Pétition pour protéger les journalistes d'investigation

Par Plumesolidaire

Le Monde.fr | * Mis à jour le | Par Maxime Vaudano et Amandine Réaux

Les journalistes hésitent généralement à signer des pétitions, de crainte d'abdiquer la neutralité qui constitue pour beaucoup d'entre eux l'un des principes fondamentaux de leur profession. Dérogeant à cette règle, plusieurs grands noms du journalisme d'investigation se sont engagés début juin derrière une pétition d'Elise Lucet dénonçant un projet de directive européenne menaçant selon eux " le travail d'enquête des journalistes et, par ricochet, l'information éclairée du citoyen ".

>> La pétition sur le site Change.org


Le collectif " Informer n'est pas un délit ", emmené par la journaliste de France 2, rédactrice en chef du magazine Cash Investigation, avait réuni plus de 310 000 signatures mardi 16 juin, alors que la commission juridique du Parlement européen donnait son feu vert à la directive sur le secret des affaires.

De quoi s'agit-il ?

La pétition dénonce le projet de directive " sur la protection des savoir-faire et des informations commerciales non divulgués (secrets d'affaires) contre l'obtention, l'utilisation et la divulgation illicites ", proposé en novembre 2013 par la Commission européenne. Il vise à créer une définition européenne du " secret des affaires " en harmonisant les différentes lois nationales, afin de mieux protéger les entreprises contre la divulgation de leurs " secrets économiques ", dans l'optique d'améliorer leur compétitivité.

Le secret des affaires est une notion juridique à la définition complexe, qui peut servir de fondement pour qu'une entreprise puisse attaquer un journaliste qui ferait des révélations, au motif que celles-ci constituent un préjudice pour l'activité de l'entreprise en question.

" L'information protégée par le secret des affaires peut être stratégique pendant des décennies (par exemple une recette ou un composant chimique) ou de façon éphémère (résultats d'une étude marketing, nom prix et date de lancement d'un nouveau produit [...]) ", explique la Commission, qui affirme qu' un quart des entreprises européennes ont fait état d'un vol d'informations en 2013.

Une fois votée par le Parlement européen et approuvée par le Conseil de l'Union européenne, la directive contraindrait les 28 Etats européens à prendre des dispositions pour mieux définir le secret des affaires selon les orientations fixées par l'Union européenne, et à instaurer des amendes pour ceux qui l'enfreignent.

Quel est le problème ?

Les signataires de la pétition d'Elise Lucet craignent que, sous couvert de protéger les entreprises, ce texte n'empêche les journalistes de faire leur travail, et notamment de révéler des informations compromettantes sur celles-ci.

" Si une source ou un journaliste " viole" ce " secret des affaires", des sommes colossales pourraient lui être réclamées, pouvant atteindre des millions voire des milliards d'euros, puisqu'il faudra que les " dommages-intérêts correspond (ent) au préjudice que celui-ci a réellement subi". On pourrait même assister à des peines de prison dans certains pays. "

Et le collectif de citer l'affaire LuxLeaks (optimisation fiscale de multinationales au Luxembourg), les " pesticides de Monsanto " ou " le scandale du vaccin Gardasil ", qui n'auraient selon lui jamais pu être rendus publics sous le régime de la nouvelle directive.

POURQUOI CELA POURRAIT ÊTRE VRAI

Quand on s'intéresse au texte de la directive, on s'aperçoit qu'elle fixe en effet un cadre très large au secret des affaires, qui protège de nombreuses informations auxquelles l'opinion publique pourrait s'estimer en droit d'accéder : par exemple, l' article 2 rend illégale l'obtention d'informations qui " ont une valeur commerciale parce qu'elles sont secrètes ", tandis que l'article suivant cible les informations issues d'un " vol ", d'un " abus de confiance " ou d'un " accès non autorisé à tout document " qui contient lesdits secrets.

De quoi condamner à coup sûr l'ancien informaticien de HSBC Hervé Falciani, dont la liste volée de clients de la banque suisse a permis l'éclosion de l'affaire Swissleaks. Ou le Français Antoine Deltour, soupçonné par la justice d'avoir volé des documents au cabinet PricewaterhouseCoopers (PWC) pour faire éclater le scandale LuxLeaks. Ce dernier, poursuivi pour ces faits par la justice luxembourgeoise, risque d'ores et déjà la prison et une grosse amende en vertu de la loi du Grand-Duché, de même qu'un autre lanceur d'alerte et que le journaliste Edouard Perrin.

Le risque, c'est de transposer la sévérité du système luxembourgeois à l'ensemble des pays européens, alors que la plupart sont beaucoup plus protecteurs de la liberté d'informer, comme l'Espagne, qui protège aujourd'hui Hervé Falciani.

Des mesures pour protéger les journalistes ?

Pour se défendre, la Commission européenne fait valoir que la directive prévoit des " mesures de sauvegarde ", c'est-à-dire des exceptions pour protéger le cas particulier des journalistes et des lanceurs d'alertes.

C'EST PLUTÔT VRAI

L' article 4-2 de la directive exclut de son champ d'application :

  • l'" usage légitime du droit à la liberté d'expression et d'information "
  • la " révélation d'une faute, d'une malversation ou d'une activité illégale du requérant, à condition que l'obtention, l'utilisation ou la divulgation présumée du secret d'affaires ait été nécessaire à cette révélation et que le défendeur ait agi dans l'intérêt public "

Mais pour les opposants au texte, ces garde-fous insuffisants placent la liberté d'informer sous l'épée de Damoclès de décisions judiciaires fondées sur des notions trop floues, comme " l'usage légitime " ou " l'intérêt public ". " Cela fait beaucoup de conditions, estime ainsi sur Nicolas Gros-Verheyde, vice-président de l'Association des journalistes européens. La combinaison de tous ces éléments fait que la liberté de la presse n'est pas automatique mais subordonnée à la réalisation de la liberté des entreprises de préserver leurs " secrets". "

" Cela va créer un renversement de la charge de la preuve pour les journalistes, qui devront prouver que la diffusion de l'information était légitime, poursuit Véronique Marquet, membre et avocate du collectif " Informer n'est pas un délit ". Cela revient à leur demander s'ils sont prêts à assumer le risque d'être condamnés, ce qui constitue une vraie arme de dissuasion à disposition des entreprises. "

En outre, le projet de directive ne fait à aucun moment référence à la protection des sources, principe central dans le libre exercice de la profession de journaliste, qui aurait pu constituer une garantie supplémentaire contre les poursuites.

Des améliorations sont-elles possibles ?

La suppression pure et simple de la directive sur le secret des affaires, dont la portée est bien plus large que le débat sur la liberté de la presse, n'est sûrement pas la seule solution pour empêcher l'avènement de la " censure en Europe ".

Pour dissiper les craintes, l'eurodéputée française Constance Le Grip (Les Républicains), rapporteure du texte à la commission juridique du Parlement européen, a proposé plusieurs amendements dans son rapport, adopté à une large majorité en commission des affaires juridiques du Parlement européen le 16 juin.

Elle suggère notamment de préciser que le secret des affaires ne saurait être opposé aux journalistes et aux lanceurs d'alerte, tout en conservant les concepts très flous de " légitime " et " intérêt du public ". Elle souhaite aussi intégrer une référence à la protection des sources, mais en excluant les usages qui " relève [nt] d'un comportement illégal " ou " ne profite [nt] pas à l'intérêt général ". Enfin, les eurodéputés veulent clarifier le fait que la directive " ne propose pas de mesures pénales ", comme des peines de prison, pour les contrevenants... sans empêcher les Etats européens d'en instaurer, comme au Luxembourg.

Dans une résolution votée le 9 juin en commission des affaires européennes de l'Assemblée nationale, la députée socialiste Audrey Linkenheld a proposé une mesure plus radicale : exclure explicitement " les activités des journalistes " du champ d'application de la directive et protéger spécifiquement les lanceurs d'alerte agissant à titre individuel.

C'est encore insuffisant juge Véronique Marquet d'" Informer n'est pas un délit " : " Le sort des journalistes et de leurs sources est intimement lié, et ces dernières ne seraient pas suffisamment protégées. " Pour le collectif, la seule solution satisfaisante serait de recentrer la directive sur le seul espionnage industriel entre entreprises, pour protéger de fait tous les individus qui révèlent des secrets d'affaires au nom de l'intérêt général.

En France, le " secret des affaires " vite écarté

En janvier 2015, lors de la discussion à l'Assemblée du projet de loi Macron, le rapporteur du projet de loi Richard Ferrand estime " indispensable " d'introduire des dispositions concernant le " secret des affaires ", anticipant la directive de la Commission européenne. L'idée est de protéger les entreprises françaises contre l'espionnage économique en créant la notion juridique de " secret des affaires et protection civile ". Divulguer des secrets d'affaires exposerait à des sanctions pouvant aller jusqu'à trois ans d'emprisonnement et 375 000 euros d'amende, voire, en cas d'atteinte " à la sécurité ou aux intérêts économiques essentiels de la France ", sept ans d'emprisonnement et 750 000 euros d'amende.

L'amendement provoque la colère de nombre de rédactions, agences de presse et ONG. Une pétition, signée notamment par l'eurodéputée écologiste Eva Joly, demande la modification de l'amendement, au nom de la démocratie, " pour qu'il ne puisse être opposé à la liberté d'informer de la presse ou museler les lanceurs d'alertes ". Car il ne prévoit pas de protéger les lanceurs d'alerte, sauf dans les cas où les informations divulguées concernent la santé et l'environnement.

Fin janvier, François Hollande cède finalement aux revendications des journalistes et décide d'abandonner la législation sur le secret des affaires. Mais si la directive européenne était adoptée, des dispositions similaires devraient être adoptées en France sous 24 mois.

Amandine Réaux
Journaliste au Monde


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