La Communauté de l'Interrogation

Publié le 01 juin 2014 par Feujmaroc

C'est toujours avec appréhension que le juif reprend contact avec le Maroc lorsqu'il s'est absenté plusieurs semaines. Tellement de choses peuvent se produire dans ce pays en pleine mutation et que l'on croyait stable jusqu'au coup de semonce de Skhirat du 10 juillet 1971. Qui retrouvera-t-on ? que retrouvera-ton ? qui des visages familiers aura quitté cette terre autrefois bénie et à laquelle on s'arrache toujours avec douleur ? Paradoxe d'une situation où le drame est dans l'interrogation que chacun se fait quotidiennement. Faut-il rester, peut-on rester, y a-t-il un avenir dans ce pays avec lequel on se sent attaché par les mille liens d'une histoire millénaire, d'une activité qui a été riche, d'un climat envoutant, d'une coexistence avec une population foncièrement accueillante et paisible, même si elle est travaillée aujourd'hui par tous les courants venus du Moyen-Orient en crise et que la démagogie monte en épingle malgré leur échec patent. Comment expliquer autrement l'attachement de la communauté juive à un pays qui est pour l'occidental " en danger potentiel", sinon par cet enracinement que les historiens font remonter au second Temple, et par ce libéralisme indiscutable qui est la marque du Maroc depuis son indépendance et que l'étranger découvre avec émerveillement.

L'attentat manqué du 16 août dernier n'a pas eu les effets "liquidateurs" que l'on pouvait penser. Certaines communautés, Tétouan entre autres, dont le ciel a été le témoin de la tragédie, ont connu une diminution notable, mais dans l'ensemble il n'y a pas eu d'exode. Plusieurs centaines de juifs, plus d'un millier peut-être ont coupé les amarres. Les autres ont été rassures par la déclaration royale lors de la conférence de presse qui réaffirmait l''attitude traditionnellement égalitaire et favorable de la dynastie alaouite à l'égard de la population juive marocaine. A Casablanca, où sont concentres les trois quarts des 35 a 40.000 juifs du pays, le visage de la communauté n'a pas sensiblement changé. Les fêtes de Tichri se sont déroulées avec la ferveur habituelle - y compris la prière solennelle pour le Roi, le jour de Kippour à la grande synagogue Beth-El en présence des autorités préfectorales. La célébration de Simhat Thora a revêtu l'éclat et la liesse que l'on souhaiterait pour beaucoup de synagogues à travers le monde. Les écoles juives primaires et secondaires ont ouvert leurs portes a un nombre d'élèves qui approche celui de la rentrée d'octobre 1971 : celles d'lttihad - qui prolongent la belle œuvre marocaine de l'Alliance israélite universelle, celles prolifiques d'Otsar Hatorah, celles des Lubavitch, de l'O.R.T., des communautés - en tout plusieurs milliers d'élèves juifs assis très souvent côte a côte avec des camarades musulmans dans une proportion allant de 5 a 20 %. La structure communautaire (associations, foyers, dispensaires, garderies, mouvements de jeunesse...) demeure intacte malgré le départ de quelques cadres. Les spectacles ne désemplissent pas, les rues commerçantes sont actives, et les boucheries, charcuteries et pâtisseries " cacher " maintiennent leur débit. Les mariages ainsi que dans les autres villes revêtent le même faste, avec leur soirée " orientale " où les belles juives rivalisent de beauté et de grâce dans leurs caftans brodés. Le samedi les synagogues restent très fréquentées et les rues " juives " retrouvent leur air de fête. Le Maroc est encore un des pays où la vie juive semble une chose harmonieuse et naturelle. Comme chaque année la prière à la mémoire de Feu Sa Majesté Mohammed V, a réuni pendant le Ramadan en présence du gouverneur et de ses collaborateurs une foule très nombreuse a la synagogue Beth-El. Et comme chaque année à Ramadan - période durant laquelle la campagne du sang est nécessairement ralentie auprès des musulmans - l'appel de l'O.S.E. a la population juive a été très suivi et la collecte du sang abondante.

II est difficile a travers les communautés de se faire un avis précis des sentiments les plus répandus et qui oscillent entre un pessimisme éprouvant et un optimisme déconcertant. Tel commerçant se plaint, outre 1'instabilité, du " marasme total " sans pour autant diminuer son train de vie. Tel médecin se refuse à voir une insécurité quelconque "puisqu'il a décidé de rester au Maroc ". Tel agent immobilier souligne la " confiance aveugle " dont il jouit auprès des riches marocains et tel avocat " n'a pas a se plaindre de la situation ". Mais tel industriel ne sait pas "comment s'en sortir après les investissements réalisés" et tels autres protestent contre la suspicion dont sont victimes les juifs de la part des équipes de la douane - qui trouvent il est vrai d'excellents payeurs auprès des juifs et des européens alors que les musulmans ne se laissent pas facilement impressionner. Et combien de mères de famille sont tiraillées entre leur souhait de s'installer ailleurs et celui de poursuivre ici une vie plus facile.

Comment, des lors, dans ce contexte psychologique et dans le contexte politique plus général, avancer une prophétie ou même un pronostic ? La communauté juive marocaine est-elle appelée a disparaitre ? Il ne le semble pas dans un avenir prévisible. Qui le souhaite ici ? Ni les musulmans avertis - a tous les échelons - qui regrettent sincèrement le départ d'excellents techniciens, de conseillers, d'hommes de confiance, de bons voisins, d amis; ni toute une fraction de juifs qui savent les difficultés qui les attendent ailleurs et que leurs voyages ou leurs contacts extérieurs leur révèlent; sans parler de l'appréhension générale qu'ils éprouvent a la pensée de l'éclatement de traditions qui sont leur raison d'être. Et il faut également mentionner ceux - lis ne sont pas rares ? - qui parlent des relations judéo-arabes comme d'un germe positif pour le futur. Le juif reste encore le trait d'union entre "un Orient qui s'ouvre et un Occident qui s'adapte ". Le Maroc a certainement intérêt, quelle que soit l'orientation qu'il pourra choisir a maintenir la politique de libéralisme qui est la sienne aujourd'hui - circulation, enseignement, institutions, professions... s'il veut conserver une communauté qui représente un réel capital productif et bénéfique dans de nombreux domaines. La vie et l'histoire, certes, ne se règlent pas au niveau de la décision. La réalité est celle de la rue ou le rapport humain est déterminant. Certains - mais comment savoir qui: juifs, musulmans, étrangers ?... - se plaisent à faire courir des bruits alarmistes, presque toujours sans fondement. Car la sécurité quotidienne est indiscutable. Comme s'ils voulaient disposer d'un groupement humain en le vidant de toute sa signification; hospitalité, chaleur humaine, philosophie, optimisme de la vie, valeurs culturelles, et en le projetant dans un monde qui ne l'attend pas, de dureté et d'individualisme égoïste. Au fond de toutes les consciences, les changements se préparent: on voudrait rester, on se prépare à un départ éventuel. La terre d'accueil marocaine qui a vu la floraison de noms illustres et d'autres qui le seront quand justice sera rendue à la contribution sépharade au patrimoine juif, pourra-t-elle demeurer la seule terre arabe à ne pas rejeter ou étouffer " ses " juifs ? Ce ne sera pas faute de ces derniers tout prêts à maintenir leur apport positif. Aucun jugement couvrant la réalité d'Agadir et Marrakech à Casablanca, de Rabat, Meknès et Fès a Tétouan et Tanger, ne peut être exhaustif et continuera de buter sur l'interrogation. Cette belle communauté s'est réduite des 7/8 en 20 ans au bénéfice d'autres pays comme ce fut le cas au 15ème siècle espagnol. Israël en tout premier lieu, l'Europe et principalement la France et l'Espagne, le Canada, le Venezuela pour les juifs marocains de langue espagnole, comptent maintenant des groupements marocains actifs et prospères. Les liens sont restés nombreux avec les familles extérieures. Des cadres communautaires, enseignants surtout, sont encore " fournis " par le Maroc. De nombreux étudiants, notamment en France, poursuivent des études brillantes et reviennent volontiers pour les vacances, se " ressourcer" au soleil familial et géographique.

L'interrogation demeure. Que restera-t-il dans un an, cinq ans, dix ans ? Les souhaits s'attachent plus au questionneur qu'à la réalité. Sauf imprévu, la population juive marocaine qui a déjà déserté les mellah à flanc de montagnes et les bleds du sud, qui a pratiquement disparu des villages, devrait encore diminuer dans les villes de l'intérieur et se concentrer à Casablanca, tout en maintenant également un lent écoulement vers l'extérieur. En définitive il semble probable que Casablanca conservera un noyau important de juifs avec ses structures vivantes et que les principaux centres urbains garderont des ilots de peuplement. Que feront les jeunes, dont encore un grand nombre est fixe dans le pays. Pourront- ils et voudront- ils s'adapter aux mutations ? Une question qui s'ajoute a l'interrogation.

H. OZER

Information Juive, 15.12.1972