Chronique de Milan, par Clémence Tombereau…

Publié le 10 avril 2015 par Chatquilouche @chatquilouche

Seul. Face à la machine, l’auteur a de temps en temps un comportement curieux. Après des heures de tapage digital, une espèce d’abrutissement peut l’engourdir et les doigts se suspendent. Il regarde l’écran et son air est hagard, voire bien plus que ça. Il regarde. Il questionne. On pourrait croire qu’il a en face de lui une personne qu’il ne comprend pas, et c’est un peu le cas. Il a devant lui son œuvre, ses pages, il les fait défiler, les lit d’un œil absent, et, tout dans son attitude le fait ressembler à un point d’interrogation fait homme. Il se peut que sa bouche s’entrouvre légèrement pour achever le portrait d’un être perdu pour la race humaine.

 Il reste ainsi quelques minutes déguisées en éternités. Il est là sans y être. Absent. S’il était possible à l’œil humain de voir naturellement les mouvements de l’intelligence, on observerait de subtils lambeaux se détachant de lui, lentement, une matière entre la poussière et l’étoile, de minuscules rubans, liquides ou aériens, qui s’engouffrent gentiment dans l’écran.

 Ses yeux voient au-delà des mots ; ils ne voient pas du noir sur blanc, mais bien un monde entier, nouveau, atrocement sublime.

 Par sa bouche s’échappent des myriades de joies, de questions enchevêtrées dans l’air en tourbillons brûlants. Si on s’approche un peu, ce souffle-là, qui sort de ces lèvres en feu, ce souffle est une infernale fournaise – il se prend pour un Styx charriant les âmes mortes : le roman est fini (pour aujourd’hui), on peut mourir tranquille.

 Non, vous ne rêvez pas : ce tableau que vous voyez là, c’est bien la Lente dissolution de l’auteur dans son œuvre. On raconte que, si ce phénomène dure trop, certains auteurs disparaissent. On ne retrouve qu’un écran, un roman achevé, un soupir, car l’homme, finalement, a su se délester de toute forme d’importance.

  Entre ces phases de frénésie et d’abrutissement total, l’auteur prend soin de vivre, d’essayer. Il ferme l’ordinateur comme une gueule morte, ôte ses lunettes, frotte ses cernes à l’aide de ses index tendus, range ses lunettes, se lève. Dans ses tempes un rythme se fait sentir, lourd : ce n’est que le retour au monde, comme si son sang se remettait soudain à circuler, son cœur à battre, après un coma épuisant au cours duquel il a cru voir la lumière. Ou Dieu. Ou n’importe quoi – possiblement des lettres noires sur fond blanc.

 Notice biographique

Clémence Tombereau est née à Nîmes et vit actuellement à Milan.  Elle a publié deux recueils, Fragments et Poèmes, Mignardises et Aphorismes aux éditions numériques québécoises Le chat qui louche, ainsi que plusieurs textes dans la revue littéraire Rouge Déclic (numéro 2 et numéro 4) et un essai (Esthétique du rire et utopie amoureuse dans Mademoiselle de Maupin de Théophile Gautier) aux Éditions Universitaires Européennes.  Récemment, elle a publié Débandade(roman) aux Éditions Philippe Rey.

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)