(Anthologie permanente) Mohammad Ali Sépânlou

Par Florence Trocmé

Lire cet hommage écrit par Alain Lance après la disparition du grand poète iranien ce 11 mai 2015 à Téhéran.  
 
Voici quelques poèmes extraits de son livre Le Temps versatile, traduits par Farideh Rava, qui notait dans ses remarques introductives : « Ce qui caractérise ses poèmes, c’est l’âpreté de la langue dans laquelle toute trace de soi est effacée, une impression de survol, de distance par rapport à ce qui est dit ».  
 
 
Une femme 
 
La nuit est lumineuse mais sans lune 
Un gardien de tout temps, errant,  
Arrache du mur une affiche : 
Une femme s’élançant sur une plage bleue. 
 
Guirlandes électriques sur le front du square 
Petite flamme des bougies dans le jardin du cimetière 
La lumière : silencieuse, froide, argentée. 
 
Les menottes froides aux poignets 
Le ciel, à la chevelure bleue, une femme souriante 
S’en va en prison. 
 
La nuit est lumineuse mais sans lune 
Dans le dédale des cachots, 
Dans la spirale du sommeil et de l’insomnie  
Une femme libre est emprisonnée 
Heureuse, en tchador bleu.  
 
 
Et le soleil de ce jeudi 
 
Et les disparitions sont fréquentes  
Mais pourquoi gâcher ce jeudi ensoleillé ?  
Bien que les prix augmentent 
Bien que la radio annonce une pollution de l’air 
De quarante fois supérieure à la moyenne 
 
Pensons plutôt aux habits de la veille du Nouvel An 
À l’arôme de sirop de rose 
À la fête de l’eau dans le quartier 
À notre enfance et aux charrettes de bonbons fourrés 
Aux armées des Alliés 
À leurs belles Polonaises coquettes 
Qui buvaient du vin. 
 
Allons aujourd’hui même visiter notre ami souffrant 
Ou écouter les aveux d’une veuve 
(Celle qui est lasse de garder  
Un gage qui ne lui appartient plus) 
 
Allons à une cérémonie de deuil où personne ne porte le noir 
Bien que les couleurs  
Ne signifient plus rien. 
Et les disparitions sont nombreuses, 
Les haut-parleurs clament le deuil d’une dépouille 
Morte dès avant sa chute. 
 
Le corbeau dit qu’on vous prendra 
Nous avons badigeonné de noir les vitres des voyants. 
Pour l’année suivante 
L’ange messager prédit une année de disette : 
La sécheresse et le démon du mensonge 
Gravés en lettres cunéiformes 
Sur les tables de Dârius, au flanc de la montagne 
(On parlerait aujourd’hui  
D’inflation et de propagande) 
Se mettront à marcher sous le soleil 
Lettre par lettre, comme scorpion et cancer. 
 
C’est notre oubli qui incendie le siège de l’ancien parlement 
Dans notre souvenir 
Mais pourquoi gâcher ce jeudi ensoleillé ? 
Bien que les disparitions soient nombreuses 
Depuis le procès de Cheikh Chahab 
Jusqu’à un cas semblable, aujourd’hui, 
Et cet ami à la colonne vertébrale brisée 
Qui mourra dans six mois 
Est aussi de cet avis. 
C’est sa voix qui dit : 
« Pourquoi ne vous concentrez-vous pas  
Sur le cinéma dont la devanture sent le cacao ? 
Puisque c’est demain les vacances ! 
Et les morts incendient sans raison notre mémoire !  
Vous, sur le sombre côté de la vie,  
Vous prétendez que la mort vous protège 
Réfléchissez bien ! Si nous n’existions pas 
À qui donneriez-vous vos exégèses,  
Ouvrez la vantardise  
Il en sortira, comme d’une couette,  
De la vieille bourre ! » 
 
Quelle sagesse contient ce crâne unique 
Il parle, il rêve inlassablement. 
Quelle histoire bizarre ! 
Une tête vivante attachée à un corps mort 
Elle discute de politique, de l’avenir de l’art 
Du festival du cinéma… 
(Il pense qu’il ira lui-même acheter un billet !) 
Sous ses lunettes astiquées 
Il a transformé en satire 
La peur de mourir 
Quel rire il avait ce bâtard ! 
 
Mais ce même printemps de mi-février 
– Qui fait oublier aux bourgeons optimistes  
Le gel du printemps –  
Est une histoire d’un autre monde et de ses promesses. 
Il serait pourtant intéressant 
Qu’en contrepartie de l’absence de ce jeune ami 
Sous le soleil du jeudi, aujourd’hui 
Le héros à cheval réapparaisse. 
 
 
Nous reviendrons 
 
Ce n’était pas la clé de l’énigme, le voyage 
Le parcours des horizons, des âmes 
La porte close que l’on ouvre 
Sur un pays fermé 
Et la sensation d’une joie brève 
Comme espérance de vie 
 
Le voyage a rejoint les souvenirs 
Pourquoi n’ai-je pas bouclé ma valise 
Où donc est la clé de ma ville ? 
 
Dans cette aurore des veilleurs 
Je regrette encore  
Les festins de ceux qui souffrent. 
 
 
Pérégrination 
 
Le cosmonaute et la pluie ne sont pas les seuls 
À revenir du ciel 
L’homme est toujours dans un éternel retour. 
 
Deux gris  
Le bleu rare de la mer 
Le rivage de vérité  
La ceinture du rêve. 
 
Le monde, avec son chapeau étoilé  
Ses mains de vent 
Ses poches emplies de semence 
Ses pieds de neige 
Dans des chaussures de feu, 
Proclame : l’amour est l’essence des cieux 
La réalité, celle de la terre. 
 
Après une pérégrination 
Nous revenons 
Comme de coutume 
Là où nous avons commencé. 
 
 
Suspendu 
 
Je suis la dernière goutte de pluie 
Suspendue  
À la feuille desséchée 
Je glisse à terre de l’arbre 
Corps nu de femme 
 
Cette fumée couleur de lait 
Était-ce ton corps  
Qui montait de la flamme triste ? 
Notre amour sentait l’hiver 
L’œil du doute 
Ouvert ou fermé  
Ne voit pas la beauté. 
 
Notre amour plus que l’automne  
N’était pas étranger à l’espoir. Mohammad Ali Sépânlou, poèmes extraits de Le Temps versatile, traduits du persan par Farideh Rava, Éditions de l’Inventaire, 2004

(choix d'Alain Lance)
 
Et en écho, ce poème d’Alain Lance écrit lors d’un passage de son ami « Sépan » à Paris 
 
  À Mohammad Ali Sepanlou 
  
  
Doux janvier que cache-t-il 
Entre les tempêtes et le ciel sans emploi 
  
La nuit maintenant cède du temps 
Libère les genoux des citadines 
  
Nous buvons du thé 
dans la petite cuisine 
Autour du métal incandescent 
  
C'est lundi demain l'avion 
T'emporte vers le koutché sarv 
  
Fumée rêveuse et fine mémoire 
Fragile épopée de l'avenir 
  
  
Paris, 12.01.1998 
Temps criblé, Obsidiane/Le temps qu'il fait, 2000