[feuilleton] Terre inculte, par Pierre Vinclair, #16, La quille

Par Florence Trocmé

#16. La quille 
 
When Lil's husband got demobbed, I said –  
140   I didn't mince my words, I said to her myself,  
HURRY UP PLEASE ITS TIME  
Now Albert's coming back, make yourself a bit smart.  
He'll want to know what you done with that money he gave you  
   To get yourself some teeth. He did, I was there.  
145   You have them all out, Lil, and get a nice set,  
He said, I swear, I can't bear to look at you.  
And no more can't I, I said, and think of poor Albert,  
He's been in the army four years, he wants a good time,  
And if you don't give it him, there's others will, I said.  
150   Oh is there, she said. Something o' that, I said.  
Then I'll know who to thank, she said, and give me a straight look.  
HURRY UP PLEASE ITS TIME  
If you don't like it you can get on with it, I said,  
Others can pick and choose if you can't.  
155   But if Albert makes off, it won't be for lack of telling.  
You ought to be ashamed, I said, to look so antique.  
(And her only thirty-one.)  
I can't help it, she said, pulling a long face.  
It's them pills I took, to bring it off, she said.  
160   (She's had five already, and nearly died of young George.)  
The chemist said it would be alright, but I've never been the same.  
You are a proper fool, I said.  
Well, if Albert won't leave you alone, there it is, I said,  
What you get married for if you don't want children?  
165   HURRY UP PLEASE ITS TIME  
Well, that Sunday Albert was home, they had a hot gammon,  
And they asked me in to dinner, to get the beauty of it hot—  
HURRY UP PLEASE ITS TIME  
HURRY UP PLEASE ITS TIME  
170   Goonight Bill. Goonight Lou. Goonight May. Goonight.  
Ta ta. Goonight. Goonight.  
Good night, ladies, good night, sweet ladies, good night, good night. 
  
 
16. 1. Encore une fois, derrière le texte, Shakespeare. 
 
16. 1. 1 Le dernier vers est censé renvoyer (Eliot nous le précise en note) aux paroles d’Ophélie se mourant, folle, dans Hamlet, IV, 5. Le thème de la folie nous avait déjà été introduit un peu avant : « you are a proper fool » (v. 162). 
 
16. 1. 2. Il semble bien alors – comme on commençait à le pressentir la dernière fois – que ce passage fonctionne sur le parallélisme ou l’entrechoquement du plus prosaïque (représenté jusqu’alors par la voix d’une femme que les commentateurs ont parfois identifiée à la femme d’Eliot, mais qui est présentée au début du chant comme une reine) et du plus hautement littéraire.  
 
16. 2. Ce long passage est un monologue, dont on est invité à s’imaginer qu’il se déroule dans un pub (Eliot précise même en note que HURRY UP PLEASE ITS TIME est la formule consacrée des videurs lorsque sonne la cloche). La narratrice (on verra pourquoi, c’est sans doute une femme) raconte à on ne sait qui (aux Bill, Lou et May du v. 170 ?) une conversation qu’elle a eue avec une certaine Lil, avant que son mari Albert ne rentre du front (de la première guerre mondiale, sans doute : « quatre ans »). Lil est (précise Eliot en note) une femme du prolétariat précocement édentée. Les pilules d’avortement l’ont abimée. C’est son absence de libido qui nourrit la discussion rapportée par la narratrice ; celle-ci explique comment elle a tenté de persuader Lil (Lil, comme « lilas » ?) de céder aux désirs d’Albert, en la menaçant qu’on pourrait le lui piquer dans le cas contraire et en laissant entendre qu’elle ne serait pas la dernière à se porter volontaire (v. 150-151).   
 
16. 3. Ce passage me fait l’effet d’une sorte de précipitation, reprenant les thèmes et les dispositions théoriques déjà entrevus mais pour les faire vivre – avec une vitesse d’exécution, d’incarnation, extrême. 
 
16. 3. 1. Au-delà du double-fond littéraire, nourrissant discrètement la pellicule pop à la surface du texte, on retrouve quelques éléments déjà rencontrés plus haut. Ainsi, le face à face homme / femme est la structure sur laquelle repose le deuxième chant tout entier ; et l’image de l’avortement donne une nouvelle figure à l’articulation de la vie et de la mort que représentait déjà l’idée du cadavre fleurissant (voir # 9) et plus généralement le premier chant comme passage de la vie à la mort et réciproquement.   
 
16. 3. 2. Un nouvel élément, politique, affleure cependant à la surface : la différence des classes sociales, telle qu’elle se montre tout particulièrement à voir dans la bouche. Dans la bouche, à travers le thème des sans-dents ; dans la bouche encore, par la gouaille et l’argot. Derrière, c’est sans doute le thème de la grande ville, moderne Babylone où les lieux de perdition que sont les débits de boisson mélangent, au milieu du cri des tauliers,  
 
16. 4. Ce qui est étonnant, avec ce texte, relativement aux sections lues plus haut, c’est qu’il est assez peu mystérieux : les dimensions dans lesquelles il déploie ses figures sont aisément nommables. Enfin, cela – sans compter la morale de cette fable (v. 166-167).  
 
16. 4. 1. Cette morale pose d’abord un problème de traduction : il y a semble-t-il dans « gammon » un jeu de mots difficile à traduire, puisque le mot en anglais à la fois désigne une pièce de jambon fumé et d’autres sens, dont celui qui existe dans « backgammon » et qui vient du vieil anglais « game ». Or, on se souvient que le titre du chant est « A game of chess ». En ce sens, « a gammon » signifie une « partie ». Vu l’enjeu de la conversation précédente, il semble naturel de supposer que nous sommes censés nous imaginer que cette partie de jambon est une partie de jambes en l’air.  
 
16. 4. 2. À ce second problème s’ajoute un problème d’interprétation : le v. 167 nous apprend que la narratrice fut invitée pour profiter du gammon. Si le gammon est un jambon, la fable se finit en queue de poisson absurde : nous ne saurons jamais si Albert jouira comme il l’entend de son retour. Si nous voulons une morale digne de ce nom, nous sommes obligés de supposer que ce « hot gammon » était sexuel, et que c’est d’un plan à trois qu’il s’agit.  
 
16. 4. 3. Nous pouvons donc imaginer deux types de lecture de ce passage.  
 
16. 4. 3. 1. La lecture openminded du moderniste, habitué à la littérature déceptive, aux structures narratives absurdes, aux histoires sans queue ni tête et aux fins en queues de poissons : il ne s’outrera pas que l’attente soit déçue, que le récit s’achève sur une chaste anecdote gustative.  
 
16. 4. 3. 2. La lecture traditionnelle du bourgeois classique, habitué à ce que {les fables aient une morale} : il ne sera pas déçu lorsqu’il trouvera, en conclusion de ce récit prolétaire où l’on ne lui aura rien épargné en termes de sordide (les dents, l’adultère, l’avortement, la déchéance), le récit stupéfiant d’une partouze.  
 
16. 4. 3. 3. Ce qui signifie que la tolérance formelle du lecteur ne l’empêche pas seulement de s’offusquer, mais aussi de jouir d’un implicite porté par la « traditionnalité » des structures génériques (ici la {fable}) : refusant d’accréditer l’existence de structures a priori guidant le lecteur vers la compréhension de ce qui est traditionnellement connoté par les allusions, le Moderniste ne verra finalement plus du sexe que là où on dit « sexe ». Il ne croit plus que ce qui est nommé, ne fait confiance qu’au pornographe. Non seulement sa largesse esthétique a dévitalisé son imagination (et lui réclame, comme un drogué, des doses d’explicitations de plus en plus chargées), mais il s’abîme dans une conception grossière de la signification, comme référence.  
 
16. 5. Les lecteurs d’Eliot en 1922 étaient de bons bourgeois, aisément offusqués. Cent ans plus tard, nous sommes modernes, postmodernes, revenus de tout, soupçonneux de tout, ne croyons plus en l’existence des genres. Mais si traduire c’est d’abord rendre l’effet – devrais-je moi aussi chercher à t’offusquer, ô mon lecteur ? Me faudra-t-il décrire, chanter, dans ces deux vers, la partouze d’Albert ? 
 
 
 
Quand est venue la quille, pour le mari de Lil, j’ai dit - 
J’ai pas mâché mes mots, je lui ai dit moi-même à Lil, 
DEHORS S’IL VOUS PLAÎT ON FERME 
Maintenant qu’Albert revient, fais-toi donc un peu bonne. 
Il voudra savoir ce que t’as foutu avec l’argent qu'il t’a donné 
Pour que tu te refasses des dents. Il l'a fait, j’étais là. 
Tu les as toutes dehors, Lil, prends-toi un bel appareil, 
Il a dit, je te jure, je peux plus te voir en peinture. 
D’ailleurs je peux plus moi non plus, j’ai dit, et pense au pauvre Albert, 
Ça fait quatre ans qu’il est dans l’armée, il veut prendre du bon temps,  
Et si tu lui donnes pas, y en a d'autres qui le feront, j’ai dit. 
Ah c’est comme ça, elle a dit. Je crois bien, j’ai dit. 
Ben je saurai qui remercier, elle a dit, et me regarde droit dans les yeux. 
DEHORS S’IL VOUS PLAÎT ON FERME 
Pis si ça te plaît pas c’est pareil, j'ai dit, 
D'autres vont te le piquer si t’en es pas capable. 
Et si Albert se tire, ça serait pas faute de t’avoir prévenue. 
Tu devrais avoir honte, j’ai dit, d’avoir l’air si décati. 
(Et elle avait que trente et un.) 
Je peux rien y faire, elle a dit, en tirant la gueule. 
C’est les pilules qu’on m’a fait prendre pour l’expulser, elle a dit. 
(Ça faisait déjà cinq, et a avait failli claquer avec le petit George.) 
Le pharmacien avait dit que tout se passerait bien, en fait j’ai plus jamais été la même.  
T’es complètement folle, j’ai dit. 
Écoute, si Albert te fiche pas la paix, c’est comme ça, j’ai dit 
Pourquoi tu t’es mariée si tu veux pas d’enfants ? 
DEHORS S’IL VOUS PLAÎT ON FERME 
Bon, et le dimanche qu’Albert est rentré, ils se sont fait une chaude partie de jambonneau, 
Et ils m’ont invitée chez eux pour profiter tant que c’était chaud. 
DEHORS S’IL VOUS PLAÎT ON FERME  
DEHORS S’IL VOUS PLAÎT ON FERME 
Bonnuit Bill. Bonnuit Lou. Bonnuit May. Bonnuit 
Coucou. Bonnuit. Bonnuit.  
Bonne nuit, mesdames, bonne nuit, gentes dames, bonne nuit, bonne nuit.  
 
 
Rappel, Pierre Vinclair a entrepris de donner, sous la forme d’un feuilleton, (parution hebdomadaire, le lundi) une lecture approfondie et une nouvelle traduction du livre de T.S. Eliot, The Waste Land.  
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