"Arrête de parler"

Par Jeuneanecdotique
29 mars 2015

J'ai toujours eu des relations compliquées avec mon père.

Enfant, adolescente, et même adulte, ça ne s'arrange pas. Lorsque j'habitais encore sous son toît, j'avais eu le malheur de dire à quel point je ne voulais plus vivre avec mes parents. Ne plus vivre avec mes parents, cela voulait simplement dire : ne plus vivre avec lui.

A présent, je vis chez moi avec mon fiancé, j'assume 95% des dépenses, je m'occupe de tous les papiers, toutes les courses, et d'une partie des tâches ménagères. Mes parents ne s'occupent plus de rien, et j'en suis pourtant toujours au même point : mon père me rend malheureuse. Je n'aime pas être avec lui. Et j'emmerde royalement tous les cons qui ont parlé de moi sans savoir, qui me disaient conne et ingrate.

Depuis petite, mon père est celui qui m'a toujours écrasée pour s'étonner ensuite que je n'arrive pas à tenir debout, me sommant d'être heureuse car je n'avais aucune raison de ne pas l'être. Il est celui que je retrouvais en tout point dans mon premier amour : un homme égocentrique, agressif et dénué de toute objectivité. Quand je l'entendais rentrer à la maison, je me refugiais dans ma chambre. Quand je l'entendais monter à l'étage, je priais qu'il ne vienne pas me voir. Quand il m'adressait la parole, ça se terminait la majorité du temps en engueulade et en pleurs, roulée en boule dans mon lit. J'en venais donc à rêver qu'il ne m'adressse plus la parole.

Il me fait peur. Pas qu'il soit forcément violent. Il me fait peur, car je sais qu'à chaque fois que je suis avec lui, je prends le risque qu'il m'en envoie plein la gueule, et que je finisse encore comme la gamine blessée, malheureuse et en colère, parfaitement à son image. C'est toujours ce que je suis, par sa faute. Aujourd'hui, j'ai enfin osé dire : "Y a quelqu'un qui va oser ouvrir sa gueule ou pas ?" pendant qu'il me hurlait dessus pour une raison futile devant toute la famille. L'espace d'un instant, j'en ai eu marre de subir, de le laisser me dicter ma manière d'être. Ma mère s'est décidée à lui dire de se calmer.

Quand j'ai dit à ma grand-mère qu'elle m'avait mis un peu trop de poisson dans mon assiette, et que je ne finirais sûrement pas tout, j'ai eu le droit à un "arrête de parler". Quand je lui ai dit que je parlais si je voulais, que la liberté d'expression et ses "Je suis Charlie" ce n'était pas sélectif, il s'est énervé et m'a expliquée par A+B à quel point il fallait que je la ferme, qu'on s'en foutait de ce que j'avais à dire.

Il a beau être mon père, rien n'autorise autant de méchanceté. Rien n'autorise un père à restreindre sa fille de 22 ans dans ses paroles à un repas de famille. Je ne suis plus la gamine qu'il faisait pleurer pour une sombre histoire de linge sale, de porte des toilettes à laisser ouverte sous peine de guerre nucléaire et de bouton de salle de bain à ne pas allumer trop fortement. Je ne suis plus la gamine de quinze ans qu'il a baffé car elle avait eu l'audace de prendre un bout de pain qui apparemment lui appartenait, ce qui a valu la crise d'hystérie du siècle. Je ne suis plus cette gamine qui n'avait pas d'autre choix que d'habiter avec lui, en souffrant quotidiennement de sa présence.

Je ne suis plus cette gamine, et pourtant, mes sentiments sont intacts. Il me fait toujours monter les larmes aux yeux quand il est décidé à me pousser à bout. Il me fait toujours bouillonner d'une rage douloureuse quand il veut m'empêcher de parler, de penser. Il me fait toujours souffrir quand j'ai l'impression de ne pas être appréciée par mon propre père pour ce que je suis. Il me fait toujours bouffer de ce sentiment d'injustice, quand je le vois s'acharner et que personne ne moufte. Pourtant, si ma grand-mère se décidait un jour à lui dire de fermer sa bouche, il ne piperait pas mot. Sa petite chose, c'est moi. C'est tellement facile de s'en prendre à moi. Je suis jeune, je suis sa fille, et si je lui disais vraiment ce que je pense de lui et son comportement, je deviendrai la méchante. L'ingrate. 

Je n'arrive pas à rester de marbre face à lui. Il est toxique. Il n'a jamais été comme ma mère. Ma mère qui me câlinait quand je pleurais à cause des garçons. Ma mère qui annulait ses soirées quand elle voyait que j'étais déprimée, pour rester avec moi, même si elle savait que j'allais rester enfermée dans ma chambre. Ma mère qui d'un seul coup d'oeil a toujours su quand ça n'allait pas, tandis que mon père éclatait de rire quand il remarquait que j'avais pleuré. Ma mère qui m'a toujours dit que j'étais belle, quand mon père me répétait sans cesse de perdre ce poids, que ce n'était pas joli. Ma mère qui n'a jamais émi un doute sur mon intelligence, quand mon père me traitait limite de conne pour des histoires d'assiettes et de couverts. Ma mère qui a toujours tout fait à la maison et qui n'a jamais rien demandé, tandis que mon père se plaignait dès qu'une casserole n'était pas disposée dans le placard de la manière dont il voulait. Ma mère qui ne m'a jamais faite pleurer, d'aussi loin que je me souvienne. Quand mon père est celui pour qui j'ai versé le plus de larmes...

Je serai toujours cette gamine. Malheureuse, face à lui, sous le poids de ses mots et la durceur de son regard. Et pourtant, je mérite mieux que ça. Je mérite de grandir, de passer à autre chose, de me défaire de cette dépression qu'il a tissé autour de moi. Et dont, depuis sept ans, je n'arrive pas à me défaire.

Je l'aime.

Mais c'est tout.