Henri de Villiers, la musique liturgique au fond de l’âme – 100ème article pour Artetvia !

Par Artetvia

Pour son centième article publié, Artetvia est particulièrement honoré de recevoir Henri Adam de Villiers. Cette interview est aussi un hommage car Henri fait partie des personnes qui ont compté dans la formation artistique de l’auteur de ce blog. Indéniablement.

L’interview est longue, certes, mais tellement passionnante qu’elle n’est pas publiée en deux volets séparés, même si elle comptera « double » dans le calendrier éditorial du site. Et encore, il a fallu couper nombre de passages…

Bonjour Henri, de qui va-t-on parler aujourd’hui : du « monstre sacré » de la musique ancienne ? Du maître de chapelle ? Du spécialiste de Marc-Antoine Charpentier ? Et encore, je n’évoque pas tes autres métiers…

Je préfère choisir la casquette de maître de chapelle car, à mon sens, la musique sacrée n’a de sens qu’à travers la liturgie. Ce sera d’ailleurs l’essentiel de mon propos.

Tu es Réunionnais.

Oui, je suis né à la Réunion, d’une famille installée là-bas depuis plusieurs siècles. Et j’y suis encore très attaché, même si j’habite Paris depuis 25 ans. Ma famille y réside encore et je rentre sur mon île chaque année ! Pendant mon adolescence, je chantais dans une chorale où j’ai appris les bases classiques de la musique liturgique, à savoir le grégorien et la musique de Palestrina et de Victoria. Et puis, vers l’âge de 15 ans, à Paris (où je passais régulièrement les mois d’été), j’ai eu la chance de rencontrer Maxime Kovalevsky, déjà bien âgé à l’époque, immense musicologue, maître de chapelle et… mathématicien, issu d’une famille ayant fui la Russie en 1917. J’ai passé des heures et des heures à discuter avec lui. Ce fut un éblouissement et je lui dois beaucoup. Maxime a d’une part beaucoup cherché à concilier le fait d’être orthodoxe et le fait d’être Français : en effet, l’orthodoxie a une vision très « nationaliste » de la religion, au contraire du catholicisme qui se veut universel. En bref, si on est Russe, on est forcément chrétien et orthodoxe. C’est d’ailleurs une des clés permettant de comprendre bien des choses dans la Russie actuelle. Et d’autre part, pour revenir à la musique, Maxime a beaucoup travaillé sur la singularité de la musique liturgique, avec quelques critères qu’il a formulés : il n’y a pas de mesures car cela contraint la parole, la parole devant primer sur la mélodie ; le caractère formulaire est indispensable pour permettre une mémorisation plus aisée ; et enfin, c’est une musique uniquement vocale car seule la voix humaine est digne de chanter Dieu.

Evidemment, c’est une conception très orientale de la musique liturgique, mais nous pouvons nous en inspirer pour remettre notre musique occidentale sur ses pieds. Pour un oriental, qu’il soit russe, syrien, indien, irakien, géorgien ou égyptien, il est inconcevable de chanter pendant une messe : les chantres chantent la messe, la musique étant constitutive de la liturgie et les chantres ayant une fonction liturgique et pas seulement esthétique. Rien que cela devrait nous faire réfléchir ! Deuxième grand point, l’attachement à la tradition : un iconographe écrit une icône (oui, on écrit une icône, on ne la peint pas – Note d’Artetvia) en reproduisant ce qui existe déjà. Il reçoit et ensuite il transmet : bien entendu, le résultat final est différent du modèle, mais en aucun cas, il n’y a rupture. Cela permet d’éviter d’y imposer sa propre subjectivité. C’est la même chose en musique liturgique, dès que l’on pense être « à la source de… », cela ne va plus. C’est une tentation qui existe depuis longtemps et on compte maints exemples dans l’histoire : immanquablement, dès que l’on a voulu revoir la musique liturgique de fond en comble, ça a échoué. Si on suit le modèle, ça ira, bien entendu, plus ou moins selon les talents personnels des artistes.

La musique liturgique orientale t’a donc fortement influencée

Oui, et je la pratique très régulièrement car j’assure la direction du chœur de l’église catholique russe de Paris, qui est de rite oriental. Il faut noter d’ailleurs que la musique orientale et la musique occidentale ont des racines communes, c’est évident. Après, le génie des peuples les a transformées chacune de leur côté, mais la base est la même. Je pense par exemple aux huit modes que l’on retrouve dans le chant grégorien comme dans le chant russe, géorgien ou éthiopien. On pense que ce système est né en Syrie vers le IVe siècle, aux débuts du christianisme donc. En revanche, la principale différence entre l’Orient et l’Occident est l’unité orientale et le hiatus des formes en Occident. En Occident, au cours d’un même office, vous avez du grégorien, de la polyphonie, des cantiques, de l’orgue, toutes formes musicales différentes et autonomes. En Orient, vous avez la même forme et le même mode au cours du même office, ce qui donne immédiatement de l’unité et évite la distanciation avec ce qui se passe dans le chœur et qui plus est, à l’autel.

Une autre découverte m’a beaucoup marquée : celle de la musique liturgique éthiopienne. La forme n’a pas bougé depuis le IVe siècle. C’est incroyable ! C’est un peu comme si nous revenions au Moyen-Age occidental : toute la vie de la population est centrée sur la liturgie, alors qu’en Occident, très rapidement, l’Eglise a incité les fidèles à la piété personnelle, et non plus à la liturgie communautaire. Autre exemple, le rapport à la partition : en Ethiopie, on écrit encore des manuscrits à la main (on imprime aussi sur des imprimantes modernes, bien entendu) qui incitent au respect du texte… et au chant communautaire, même si, en fait, les chantres connaissent les partitions par cœur !

Revenons à l’Occident, tu es maître de Chapelle à l’église Saint-Eugène, dans le IXème arrondissement.

En effet, depuis 1999, j’assure la direction de la Schola Sainte Cécile, chorale paroissiale constituée d’amateurs de niveaux très variés. Et j’essaie tant bien que mal de mettre en pratique ce que j’ai dit plus haut : retrouver le sens liturgique de la musique sacrée.

Car nous l’avons perdu ?

Honnêtement, je le pense. D’ailleurs, si je suis une espèce en voie de disparition, en tant que maître de chapelle permanent et rémunéré, c’est bien qu’il y a eu un bouleversement dans l’éco-système. Evidemment, les chants « peu heureux musicalement » ne datent pas seulement des années postérieures aux années 60, le XIXe siècle fourmille de cantiques mièvres et très datés. Après, ils étaient principalement chantés dans les écoles, au catéchisme et dans les petits séminaires, et en réalité, peu au cours des messes. Et de même, le chant grégorien a eu ses périodes de gloire et ses périodes de déclin. Dans les années 50, avant le concile Vatican II donc, on ne compte que 5 paroisses parisiennes chantant le propre complet tous les dimanches. Depuis sans doute la deuxième guerre mondiale, nous avons donc été coupés de nos racines. A nous de retrouver le sens du chant liturgique en évitant deux écueils :

  • l’esthétisme à outrance : ce n’est pas parce que c’est beau que c’est adapté à la liturgie. N’oublions pas que l’objectif est de chanter la messe et non de chanter à la messe. Alors, chanter le O Magnum Mysterium de Victoria, une superbe pièce d’ailleurs, à un mariage en plein été, c’est certes très beau, mais cela n’a aucun sens.
  • le médiocre : le chant liturgique est exigeant. Prenons les moyens pratiques et techniques pour être à la hauteur. Formons-nous, travaillons, progressons. Et puis, nous chantons pour Dieu, ça devrait nous pousser à donner le meilleur de nous-mêmes.

Dans la même veine, pourquoi ton goût pour la musique baroque ?

Je ne parlerais pas de mon goût pour la musique baroque, mais plutôt pour la musique française. Les Français ont des complexes vis-à-vis de leur propre musique. Et cela ne date pas d’aujourd’hui car au XVIIe siècle, Louis XIV luttait contre la tendance de voir l’herbe plus verte chez le voisin. Dès le XVIIIe, les Français pensaient que la musique italienne ou allemande était bien meilleure ! Il faut dire qu’en France, la musique sacrée est restée longtemps dans le strict cadre liturgique, contrairement à l’Italie ou le chant sacré était le prétexte de performance artistique : des pièces longues et spectaculaires, des vocalises à n’en plus finir, des chanteurs et chanteuses élevés au rang de diva, etc… En France, il y a peu de longues oeuvres magistrales et des messes comme celles de Vivaldi ou de Bach sont impensables à cette époque. Et pourtant, aujourd’hui, on ne connait qu’elles. Alors que des trésors existent dans notre pays.

J’aime faire découvrir de nouvelles pièces et sortir des sentiers battus. Evidemment, depuis 30 ans, il existe un vrai renouveau pour la musique baroque française mais d’une part, c’est assez limité et d’autre part, cela touche un public très restreint.

Limité car par exemple, malgré les efforts du CMBV, des Arts Florissants, du Concert Spirituel etc., qui ont mené un très gros travail, seule 10% de la musique de Charpentier est éditée, alors que tout Mozart ou tout Bach est imprimé depuis bien longtemps. Quant à Henry Du Mont ou Michel-Richard de Lalande, les éditions (imprimées ou sonores) restent assez confidentielles.

Un public restreint, car un responsable de salle, s’il veut la remplir, va programmer, en caricaturant un peu : Carmina Burana, le Requiem de Mozart, Le Boléro de Ravel et les Quatre Saisons de Vivaldi. C’est tout ! Et puis, dans les églises paroissiales, il n’y a plus ni les compétences, ni la volonté du clergé pour mettre en place cette musique dans son cadre naturel. C’est vraiment dommage !

C’est pourquoi, j’aime faire sortir de l’oubli outre Marc-Antoine Charpentier (Henri ne le dit pas, mais pendant longtemps, c’est lui qui écrivait les articles sur la musique baroque sacrée française et notamment Charpentier dans Diapason…), Sébastien de Brossard, Jean Veillot, Eustache du Caurroy, Antoine de Bertrand, Charles de Courbes, mais aussi pour le XIXe et le XXe, Nicolas Mammès Couturier ou Théodore Dubois. Le début du baroque est particulièrement intéressant et adapté à nos oreilles contemporaines, contrairement peut-être à la Renaissance et son écriture contrapuntique très complexe, parfois difficilement audible ou du moins compréhensible aujourd’hui.

Pour finir – il faudrait un livre entier et pas seulement une interview, mais bon – la Schola Sainte Cécile édite ses propres partitions. Techniquement comment t’y prends-tu ?

Il faut avouer que maintenant, c’est simple, je clique ! Avant, il fallait se déplacer, beaucoup chercher, prendre les quelques rares photos autorisées, montrer patte blanche, etc… J’allais le plus souvent à la BNF et la Bibliothèque Municipale de Versailles très riche elle aussi : il m’arrivait de consulter de vieux manuscrits à côté d’un enfant lisant une BD, c’est une bibliothèque municipale, pas universitaire ! Maintenant, un immense fond de la BNF est en ligne. C’est beaucoup plus simple.

La transcription m’a beaucoup appris, sur la technique ou la théorie et plus encore sur l’esprit et l’intelligence de la musique. Evidemment, il faut avoir quelques connaissances préalables, connaître les systèmes d’écritures anciens, savoir réécrire les parties manquantes… Au XVIIe, il était courant de n’écrire qu’une seule voix ou deux : les gros cahiers de Nivers pour les Demoiselles de Saint-Cyr regorgent de pièces « à trous » ; même chez Charpentier, il faut compléter. Ce qui était évident et naturel pour les chanteurs et musiciens de l’époque ne l’est pas forcément pour nous !

Autre exemple du changement qu’a apporté internet, maintenant de très vieux manuscrits sont accessibles, ce qui n’était pas le cas avant : c’est le cas du Psalterium parisienses de 1494. Ah oui, c’est un autre sujet, mais je suis très fan de la liturgie parisienne, avant la romanisation du début du XXe siècle. Pour un prochain article ?

Des projets ?

Bien sûr ! En ce moment, j’essaie de développer avec la Schola, la polychoralité, très en vogue en France et en Italie aux XVIe et XVIIe. Nous préparons un séjour à Rome en octobre ou nous devrions chanter à Saint-Pierre et donner par ailleurs une messe à quatre chœurs de Charpentier, l’architecture romaine s’y prêtant, avec ses multiples tribunes. C’est passionnant et exigeant car cela nécessite non seulement un chœur exercé, une parfaite synchronisation, sans parler de la justesse des voix !

J’ai évidemment quantité d’autres projets. Plus prosaïquement, je cherche en ce moment à renforcer les voix féminines de la Schola et lance un appel à toutes les parisiennes qui souhaiteraient rejoindre notre chœur !

Merci beaucoup Henri !

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