DDT : pesticide d’hier, cancer d’aujourd’hui

Publié le 17 juin 2015 par Blanchemanche

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En 1962, la biologiste américaine Rachel Carson alertait l’opinion, dans Printemps silencieux – livre demeuré célèbre pour avoir lancé le mouvement environnementaliste moderne –, sur les risques présentés par le DDT (dichlorodiphényltrichloroéthane). Quatre rapports d’expertise scientifique et une décennie plus tard, le célèbre insecticide était banni des pratiques agricoles aux Etats-Unis, avant d’être peu à peu interdit, partout dans le monde, dans ses usages de protection des cultures. Près d’un demi-siècle s’est écoulé depuis et le DDT n’a pas fini de faire parler de lui.Une étude publiée mercredi 17 juin dans le Journal of Clinical Endocrinology & Metabolism (JCEM), suggère que les femmes qui atteignent la cinquantaine paient aujourd’hui le prix de son utilisation. Selon les résultats présentés par Barbara Cohn, directrice du Child Health and Development Studies (Public Health Institute à Berkeley, Californie) et ses coauteurs, les cinquantenaires américaines ayant été les plus exposées au DDT in utero, par le biais de leur mère, ont en effet un risque quadruplé de développer un cancer du sein, par rapport à celles qui ont été le moins exposées.

Suivi de femmes pendant un demi-siècle

Pour parvenir à cette conclusion, les auteurs ont utilisé les données d’une grande cohorte de femmes californiennes dont le suivi remonte à plus d’un demi-siècle. Ces femmes ont donné naissance, entre 1959 et 1967, à plus de 20 000 enfants et plusieurs paramètres biologiques de chaque grossesse ont été enregistrés.Barbara Cohn et ses collègues ont retrouvé les filles nées de cette cohorte. Ils ont recherché, parmi elles, celles qui ont contracté un cancer du sein à l’âge de 52 ans, c’est-à-dire près de dix ans avant l’âge médian auquel la maladie est diagnostiquée. Des échantillons sanguins prélevés sur leur mère pendant la grossesse, conservés en chambre froide depuis plus de 50 ans, ont ensuite été descellés et analysés. Puis les chercheurs les ont comparés avec des échantillons prélevés sur des femmes de la même cohorte dont les filles, elles, n’ont pas contracté la maladie au même âge.Conclusion : le quart des cinquantenaires les plus exposées in utero au DDT ont un risque de cancer du sein multiplié par quatre, par rapport au quart le moins exposé. En outre, l’augmentation de l’exposition prénatale au DDT accroît la probabilité que le diagnostic soit posé à un stade avancé de la maladie.

Effets sur la glande mammaire

Selon l’épidémiologiste Jean-François Viel (université Rennes-1), l’étude, conduite sur une durée de temps exceptionnelle, est de « très haut niveau », et a été rendue possible « par de bons choix scientifiques faits il y a 50 ans ». Les chercheurs ont notamment tenus compte de nombreux facteurs de confusion (type ethnique, hérédité, etc.).Quant aux résultats, pour frappants qu’ils soient, ils ne sont pas étonnants, estime pour sa part la biologiste Ana Soto (Ecole normale supérieure, Tufts University à Boston), l’une des premières à avoir travaillé sur les effets de l’environnement sur le cancer du sein. « D’une part, la même équipe avait déjà montré que l’exposition au DDT des filles, avant leur puberté, était associée à un risque accru de cancer du sein, précise Mme Soto. De plus, les études conduites sur des modèles animaux montrent que plus la glande mammaire est attaquée tôt au cours de son développement, plus les risques de cancer, plus tard dans la vie, sont élevés. »De son côté, Mme Cohn insiste sur la nécessité de conduire d’autres études expérimentales « pour confirmer cette découverte et découvrir comment l’exposition prénatale au DDT peut augmenter le risque ».L’importance de ces résultats tient à ce que « de nombreuses femmes ont été lourdement exposées in utero pendant les années 1960, lorsque l’utilisation du DDT était généralisée », écrivent les chercheurs. « Or elles atteignent aujourd’hui l’âge d’un risque accru au cancer du sein », ajoutent-ils.Une question laissée ouverte est celle de la représentativité de la cohorte étudiée.« Nous n’avons pas enquêté pour savoir si les filles issues de cette cohorte, aujourd’hui dans leur cinquantaine, sont susceptibles de différer de la population générale des Américaines cinquantenaires », précise Barbara Cohn. Cependant, même si le risque demeure faible de contracter un cancer du sein autour de la cinquantaine (quelques pourcents aux Etats-Unis), il est plausiblement augmenté pour une part de la population actuelle du fait de l’exposition de leur mère à l’insecticide-miracle. Le constat vaut outre-Atlantique, mais aussi en Europe, où l’utilisation du DDT n’a pas été moindre à cette période.

Taux actuels 800 fois plus faibles

La situation s’est, depuis, largement améliorée. « Les niveaux de DDT ont décliné dans la population humaine après que le produit a été interdit », dit Mme Cohn.« Les concentrations de DDT dans nos échantillons sanguins des années 1960 sont ainsi considérablement supérieures aux échantillons collectés dans les décennies suivantes, et utilisés dans d’autres études sur les liens entre DDT et cancer du sein », précise la chercheuse américaine.Par exemple, dans les années 1960, le quart des femmes les plus exposées, dans la cohorte étudiée, avaient en moyenne 18 570 milliardièmes de grammes de DDT par litre de sang (ng/l) et les femmes les moins exposées présentaient un taux moyen de 8 380 ng/l. En France, selon l’étude d’imprégnation conduite par l’Institut de veille sanitaire (InVS) en 2006-2007, les mêmes indicateurs sont de 500 à 800 fois plus faibles.L’histoire du DDT n’est pourtant pas complètement finie. Banni de ses usages agricoles, il est toujours utilisé dans certains pays du Sud dans la lutte contre les moustiques vecteurs du paludisme, responsable de près de 600 000 morts par an.« Nos résultats, écrivent les chercheurs, sont susceptibles d’être portés dans le débat sur le rapport coûts/bénéfices de l’usage du DDT dans la lutte contre le paludisme. »En outre, une grande part du DDT mise en circulation dans les années 1940 à 1960 n’a pas disparu. Très persistant dans l’environnement, le DDT s’accumule le long de la chaîne alimentaire et reste détectable sur l’ensemble de la population des pays développés. Une autre part de ce qui a été mis en circulation a été porté par le cycle de l’eau jusque dans les glaciers de l’Arctique qui en piègent des quantités considérables. Or, rappellent Barbara Cohn et ses coauteurs, du fait du changement climatique, ces glaces fondent. D’importantes quantités de DDT sont donc susceptibles, dans les prochaines décennies, d’être remises en circulation dans l’environnement.
Le Monde.fr | 16.06.2015 Par Stéphane Foucart Journaliste au Monde
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