Jour 63, Sylvain : ROBERT FORSTER, The Evangelist (2008) - 2ème partie

Publié le 30 mai 2008 par Oagd


  Robert Forster, dans l'atelier de Youri Gralak

(Le résultat de ce travail accompagnait la première partie de notre article)


L'album est en écoute intégrale ici.


2ème partie

Tous les articles parus sur The Evangelist l'ont rappelé : il y eut autrefois des albums « solo » de Robert Forster et Grant McLennan, pendant leur séparation des années 90.

Mais, d'une façon étrange, la différence de leurs écritures, perceptible sur les albums des Go-Betweens, et qu'on eût imaginé se creuser là, s'estompait au contraire, tous deux flottant alors dans une même indifférenciation internationale, une sorte de folk sans racines, pour ne pas dire l'atroce catégorie du classic rock. A Robert cependant la meilleure chanson solo : Fortress, sur Warm Nights, 1996, produit par Edwyn Collins. A Grant le plus mauvais disque de tous les temps : Watershed, 1991. [C'est d'ailleurs en disant cela à Julien, sur le canapé de son ancien appartement parisien, il y a deux ans, que j'appris le décès de Grant McLennan, Julien m'ayant répondu : « Enfin... paix à son âme. » J'ai pris une gorgée de thé, je n'ai pas répondu tout de suite, j'ai prononcé enfin : « Comment ça, "paix à son âme" ?! » et quelques instants plus tard j'avais le souffle coupé par la stupéfaction et l'angoisse.]

Tandis que leurs chansons, au sein des Go-Betweens, ne se contentaient pas de s'équilibrer entre elles, pour une économie générale de l'album, non : au sein de chacune, même signée et chantée par tel ou tel, seule la présence de l'autre, de l'un pour l'autre, portait la composition vers la pop. (La pop : mélange indécidable de romantisme et de « réel ».) Et c'est sur ce socle solide : ne pouvoir faire de la pop qu'ensemble, qu'ils s'amusaient alors à laisser filer leurs différences. A l'un les chats dans les contre-allées, rêvant d'oiseaux qui sont bleus, à l'autre les photos de sa femme dans les bras de l'amant, photos que tu ne pourras pas nier, hein qu'est-ce que dis-tu de ça morue, etc. A l'un les jolies harmonies, à l'autre les postures viriles jusqu'à la drôlerie.

Mais pop, à deux, seulement.

The Evangelist comprend trois compositions de Grant, dont l'historique Demons Days. C'est la raison la plus superficielle, mais suffisante, pour faire de cet album le dernier des Go-Betweens.

Le dialogue de Robert et de Grant concerne la question du temps. Il est logique qu'il se poursuive ici, par-delà la séparation, dans le temps arrêté du deuil. Justement, Robert, le plus « furieux » des deux, a toujours semblé se consumer sur place, dévoré par un puissant désir d'arrêter le temps (encore aujourd'hui, sur Don't Touch Anything : « Maintenant que j'ai appris à vivre, à supporter ça, dit Robert en substance, surtout ne changez plus rien ») ; tandis que Grant, le plus doux, considérant que le temps est un ami, s'abandonnait à son lent passage. « Parler du lendemain, c'était déjà pour lui du très long terme », dira Robert dans un hommage. Robert et Grant, ce n'était donc pas : le foufou et le raisonnable, mais plutôt : Robert qui sent que le temps file, que demain est déjà là, et sur ce constat redouble d'inquiète énergie ; et Grant qui, « aujourd'hui » comme hier, dérive sur le cours du temps.

Robert, sur son frère David suicidé : « Il aurait pu rester, mais il partait toujours parce qu'il aimait la pluie ».

Rester. Ne pas chercher plus loin, creuser sur place, comme disait Robert Bresson. Telle est bien l'obsession de Robert Forster. Chanson après chanson, il n'aura eu de cesse de se trouver des angles à quoi se tenir, histoire d'avoir le temps de poser son regard.

Tout est quasi simultané, mais s'il fallait découper cette écriture en étapes logiques, je dirais : l'immobilité autorise le regard ; le regard autorise la parole.

Dans les clips des Go-Betweens où c'était Grant qui chantait, parfois Robert n'avait pas grand-chose à faire et on le découvrait immobile, adossé à une poutre, plus raide que la poutre, l'œil assez enfoncé dessinant une cavité d'ombre. La nuque un peu trop droite, pour que ce ne soit pas le fruit d'un système conscient de représentation.

Sauf qu'à la différence d'un film, où le temps, qu'on le veuille ou non, dès qu'on dit « action » se met à passer dans l'image, composant ainsi le plan, la musique ne cesse de refaire le silence. Dès qu'on joue quelque chose, le silence revient. Il va donc falloir soit jouer mille choses, c'est la solution virtuose, jazz-rock, musico-musicienne, - soit jouer la même chose répétée, c'est la solution rock (Robert a un jour écrit un refrain qui disait : « Too much of one thing », un trop-plein d'une seule chose), - soit, plus rarement, inventer une formule qui ne soit ni tout à fait le clonage perpétuel du même, ni l'errance atonale ou hirsute : c'est la pop.

Et comme l'a dit Emmanuel Burdeau : la pop est rare.

Alors Grant remettait en mouvement, sans lui porter atteinte, la rigidité volontaire de Robert. Sur la photo d'Oceans Apart, leur dernier album « officiel », ils sont comme figés dans un long couloir mais à leurs pieds, qu'on ne voit pas, leur attitude pourrait suggérer la présence d'un tapis roulant. Grant, par son sens du rêve et de l'harmonie, offrait l'évanescent, le non-répété, et Robert se tenait dessus, surfant immobile le tapis roulant. [Dans l'ironique chanson Surfing Magazines, en 2000, Robert : « On va se prendre un combi et aller de plage en plage / ... Être le genre de personnes que les autorité ne peuvent attraper. »] En réponse au « furieux immobile », le « doux » Grant donnait le mouvement par la force de l'imaginaire et du rêve, ses chansons suggérant plutôt l'homme allongé, fermant les yeux, les mains sous la nuque, laissant aller sa tête de droite et de gauche, en se berçant d'un petit souffle d'air, l'été. [Son décès allongé étant le retournement dramatique de cette béatitude qu'il avait consacré sa vie à offrir aux autres.] Les Go-Betweens étaient le duo d'un furieux immobile et d'un endormi en mouvement. The Evangelist est leur dernier album.

C'est très perceptible sur Did She Overtake You : l'élément répété, est un élément assez complexe, très court, mais dédoublé. Entre les deux pôles qui se maintiennent dans la répétition se dessinent deux lignes parallèles, formant une bande. On peut pratiquement visualiser cette bande qui se déploie devant nous, à la façon d'une caméra sur un rail de travelling. Robert Forster ne « décolle » jamais dans un mouvement à la grue, mais, restant bien sur sa ligne, se contente d'incliner ou redresser, sur son axe, son appareil de prise de vues.

J'ai un exemple cinématographique, mais comme peu de gens l'auront vu, je vais décrire : Obreras saliendo de la fabrica, un court-métrage de 2005, du réalisateur chilien José Luis Torres Leiva, découvert en ce qui me concerne au FIDMarseille 2006. De jeunes ouvrières sortent de l'usine, avec leur maman. Elles marchent dans la rue. Soudain, la caméra se redresse vers les arbres, vers le ciel, et y demeure un moment, sans cesser parallèlement d'avancer. Un jour, je revois ce film avec mon père. A peine le cadre s'oriente-t-il vers les arbres, que mon père, dubitatif, m'interroge : « Qu'est-ce qu'il filme, là ? » Je réponds sans réfléchir : « Le sentiment de liberté après le travail ». Sauf que la caméra ne peut pas partir trop haut, ce serait le mensonge habituel, niant la fatigue de la journée de travail. C'est exactement ce que fait Robert : il ne nie pas la fatigue, il connaît le travail (Born to a family / a family of workers, chantait-il sur Oceans Apart avec son habituelle autorité). Il reste sur son rail, simplement il imprime à sa « caméra » des mouvements vers le ciel et des mouvements vers le sol. Le mouvement est très court, sur son axe, mais le regard est long. Vers le ciel, il porte aussi loin que sa capacité propre. Vers le sol, il marque la plongée de l'individu dans un abîme de réflexion.

Cet homme debout, immobile, lève les yeux, les baisse ou les maintient sur une même ligne, mais pense, et s'émeut. Tout cela, dans le mouvement comme celui d'un tapis mécanique, qui est la reproduction d'un même, mais un « même » suffisamment dédoublé et ambigu pour que sa répétition ne lasse personne pendant trois minutes. - On a le droit d'y reconnaître la formule du Pablo Picasso des Modern Lovers. Et ce n'est pas un hasard si Peter Milton Walsh, de The Apartments, qui joua quelques semaines avec les Go-Betweens à leurs débuts, put ensuite dire : « Je voulais être Bob Dylan, eux voulaient être Jonathan Richman. »

Voilà pour l'enquête. Robert Forster examine toutes les pistes. Cet album The Evangelist se laisse traverser de ces pistes. Reste le deuil, ce bloc. Et sa réponse humaine, dérisoire : l'hommage au disparu. Voyons comment l'homme s'y prend.

Chanson d'ouverture : lente, posée, If It Rains, mine de rien, entreprend de fissurer le bloc du deuil. Il faut le casser pour que cet album existe. Alors Robert dit : If it rains... / We'll be thankful / That it came... Trois segments de phrase, trois temps différents du verbe. Présent, futur, passé. Soit le temps classique, un peu dans le désordre. Un premier tour vient d'être joué à la mort. Il y a ici des fragments de temps. C'est au moins ça. Il va falloir que le temps passe à nouveau, pour que l'amour continue [Love Goes On, c'était un titre de Grant autrefois ; ce fut le premier titre qui me vint avant de trouver On a Good Day. Mais On a Good Day, la chanson de Tim Keegan, figure sur un album dédié à la mémoire de Grant McLennan, « sorely missed ».] Robert a retenu la leçon de Grant. A défaut de pouvoir encore dire : passé, présent, futur, il met au moins en scène les trois éléments. Et il le fait avec une parole (« S'il pleut / Nous serons reconnaissants / Que cela soit venu ») qui est une parole d'acceptation et de bénédiction, une parole archaïque : remercier le ciel pour la pluie qui va faire du bien aux bêtes. Pour ne pas crever de tristesse, Robert se souvient qu'il a toujours obéi au principe de réalité. Il n'a jamais posé à l'artiste, avec des privilèges, échappant au sort commun des hommes. Il se sait différent, mais se place sur le même plan : dans une autre chanson sur son épouse allemande, il s'excuse auprès d'elle, dans un sourire, pour l'avoir fait venir dans ce désert où les voisins sont hostiles. Peut-être, mais face au désert au moins tous sont égaux.

Seconde chanson : Demon Days, laissée inachevée par Grant et donc complétée par Robert ; celui-ci la chante quasi comme le défunt, modulant sa voix, proche de l'imitation. Après avoir bouleversé les étapes du temps classique, et donc renvoyé dos à dos le furieux immobile et l'endormi en mouvement, il se consacre à l'hommage. Il procède avec méthode, et commence par le moins sophistiqué de tous les hommages : l'imitation, c'est-à-dire la fusion impossible avec l'absent, la réincarnation dérisoire. Au repas d'enterrement soudain quelqu'un dit une phrase du disparu en l'imitant à demi. Mais pour ne pas faire les choses à moitié et convoquer, convoquer encore celui qui est mort (et cette convocation fonctionnera chaque fois que quelqu'un écoutera la chanson), Robert Forster confie les arrangements à Audrey Riley, qui n'avait plus croisé la route des Go-Betweens depuis 1986 et le grand Liberty Belle and The Black Diamond Express.

Voilà pour l'hommage massif. A l'autre bout de l'album, la chanson symétrique, l'avant-dernière, It Ain't Easy, propose un hommage sophistiqué, d'artiste accompli. A l'acceptation virtuelle du début (« S'il pleut... », mais il peut encore ne pas pleuvoir), Robert regarde bien en face l'inéluctabilité de la séparation. Pour ce faire, il creuse une mise en abyme beaucoup plus profonde, et cruelle : mettant des paroles sur une musique de Grant, utilisant ce temps de parole offert à lui par l'ami mort, il écrit puis il chante : « J'écris cet hommage sur une musique que tu avais composée ». Ce qui revient tout de même à souligner que l'autre avait sans le savoir composé la bande-son de sa propre oraison, genre : creusé sa tombe. Robert le bon vachard est de retour. Mais cette cruauté se dirige aussi contre lui, vous, moi, c'est la nudité même de notre condition qu'il examine avec cette force. Passent alors des mots d'évocation et de perte, mais c'est surtout la pensée de ce pauvre Grant composant cette musique sans savoir ce qu'il est en train de faire, qui profondément nous atteint.

Et il se passe alors quelque chose de rarissime : c'est la musique qui joue le rôle du texte. Voilà le miracle seul réussi par la mort - et l'artiste qui la défie.

Dernière chanson maintenant. Robert a survécu. Il a « fait » l'ami, il passe maintenant au frère suicidé : « Ce que tu détestais, je le déteste aussi. » Autrement dit : ça aurait pu être moi. Sauf que ce n'est pas moi, la preuve. Ce qui t'a tué, d'une certaine façon, me donne l'énergie de vivre. [Je suis vivant, et tu es mort.]