Journal d’une femme de chambre : la Rigidité du Plumeau

Publié le 02 avril 2015 par Robin Miranda Das Neves

La fascination des cinéastes pour Le Journal d’une Femme de Chambre (1900) d’Octave Mirbeau semble sans faille. Benoît Jacquot offre une quatrième adaptation à l’histoire de Célestine, cette femme de chambre parisienne allant officier chez des nantis provinciaux. Dans ce contexte, sa version souffre de ne pas dégager la fraîcheur d’une œuvre nouvelle et s’alourdit de l’obligatoire comparaison avec ses prédécesseurs, notamment l’adaptation réussie de Luis Buñuel (1964). Pour éviter la redondance, Jacquot se doit de trouver son propre langage visuel éloigné de la contemporanéité du réalisateur espagnol. Il choisit alors, comme pour Les Adieux à la Reine (2012), une sorte de classicisme moderne alliant la désuétude des fondus à la pseudo-modernité de la caméra à l’épaule. Se dégage alors une forme curieuse, tout de même académique, qui affirme la volonté de Benoît Jacquot de justifier son adaptation dans le moindre plan.

Le réalisateur français cherche également à trouver un schéma narratif nouveau et signifiant qu’il pense obtenir dans un récit fragmenté par des flash-backs. Dans ce récit-miroir, l’enfer social du présent (le service chez les Lanlaire) se fait le triste reflet du fantasme du passé (le service auprès de Georges) où Célestine avait « une chambre de maître » comme elle s’enorgueillit auprès de Marianne et de Georges, les autres domestiques de la maison normande. Néanmoins, Jacquot tombe dans un didactisme qui rend visible les ficelles que Mirbeau avait soigneusement dissimulé dans son roman. La fascination pour Célestine, jouée par Jeanne Moreau dans la version de Buñuel, tient justement dans le flou de sa condition et dans le non-dit de son déclassement social parmi les domestiques. Par ce choix, Jacquot cherche surtout à apporter une mosaïque de récits et de sentiments qu’il tend alors à une Léa Seydoux convaincante. Cependant en ouvrant son récit au passé, il s’oppose à la dynamique même du récit : celui d’enfermer Célestine dans le microcosme que forme la maison des Lanlaire comme symbole de la bourgeoisie provinciale. C’est dans l’hermétisme de cette société que Le Journal d’une Femme de Chambre de Mirbeau tenait aussi bien sa force critique que sa subversion au travers du regard d’une domestique, fait rare dans la littérature du début du XXe siècle.

Ces flash-backs recouvrent alors le récit de Célestine chez les Lanlaire forçant Benoît Jacquot à élimer ce dernier, dans les 95 minutes qu’il octroie à son adaptation, pour en faire uniquement des scènes clés censées être signifiantes. Cependant en abusant de raccourcis, il fait des personnages de Mirbeau des archétypes monolithiques. La comparaison entre le traitement de Célestine par Buñuel et par Jacquot montre le basculement de l’œuvre vers le feuilleton. Alors que le premier faisait de cette domestique un obscur objet du désir se complaisant dans sa séduction et dans la place de dominante qu’elle obtient, la seconde n’est qu’envisagée que par de phrases véhémentes chuchotées aux spectateurs pour montrer sa véhémence. Ainsi, elle n’avance que par la haine de sa condition sans le plaisir malsain de pouvoir détruire un microcosme qu’elle prédomine par ses charmes. La Célestine de Jacquot n’a ni ambivalence ni aspérité d’autant plus qu’elle ne vit dans la seconde moitié du long-métrage qu’aux travers sa fascination, que le cinéaste ne parvient pas à rendre palpable, pour Georges (Vincent Lindon) le jardinier.

Ce dernier est également réduit à n’être que l’archétype d’une virilité passéiste où les paroles tiennent plus du grognement. Alors qu’il était chez Mirbeau (et chez Buñuel) le défenseur d’un conservatisme en plein délitement qui le poussait à la haine des juifs dans un contexte post-dreyfusard, il ne devient plus qu’un antisémite dont les motifs sont survolés dans une seule et unique scène. En époussetant ainsi ses personnages de toute substance autre que servant le personnage de Célestine (déjà affadi), Jacquot supprime les thématiques qui faisaient l’intérêt du Journal d’une Femme de Chambre de Mirbeau. Ainsi, le traitement des nantis provinciaux est seulement entraperçu au travers des guignolesques Madame Lanlaire (Clotilde Mollet) et Monsieur Lanlaire (Hervé Pierre). Outre une scène lourdingue où une tenancière de maison close aborde Célestine, le cinéaste français parvient néanmoins à montrer la position des bonnes à la fin du XIXe. La « servitude dans le sang » comme le dit Célestine, elles sont assimilées à des filles de joie : « vous pourrez avoir de la chance avec de la conduite », sous-entendu être engrossée, dira la placeuse.

Malgré cela, Journal d’une Femme de Chambre est coincé dans sa propre rigidité avec des personnages qui ne sont pas assez traités pour exister pleinement et être autre chose que des entités monolithiques. Benoît Jacquot semble perdu entre un récit qu’il veut novateur et des raccourcis censés être comblés par la connaissance des spectateurs de l’œuvre d’Octave Mirbeau.

Le Cinéma du Spectateur
☆ – Mauvais