Morning Sun

Publié le 20 juin 2015 par Jebeurrematartine @jbmtleblog

Une jeune femme, assise, pensive, dans le soleil du matin. Dans une ville banale aux immeubles de brique rouge, elle s’est levée, s’est assise sur son lit, tenant dans ses bras ses jambes repliées. Dans l’encadrement de la fenêtre ouverte, elle fait face au jour ; en hauteur, elle surplombe la ville, et le soleil pénètre déjà la pièce avec violence. Pourtant, il créé autour d’elle un havre de douceur. Elle semble perdue dans ses pensées ; dans le silence d’une chambre aux murs nus et aux draps blancs, elle pense, dans toute l’intimité que peuvent recouvrir les pensées du matin, quand la voix est encore trop rouée pour exprimer les paroles. Alors, l’esprit, libre, s’exprime.

On se parle à soi-même dans un acte quotidien, si commun, mais qui pourtant est l’essence la plus brutale de ce que l’homme peut avoir d’intime : penser, se parler à lui-même. Le soleil du matin est déjà haut, et pourtant, aucune excitation, aucune candeur de la ville ne semble atteindre la jeune femme, qui se réchauffe lentement, à la lueur du jour. 

Morning Sun, Edward Hopper. Huile sur toile, 1952. Colombus Museum of Art.

Morning Sun, huile sur toile de 1952rassemble à mes yeux tout ce qui peut faire la sublime de Hopper. L’universalité d’un sentiment, le chef d’oeuvre de lumière, la douceur intimiste, l’ouverture encadrée. Tous les dadas de l’artiste sont présents, et pourtant, le tableau dégage une force qui n’est ni commune ni comparable, malgré son extrême banalité, presque clichée. 

Hopper, c’est d’abord l’intraduisible force de la lumière et de la couleur. L’artiste américain est passé maître absolu dans la transmission de l’éclat des couleurs. Il est le saint de l’héliotropisme le plus pur, presque chamanique, exorciste tant il est condencé, violent, sans détour. Ici, la lumière crue du soleil levant transperce la fenêtre, aveuglant la jeune femme, éclatant ses membres qu’elle découpe en facettes, scindant la pièce, où se reflète le cadre de l’ouverture, tel un grand écran blanc, constituant à lui seul le décorum de la pièce. 

Et puis c’est aussi l’immobilisme expressif. On a beaucoup dit qu’Hopper traduisait le malaise de la modernité. Dans une Amérique qui dépasse la conquête de l’ouest pour avancer à toute vapeur dans l’industrie et le modernisme, les artistes de l’extrême fin du XIXe siècle siègent dans la torpeur mélancolique de l’Amérique de l’agriculture et de la patience, de l’american dream.

Mais il n’y a pas que ça. La beauté d’un Hopper, c’est dans l’infime ressenti qui transperce ces personnages figés. Bien qu’ils ressemblent des légos posés au hasard dans la ville, comme glacés, dans un arrêt sur image, ils affichent pourtant une force, une fierté, une candeur et surtout un sentiment intérieur qui semble pouvoir démolir les montagnes. Hopper parvient à nous faire partager une impression, une solitude, une inquiétude ou une quiétude, dans un paysage qui, de prime abord, semble vierge de toute vie. Hopper nous fait prendre notre temps. Il y a du Hopper dans un time lapse, où la vie défile dans l’immobilité la plus totale, et où les personnages, qui se meuvent si vite, ont l’air plus esseulés que jamais. 

Nighthawks. Hopper, 1942.

On ne peut tout dire de Hopper. Sa marque est comme une senteur, une patte qu’on flaire et qu’on décrypte, qu’on use pour décrire cette ambiance bien particulière des fenêtres trop lumineuses, aveuglant ses habitants esseulés dans une nuit froide et solitaire ou dans un rayon cru de lumière ; cette ambiance de film, pleine de mélancolie et de candeur spirituelle, de prétentions effacées et de regrets amers, à l’heure où l’on est face à soi-même, et on ne joue plus la comédie pour personne. Tout le génie de Hopper réside dans la capture de ce sentiment, unique et universel, si fragile et si éphémère, et si vrai pourtant.

Dans Morning Sun, la présence de la protagoniste est celle d’un personnage de roman, et pourtant la jeune femme est un canevas vide, libre pour les interprétations les plus folles. Pourtant, la seule chose qu’on ne lui enlèvera pas, c’est le sentiment si profondément intime qu’elle dégage. Singulière, dans cette lumière aveuglante et douce à la fois, elle se tient là, patiente. Comme les protagonistes de Six personnages en quête d’auteur, la jeune fille est un personnage, entier, prêt, matériel dans son caractère, construit, et pourtant, c’est une coquille vide, qui a besoin qu’on la réinvente, qu’on écrive son histoire. Telle est la force, des tableaux de Hopper. 

Hopper est parvenu, selon moi, à ce à quoi tout artiste devrait aspirer : devenir un nom commun ; si singulier, que partout où sa trace est perceptible, on entende dire : « c’est du hopper ». 


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