La magie des mots, par Francesca Tremblay…

Publié le 21 mars 2015 par Chatquilouche @chatquilouche

Je te déteste.

Je veux faire sortir cette boule dans la gorge, mais je ne réussis pas.  Les hommes ne versent pas de larmes.  Elle grossit à mesure que je retiens mes sanglots.  Je me noierai si je continue et pourtant, je persiste à me la fermer.  Je m’en veux de ne pas réussir.  Je t’en veux de me retenir.

Je te déteste.

Toutes ces fois où tes silences ont fait saigner mes attentes.  Où tes mains ont volé vers mes joues si tendres.  Ces mains qui se resserraient sur mon poignet comme un étau.  Toutes ces fois, je m’en souviens parce que tu les écrivais sur les murs à coup de point final.  Tu écrasais mon ombre trop petite pour me défendre.

Les genoux meurtris par des prières silencieuses pour un Bon Dieu quelque part au-delà du plafond de ma chambre.  Au-delà des tuiles mille fois comptées.  Les camisoles blanches tachées de sueur.  Mes draps, souillés de peur.  Je me cachais sous le lit pour être protégé parmi les monstres.  Tu criais après le chien que j’étais et je cédais.  Ma saleté rebutait mes amis et leurs regards lourds de mépris me faisaient mal.  Ma différence, je la payais cher.  Les bancs d’école ont connu mes tremblements, mes soubresauts lorsque l’enseignant m’appelait et mes retards ont servi plus que de raison à faire de moi le cancre de la classe.  J’y ai cru longtemps.  Mais ce n’était rien.  Tout était moins mauvais que ce qui m’attendait, le reste du temps.  Je débarquais de l’autobus où j’avais peiné à me frayer un chemin à travers les jambettes et les surnoms.  Et j’empruntais le sentier de gravelle qui menait jusqu’à chez moi.  Je jetais un coup d’œil à cette vieille automobile rouillée dans le champ et je l’enviais.  Elle pouvait survivre dehors et pas moi.

Je me souviens encore des larmes versées en vain, des « Je t’aime » criés dans le noir de ma chambre.  Je voulais que tu meures.  Je voulais que tu m’aimes.  « Tu ne seras jamais un homme ! » que tu crachais entre tes dents avant de me frapper derrière la tête.  Un bruit sec sur mes cheveux en bataille.  J’enfouissais cette tête lourde dans mes épaules et je retenais mes gémissements.  Et jamais je ne le suis devenu, cet homme.  Je mouille encore mon lit quand je fais ces rêves qui me ramènent à la maison.  Je suis pris entre ces murs barbouillés par la pauvreté.  La fenêtre de ma chambre ne s’ouvre pas et je t’entends en sourdine railler au rez-de-chaussée.  Maman ne parle pas.  Elle n’a jamais pu dire quoi que ce soit.  Je sais que c’est le tonnerre qui gronde au loin, mais que la tempête approche.  Et là, j’entends tes hurlements poussés par l’alcool qui te grise.  Qui te dévore le foie.  Mon nom est un blasphème pour moi.  Je veux mourir !  Je ne peux même pas fuir.  Je n’ai nulle part où aller.  Ni refuge pour me réconforter.  Je vois ton ombre sous la porte et je me recroqueville dans un coin, les bras autour de mes genoux.  Je tremble comme une feuille.  Je suis foutu.  Tu vas me foutre une sale raclée.  La porte s’ouvre toute seule parce qu’elle n’a jamais eu de poignée et ta silhouette noire se découpe dans la lumière du couloir.

Arrête !  Ne fais pas ça.  Je t’aime, papa !

Et je me réveille couvert de sueur.  De l’air !

Je ne serai jamais assez fort pour me battre contre ce souvenir de toi.  Je crie dans l’oreiller pour étouffer ma peine.  Je suffoque presque.  Ce sanglot m’étrangle.  Même éveillé, je cherche l’air pour respirer.  Tu m’as brisé, papa.  Tu m’as brisé.  Mais être un homme, ce n’est pas être quelqu’un comme toi.  Être un homme c’est serrer dans ses bras l’enfant que j’étais et le rassurer que les éclairs pendant la tempête ne lui feront pas de mal.  C’est aussi de trouver à la vie une raison de dire merci et d’aider cet enfant à en faire autant.  J’aurais tellement aimé que tu sois cet homme, papa.  Mais même le temps ne peut pas tout effacer.  Les blessures s’ouvrent et chaque fois, se déversent sur les fragments de mes souvenirs comme des coulées de lave en fusion, effaçant les espoirs d’une vie qui aurait pu être autrement

Notice biographique

En 2012, Francesca Tremblay quittait son poste à la Police militaire pour se consacrer à temps plein à la création– poésie, littérature populaire et illustration de ses ouvrages.  Dans la même année, elle fonde Publications Saguenay et devient la présidente de ce service d’aide à l’autoédition, qui a comme mission de conseiller les gens qui désirent autopublier leur livre.  À ce titre, elle remporte le premier prix du concours québécois en Entrepreneuriat du Saguenay–Lac-Saint-Jean, volet Création d’entreprises.  Elle participe à des lectures publiques et anime des rencontres littéraires.

Cette jeune femme a à son actif un recueil de poésie intitulé Dans un cadeau (2011), ainsi que deux romans jeunesse : Le médaillon ensorcelé et La quête d’Éléanore qui constituent les tomes 1 et 2 d’une trilogie : Le secret du livre enchanté.  Au printemps 2013, paraîtra le troisième tome, La statue de pierre.  Plusieurs autres projets d’écriture sont en chantier, dont un recueil de poèmes et de nouvelles.

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)

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