"Si vous voulez la fin du terrorisme, préparez la fin de l’Etat !"

Par Sergeuleski

   Attentat de la gare de Bologne -Italie en Août 1980

   Ci-après, un article du Canard enchaîné publié le 29 octobre 1980 quand on pouvait encore se poser les bonnes questions sans s’attirer les foudres de l’Etat et de sa police : garde à vue, perquisition, saisie, intimidations, poursuites pénales…

En 1980, l’Etat n’avait même pas peur !

Aujourd’hui, il ne réfléchirait pas à deux fois avant d’intervenir illico presto. Aussi, à la lecture de cet article, on pourra regretter le fait qu’un tel questionnement, aujourd'hui absent dans la presse et les médias dominants - toute la presse et tous les médias -, soit relégué, comme un fait exprès, à Internet et à son univers controversé sous le terme générique qui vaut bannissement, excommunication et parfois même, poursuites, tribunaux, condamnations et prison… de « complotiste-conspirationniste ».

Autant pour le journalisme d’investigation donc !

Pas folle la guêpe ! On peut être courageux dans la profession mais sûrement pas téméraire et encore moins kamikaze. Et puis, comme chacun sait : aujourd’hui, un bon journaliste est un journaliste au chômage ou à la tête de son propre journal. Les autres… ils gagnent laborieusement une croûte pitoyable ou bien, sont riches à millions et payés pour ne jamais poser les questions qui dérangent ou interviewer ceux qui s’y risqueraient.

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   Confrontés à cet article, on pourra mesurer tout ce qui nous sépare des années 70 et 80 car, pour sûr ! ce qui nous est « conté » là, dans ce billet, est très certainement tout autant, voire même… mille fois plus pertinent aujourd’hui qu'hier quand on sait quel châtiment l’Etat réserverait à quiconque s’aviserait de donner à cette analyse d’événements qui eurent lieu dans les années 70 et 80 un rafraîchissement et un "lifting" aussi audacieux que périlleux.

Qu'à cela ne tienne ! Chacun jugera :

   "… après tant d’attentats, maintenant les faits se mettent plus que jamais à parler d’eux-mêmes (…).

Car enfin, a-t-on jamais vu la police protéger la population ? A quoi sert la police, sinon à protéger le pouvoir et notamment de la population ! Si la police protégeait la population, cela se saurait : et elle devrait pour commencer nous protéger d’elle-même. Jamais dans l’histoire une police n’aura été autant à la solde de son maître qu’est l’Etat. Cette tâche, la police l’accomplit par des moyens légaux, c’est-à-dire à l’abri des lois édictées par ce même maître et sans cesse révisées pour lui conserver toute liberté d’action ; ou bien par des moyens illégaux, lorsque la première solution ne s’avère plus probante et dans ce cas, bien sûr, à l’abri de l’éclairage des projecteurs. La fonction d’un ministre de l’intérieur consiste dans le dosage de ces deux méthodes, selon les circonstances. Comment donc s’attendre à ce qu’il s’ampute de la seconde ! Ce n’est pas la première fois qu’un Etat fait exécuter ses basses oeuvres par des factions alliées à des mercenaires : les barbouzes contre l’OAS, les affaires Ben Barka, Goldmann, de Broglie, Boulin ; des groupes comme Honneur de la Police ou Action Directe ont préparé et rendu possible la situation actuelle où le terrorisme de l’Etat italien s’élargit à tous les Etats européens.

Lorsque les hauts responsables des polices italienne, allemande et française décidèrent, il y a quelques mois, d’introduire quelque variété dans leurs méthodes en remplaçant au pied levé le terrorisme d’extrême-gauche, décision à présent concrétisée à Bologne, à Munich et à Paris, ils greffaient cependant cette tactique unitaire sur des situations partiellementdifférentes. Dans cette ferveur d’unité, l’Etat français, moins aguerri que son homologue italien, et moins réfléchi de nature que celui d’Outre-Rhin, trébucha sur l’absence de prise en considération de telles différences. En R.F.A le gouvernement d’Helmut Schmidt, à la veille des élections qui l’opposaient à Strauss, pouvait avec quelque vraisemblance, et l’espoir d’un bénéfice immédiat, mettre en scène un attentat néonazi, imputable à l’impatience de quelques fanatiques. En Italie, les attentats sont immédiatement perpétrés par les services secrets officiellement dissous et donc introuvables (privilège enviable !). En France, bien sûr, on aurait pu continuer sur la lancée tranquille d’« Action Directe » en infiltrant et téléguidant des groupes en principe hostiles à l’Etat. Mais c’était l’heure de « l’extrême droite » dont tout le monde sait la pénétration dans la police (...) Quant à la bêtise intéressée des journalistes assermentés qui se contentèrent de demander timidement « l’épuration de la police ». Pourquoi pas l’irrigation du Sahara sous quinzaine ? (…).

Il serait temps, précisément, de parler d’infiltration. Nous ne pensons pas que l’essentiel soit de quantifier le nombre des membresfaisant officiellement partie de la police : quelle raison de les infiltrer dans ce cas ? On ne peut détourner la police de son rôle, et d’ailleurs ces gens ne le veulent pas : à quoi servirait de vouloir la transformer en corps de mercenaires à la solde d’un maître absolu puisqu’elle n’a jamais été autre chose !

La seule infiltration notable, c’est bien celle de la police partout : la surveillance du territoire, dont celle des groupuscules n’est qu’une infime partie. Pour quelle raison les groupuscules activistes qui présentent pour la police l’intérêt que l’on sait, échapperaient-ils à une surveillance dont toute la population est victime ? La fascination de l’Etat allemand en 1933 n’était que l’accumulation primitive, avec des moyens encore vétustes, de ce contrôle universel dont nous connaissons à présent l’aboutissement informatisé. Le bruit des bottes cloutées a disparu au profit du silence froid des ordinateurs.

Si l’infiltration par la police doit rester secrète ou du moins largement sous estimée, ses résultats doivent par moment apparaître. Il s’agira donc pour elle de présenter ceux-ci sans dévoiler celle-là. Chaque fois qu’elle admet avoir infiltré un groupe, c’est le jour de son arrestation ou de son massacre ; car dans ces conditions, l’infiltration est devenue présentable. Il faut être frappé de la plus totale cécité pour croire à de telles balivernes : la police qui veut s’infiltrer dans un milieu le peut et le fait à tout moment. Quelle raison aurait-elle d’attendre que le sang coule puisqu’un tel acte ne révèle rien de plus que ce que la police pouvait déjà savoir ? Si donc la police peut infiltrer un groupe après un attentat, c’est bien qu’elle le pouvait plus tôt ; c’est même, nécessairement, qu’elle l’avait fait plus tôt. Dès lors, faut-il encore poursuivre la méprise et croire qu’ayant infiltré un tel groupe, elle assiste, impuissante et passive à ses méfaits ? On est bien forcé de conclure que ces actions, elle les laisse commettre délibérément lorsqu’elle ne les inspire ou ne les commet pas elle-même.

Que la police soit au courant de tels agissements ab initio, et qu’elle soit donc d’une façon ou d’une autre à leur origine, se vérifie amplement par le curieux tracé parcouru par toutes les « enquêtes » récentes, qui ne sont qu’un tissu de hasards, de coups de filet inexpliqués, de coïncidences et de coups de théâtre. Qui ne comprend pas à présent que la police ne dévoile rien que des fragments de ce qu’elle a elle-même mis en scène ? Si toutes les arrestations des dernières années prouvent que la police est au courant de tout, c’est simplement qu’elle connaît forcément ce qu’elle fait elle-même. Du reste, un autre type de police serait tout simplement inopérant.

Les journalistes pensent sans douteque nos services secrets sont aussi désoeuvrés et désemparés qu’eux-mêmes. Mais ces services, qui n’ont pas à crachoter tous les jours d’ineptes mensonges, ont en revanche le loisir de s’employer de façon plus efficace, pendant le sommeil des commentateurs.

Un Etat qui ne parvient plus à simuler son utilité qu’en assassinant des échantillons de citoyens prouve qu’il est temps qu’il disparaisse, ainsi que tous ses complices."

   Paris le 14 octobre 1980. Article rédigé deux semaines après les attentats de la rue Copernic et deux mois après celui de la gare de Bologne en Italie.

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