Chaînes de fatwas et fatwas à la chaîne

Publié le 09 avril 2015 par Gonzo

Combien y a-t-il de “chaînes religieuses” dans le paysage médiatique arabophone ? Des dizaines et même des centaines en fonction de ce que l’on met sous cette expression, difficile d’être plus précis. Si quelques-unes sont chrétiennes, la plupart sont bien entendu musulmanes. Preuve s’il en était besoin qu’il ne s’agit pas toujours d’une affaire de dévotion, leur présence massive dans l’offre médiatique arabophone est incontestablement liée aux aléas de l’économie-politique. Sur le long terme, l’accroissement phénoménal de l’islam médiatique s’est inscrit dans un vaste processus de libéralisation du secteur des télécommunications qui, durant les dernières décennies du XXe siècle, a accompagné la prise de contrôle progressive des médias arabe par les fortunes du Golfe. Sur le court terme, la fermeture brutale de nombreuses chaînes, au gré des circonstances, confirme la réalité des enjeux de pouvoir derrière les justifications cultuelles. Par exemple, lors du coup de force du maréchal Sissi en Egypte en juillet 2013, au moins six stations spécialisées ont disparu : Misr 25 pour la plus célèbre, proche des Frères musulmans, mais également Al-Nas, Al-Rahma, Al-Hafez, Al-Nada, Amjad. Certaines ont revu le jour à Istanbul.

Dans le business de la production télévisuelle, le religieux est un bon produit. C’est une ligne éditoriale qui ne réclame pas de gros investissements car la plus grande partie de ce qui est diffusé est libre de droits, ce qui est loin d’être le cas pour les matchs de foot ou les feuilletons lesquels, il est vrai, assurent tout de même un nombre d’auditeurs bien plus importants ! Cependant, il y a toujours un public pour les images pieuses et, même si l’affaire n’est pas nécessairement ce qui se fait de mieux en termes de rentabilité, cela reste une bonne action dont les bénéfices seront touchés un jour ou l’autre, dans l’au-delà s’il le faut ! En plus, sur ce segment du marché, les compétences sont tellement nombreuses depuis qu’on a créé à tour de bras des filières spécialisées dans l’enseignement supérieur que les animateurs − les animatrices aussi depuis assez peu − s’embauchent à des prix bradés.

Justement, le “dérèglement du marché des biens religieux” n’est pas sans poser quelques problèmes à la profession. Traditionnellement, celle-ci est la chasse gardée des “hommes de religion professionnels”. Un oxymore en principe dans les sociétés d’islam (sunnite en tout cas) où, comme on le répète à loisir sans trop y réfléchir, “il n’y a pas de clergé” !  De tout temps cependant, et plus encore depuis l’arrivée des communications modernes (l’imprimerie au XIXe siècle), une formation religieuse, c’est-à-dire la maîtrise de la langue cultuelle (l’arabe dit “classique”, qui est de moins en moins un prérequis) et la capacité à manier les références religieuses ont été source de rétributions, par forcément symboliques. Avec la massification relativement récente des pratiques culturelles, le processus s’est accéléré et on a ainsi vu défiler, pour s’en tenir aux cinq dernières décennies, diverses générations de stars religieuses qui ont fait ce que l’on peut appeler “les trois âges de l’islam médiatique” : l’islam radiophonique, l’islam cathodique et désormais l’islam numérique.

Cette explosion du marché de la religion pose naturellement toutes sortes de problèmes. Il y a à peine plus d’un siècle, les fatwas étaient émises par une corporation de spécialistes, très limitée en nombre, qui donnaient leur point de vue, essentiellement sous une forme orale. Ces avis, que rien ou presque ne règlemente dans la réalité des faits même s’ils doivent respecter, en principe, des règles techniques très rigoureuses, sont aujourd’hui proposés par tout un chacun. Et, surtout, ils circulent en tous sens dans l’espace numérique : après les sites spécialisés et leurs banques de données qui permettent de retrouver la réponse propre à résoudre une question à la vitesse de l’éclair, les réseaux sociaux se sont mis de la partie, avec des producteurs de fatwas qui utilisent désormais des comptes Facebook ou Twitter. On comprend dans ce contexte que le cheikh d’Al-Azhar se soit écrié, l’été dernier, que l’anarchie des fatwas sur les chaînes satellitaires pervertissait les jeunes générations !

A cette occasion, il proposait son remède, à savoir la création d’un giga-site de fatwas en ligne, avec la garantie de l’institution qu’il dirige, considérée (par lui et ses collèges) comme la référence absolue. Pour trouver une solution au déluge “d’avis juridiques” parfaitement ridicules, y compris pour la plupart des religieux eux-mêmes, cheikh Qardhawî − autorité incontestable pour les uns, parangon du cheikh aux ordres du pouvoir pour les autres − proposait il y a quelques jours encore la création d’un Haut Institut de la fatwa. Autant de propositions qui, bien entendu, n’ont aucune chance d’aboutir, comme celles qui les ont précédées ou celles qu’on imaginera encore. Entre autres raisons parce qu’il est totalement impensable qu’on puisse imposer une véritable régulation, à la fois économique et politique, à l’industrie très florissante de la fatwa.

Le “marché du religieux” est en effet voué à rester “libre”, et pour longtemps encore. Même si l’Arabie saoudite s’efforce, non sans quelque succès, d’imposer sa conception de l’islam dans le monde arabe et même au-delà, on ne voit pas comment elle pourrait”coopter”, même avec beaucoup d’argent, toutes les voix qui parlent au nom de cette religion. D’autant plus que le contexte actuel rend le “coût d’entrée sur le marché” très bas, en termes économiques mais également du point de vue des compétences. Il est donc certain que l’on verra encore longtemps des polémiques comme celle qui fait couler beaucoup d’encre ces jours-ci en Egypte. Un certain Islam al-Beheiry met en fureur la vénérable Al-Azhar parce qu’il propose une lecture assez contestataire des textes de référence (à commencer par les plus célèbres des recueils de hadiths). Il n’a pas forcément fait de longues études théologiques mais il a la langue bien pendue, le sens de la répartie et un certain bon sens, qui lui permettent de l’emporter facilement dans les controverses publiques sur ses contradicteurs plus officiels. Vexée, la vieille dame de l’orthodoxie cairote (Al-Azhar) fait pression sur les diffuseurs, tout en saisissant la justice pour “propagation d’une idéologie extrémiste, insulte à l’encontre des clercs musulmans et tentative de déstabilisation de la tranquillité publique”, rien que cela !

Malheureusement, tout cela n’est pas très nouveau et, tant que la fatwa reste un produit aussi demandé, avec de très nombreux “annonceurs” politiques (comprendre “décideurs”) prêts à financer (directement ou indirectement) la production, le marché ne peut que continuer à croître en volume. Avec pour conséquence des résultats qui, techniquement, peuvent être à la rigueur “compréhensibles” dans la logique professionnelle des spécialistes du domaine, mais qui deviennent assez baroques une fois qu’ils sont délivrés tels quels dans la communication publique. On vient d’en avoir un énième exemple avec la fatwa très récemment délivrée par le grand mufti saoudien qui semble bien (il n’y a pas eu de démenti) considérer qu’un homme, poussé aux dernières extrémités par la faim, pouvait “légitimement” dévorer sa chère moitié (comprendre son épouse, mieux pour lui encore s’il en a quatre comme c’est toujours autorisé chez les alliés des USA dans les bombardements sur le Yémen, qui sont également les relais financiers préférés des vendeurs d’armes français !)

Un jour viendra peut-être où les consommateurs se lasseront d’un produit qui se sera dévalué à force d’avoir été décliné “à toutes les sauces” − si on me permet l’expression dans ce contexte − mais pour l’heure, il apparaît qu’on en est encore très loin.