence aurait tourné court si le jeu des réactions physico-chimiques n’avait d’abord accouché d’une enveloppe où a pu germer un embryon de système ner­veux.  Sur la voie qui va des organismes unicellulaires dérivant dans la soupe originelle, jusqu’à l’homo sapiens capable de s’appréhender comme objet évoluant dans un en­sem­ble de dispa­ri­tés discer­nables, une étape a dû être franchie : la constitution de la peau.

Il s’ensuit que la fermeture sur soi est préalable à l’ouver­ture sur l’autre et c’est ce paradoxe qui a présidé au développement de facultés cognitives.  Du sim­ple au complexe, l’affaire s’est réalisée par l’association d’unicellulaires opportunistes.  Comme des bri­ques iden­tiques peuvent s’as­sem­bler en une multitude d’objets différents, ces élé­ments ont établi des réseaux symbiotiques dont les possibilités sur­pas­saient la somme des possibilités individuelles.  D’essais en erreurs, des segments se sont spécialisés pour répondre aux pressions de l’environnement.  Ainsi est apparue une super­structure capable de coordonner un nombre grandissant d’ha­bi­letés, pour fina­le­ment en arriver à manipuler des abstractions.  Sans la peau, le bouton à quatre trous n’au­rait jamais existé.

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Ces pensées me traversent l’esprit pen­dant que ma main frôle les seins de Pauline.  Elle fris­sonne sous la caresse et ses frissons engendrent les miens, qui amplifient les siens, et ainsi de suite.  C’est par la peau que naissent et transitent ces flots d’émo­tions qu’au­cun autre sens ne pourrait susciter et transmettre.

Nos caresses se pré­cisent.  La peau étant zone d’os­mose, un peu de moi se dissout dans Pauline et réciproquement.  L’échange dé­clenche des sécrétions hormo­nales qui diffusent des ordres dans l’or­ga­nisme.  Glycémie, tension arté­rielle, taux d’adrénaline, les paramètres bio­métri­ques impli­qués dans le processus s’ajustent en vue de l’éclatement final.  Le besoin de fusionner devient si impé­ratif que nos sexes sont attirés comme des ai­mants de polarité inverse.

Je sais qu’en faisant l’amour, nous obéissons à un réflexe vieux comme la reproduction sexuée qui ne poursuit qu’un ob­jec­tif : perpétuer l’espèce.  Nous savons contourner le piège pour tirer jouis­sance de l’appât, mais peu importe.  La stratégie de la gratification fonctionne malgré nos ruses pour la détourner de ses fins.  L’humanité a mis plusieurs milliers d’années avant d’attein­dre, vers 1900, le milliard d’in­di­vi­dus.  Lorsque les moyens de contraception sont devenus sûrs au milieu du XXe siècle, elle en comptait déjà le double.  Cin­quante ans plus tard, la popula­tion s’était multi­pliée par trois.

On constate un fléchissement de la crois­sance démo­gra­phique en Occident, mais l’épi­dé­mie persiste à l’échelle plané­taire.  À l’image des transnationales qui installent leurs usines sous des cieux monétaires plus cléments, les centres de procréa­tion se concen­trent maintenant là où les coûts de fabrication des bébés sont moin­dres.  L’émi­gration dis­tri­bue ensuite les surplus dans les pays riches à court de main-d’œuvre.  Résultat : la po­pu­la­tion mondiale dé­passera bientôt huit mil­liards.  Et ça ne s’arrêtera pas là, parce que notre système écono­mique est fondé sur la croissance per­pé­tuelle de la production et, donc, du nombre de consommateurs.

Le développement durable n’y changera rien.  Ce concept magique, sorti d’on ne sait quel chapeau, n’est qu’un leurre, une con­tra­diction dans les termes ; au mieux, un ralentisseur sur la route du pro­grès infini.  Ses thuriféraires sont de bonne foi, mais ils ne prêchent rien d’autre que la nécessité de faire durer le dévelop­pe­ment.  De quelque ma­nière que l’on retourne la question, on se heurte au même constat : l’espèce hu­maine est lancée dans un proces­sus de pro­li­fération que rien ne peut en­diguer.

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Le plaisir devient si intense qu’une partie de moi plane dans les étoiles comme si une com­munion s’éta­blissait entre elle et le cosmos.  Puis, comme Icare s’écrasa après s’être brûlé les ailes en s’approchant du Soleil, je retombe dans la grisaille quotidienne après avoir flirté avec la lumière.

Lorsque je retrouve l’unité, une autre idée saugrenue me vient : je ne suis peut-être qu’un organisme élé­men­taire déri­vant dans une soupe originelle imperceptible de ce côté-ci de la réalité.  Une simple brique qui, sur la voie de la com­plexi­fica­tion, servira à fabri­quer une peau destinée à une ma­chine bio­lo­gique existant dans un autre ordre de grandeur, d’où notre besoin incoercible de proliférer.

Il y a sans doute de la tristesse post coïtale assaisonnée de pan­théisme candide dans la genèse de cette idée.  N’empêche ! elle me donne la chair de poule.

Pauline accentue le ma­laise lors­qu’elle susurre :

— Tu sais, chéri, mes règles retardent…

 Nando Michaud

Notice biographique

Après avoir passé 11 ans à écrire des discours ministériels, j’essaie maintenant de me refaire une santé en tâtant un autre type d’absurdités… sans effets secondaires déplorables.  J’ai publié jusqu’ici un recueil de nouvelles (Virages dangereux et autres mauvais tournants) et neuf romans, dont Les montres sont molles, mais les temps sont durs, Le hasard défait bien des choses, Un pied dans l’hécatombeet La guerre des sexes ou Le problème est dans la solution.